Ukraine : vers l’effondrement de la réputation occidentale (II)
Une analyse d’Oleg Nesterenko(*) – Du côté de Moscou, l’obtention de la satisfaction à l’issue du conflit en Ukraine est également un élément existentiel pour la Fédération de Russie.
Une hypothétique défaite est totalement inconcevable pour le Kremlin, de même que pour le peuple russe, car elle mènerait directement à l’effondrement et interne et externe du pays. De ce fait, l’Occident commet une grave erreur de calcul en estimant que même une réussite hypothétique de l’offensive ukrainienne pourrait changer le cours de la guerre et mènerait vers la victoire du pouvoir en place à Kiev.
L’unique réalité : cela ne fera qu’augmenter la croissance des forces militaires actives russes sur le front et ne fera que prolonger la durée de la guerre. L’issue fatale pour les intérêts visés par Kiev est une constante inébranlable.
Le retour de territoires des régions du Donetsk et de Lougansk, leurs capitales incluses, sous le contrôle du pouvoir de Kiev peut frôler uniquement les esprits errant dans les domaines de la fantaisie. De même, parler du retour de la péninsule de Crimée au sein de l’Etat ukrainien n’est qu’un signe d’un simple manque d’intelligence et d’une coupure profonde de la réalité.
Si, hypothétiquement, la situation sur le terrain des opérations militaires se dégradait au point de représenter un danger réel de perte des territoires du Donbass et de la Crimée admis au sein de la Fédération de Russie, ce qui n’a jamais été le cas, pas un seul jour depuis 2015, la Russie procéderait à l’implication de l’intégralité de ses capacités militaires et atteindrait ses objectifs dans n’importe quel cas de figure.
La réalité très soigneusement cachée par les pouvoirs occidentaux à leur public est sans équivoque : durant la Seconde Guerre mondiale, la Russie a engagé 60% de son PIB pour importer face à l’Allemagne nazie. Aujourd’hui, sans rappeler le fait que l’économie russe se porte incomparablement mieux par rapport à ce qui était prévu même dans les prévisions les plus pessimistes du camp atlantique, que la Russie est tout, sauf isolée du reste du monde ; que l’industrie de l’armement russe a démultiplié sa production par 2,7 en un an – je tiens à rappeler une autre réalité qui est la réponse à l’intégralité des questions et des doutes qui peuvent en exister sur le sujet : à ce jour, la Fédération de Russie n’a engagé que 3% du PIB dans l’effort de guerre face à l’OTAN sur le territoire de l’Ukraine. Je vous laisse imaginer l’ampleur et la vitesse du désastre pour le camp occidental si la Russie décidait d’engager non pas 60%, mais 6%, au lieu de 3% de son PIB pour en découdre.
La raison de la non-augmentation supplémentaire de la part du PIB vis-à-vis du conflit en Ukraine est très simple : les calculs démontrent qu’il est nul besoin de le faire pour arriver à des objectifs préétablis. De même, en cas d’une nécessité absolue, cela sera non pas des centaines de milliers, mais des millions de soldats supplémentaires au front – ce qui n’est pas une mission impossible avec une population supérieure à 146 millions d’habitants. Et ce n’est pas la fabrication de centaines, mais de milliers de chars et avions de combat de la dernière génération par an qui peut, industriellement, être mise en place dans des délais relativement restreints.
Si la Russie avait des hypothétiques pertes stratégiques sur les champs de bataille – ce n’est pas le recul et la capitulation russe tant attendus qui auraient lieu–, seuls les esprits dérangés et totalement ignorant la mentalité du peuple russe peuvent envisager un tel scénario mais uniquement l’escalade de la confrontation et l’augmentation significative à l’effort de guerre.
Il est déplorable de constater que les décideurs actuellement au pouvoir en Occident n’ont pas été aptes à apprendre l’élément majeur les concernant dans la grande leçon de l’histoire et sous-estiment très grandement les capacités sans égal du peuple russe à se mobiliser pour vaincre l’ennemi, dès que le seuil du danger existentiel pour le pays est atteint.
La Russie est très loin d’un tel seuil et je ne peux qu’espérer pour le bien-être des pays occidentaux qu’il ne sera jamais atteint.
Risque civilisationnel
Après les siècles du rayonnement et de l’exposition au monde non occidental du modèle de la réussite exemplaire de la société occidentale, nous sommes arrivés au point de l’exposition d’une toute autre nature : celle de la dégénérescence et de la destruction à vitesse grandissante des valeurs et des principes sociétaux qui ont forgé la civilisation occidentale depuis les deux derniers millénaires.
Les hommes et femmes politiques qui ont pris aujourd’hui le pouvoir sur la majeure partie du Vieux Continent ne sont pas dans la capacité de comprendre que le rejet de plus en plus grandissant du modèle occidental par le reste du monde, dont la guerre en Ukraine n’a fait qu’accentuer le processus et n’a fait que tomber les masques, a, pour son fondement, le refus de la nouvelle idéologie sociétale occidentale, axée sur le néolibéralisme et la domination des intérêts des diverses minorités sur ceux de la majorité, ce qui est, en soi, le projet de l’«anti-société».
Ce qui a séduit hier ne séduit guère aujourd’hui
La quasi-intégralité des chefs d’Etat européens à ce jour ne sont que des traîtres à leurs nations et dont une de leurs rares grandes qualités en commun est celle de creuser d’une manière exponentielle les dettes des pays qu’ils représentent et d’imposer au centre des intérêts majeurs des nations ceux des minorités destructrices qui privent de plus en plus la majorité de leurs droits et libertés, et qui se montrent, en même temps, de plus en plus mécontentes et insatiables.
Dès février 2022, observant la flagrance des doubles standards appliqués par la communauté occidentale, observant la confiscation totalement illégale selon le droit international, le vol des réserves financières russes, les pays du monde non occidental s’éloignent d’une manière accélérée de cette dernière, constatant, à juste titre, qu’ils peuvent être les prochaines victimes. L’effondrement de la réputation de l’Occident en tant que terre du droit a eu lieu. Après ce premier effondrement, l’effondrement de la réputation politico-militaire de l’Occident collectif vis-à-vis de l’opinion du reste du monde est inévitable.
Plus aucun engagement occidental garanti par sa force militaire ne sera crédible. Les prolongations répétées des investissements massifs dans la guerre sur le territoire de l’Ukraine ne sont dues qu’à la tentative de nuancer les dommages majeurs que l’image de la puissance et de la crédibilité militaire «atlantiste» subiront. L’ampleur sans précédent des investissements est directement proportionnelle à la compréhension de l’ampleur du désastre réputationnel qui suivra.
La motivation du camp occidental est d’autant plus soutenue que derrière la réputation globale, c’est la réputation et l’avenir politique purement personnel des dirigeants impliqués qui sont en jeu.
Néanmoins, si pour les Etats-Unis d’Amérique, pris à part, les intérêts en jeu sont très au-delà de l’élément unique de leur réputation, la guerre en Ukraine n’est que la démonstration d’une étape intermédiaire de la lutte des Etats-Unis pour leur survie dans son état actuel qui est inconcevable sans la sauvegarde et l’élargissement des monopoles et la sauvegarde de la domination unipolaire politico-militaire ou, plus précisément, militaro-monétaire à l’échelle mondiale. Pour les pays de l’Union européenne, toutefois, la poursuite de leur participation dans le conflit russo-ukrainien n’est qu’une question de «sauvegarde de la face» qui peut encore être nuancée.
Ainsi, pour les états membres de l’UE, il existe une voie alternative, une voie de la sortie de crise profonde de leur engagement contre la Fédération de Russie : le changement des gouvernances suivi d’un rebond significatif des souverainetés nationales, dont les indicateurs d’aujourd’hui sont au plus bas depuis 1944, ainsi que le retour vers la politique de la protection des valeurs sociétales traditionnelles qui ont fait leur preuve et qui sont les seules à être constructives et viables à long terme et sont les seules à ne pas être rejetées par le reste de l’humanité.
Le changement des gouvernances au niveau des Etats souverains avec l’arrêt par les futurs leaders politiques du maintien de l’assistance militaro-financière du régime de Kiev, couplé d’une nette désolidarisation de la politique menée par les prédécesseurs, aujourd’hui au pouvoir, absorberont ainsi en grande partie le désastre réputationnel.
Ceci est l’unique voie non désastreuse de la sortie de crise que l’Europe vit aujourd’hui, mais qui parait, néanmoins, très hautement improbable quant à sa réalisation dans les temps qui couvrent le conflit en Ukraine. Car, à l’heure d’aujourd’hui, il n’existe en Europe aucune force politique prête à s’engager en contrecourant au risque garanti de perte de la masse électorale, trop embrigadée et formatée par les outils de manipulation de masses, tels que le filtrage et la distorsion de la réalité dans le cadre de la guerre de la propagande «atlantiste» et de la désinformation menée par les médias mainstream.
Le choix du futur
Aujourd’hui, les Etats du monde sont mis devant le choix stratégique. Le choix qui les laissera soit en position qui est la leur depuis des décennies, soit qui modifiera leur perception et leur rôle sur la scène internationale : rester dans le sillage et sous la domination directe ou indirecte de la puissance militaro-monétaire américaine, épaulée par le Vieux Continent, ou de changer le vecteur de leur politique étrangère et de rejoindre l’alliance multipolaire qui est, dorénavant, incarnée par les membres des BRICS qui, depuis leur création en 2006, s’est démontrée comme une structure viable de la coopération économique seine, construite sur les principes fondamentaux de la non-ingérence, de l’égalité des droits et du bénéfice mutuel.
Contrairement à des narratifs propagés pas les mass-médias américano-centriques, la nouvelle formule des relations initiée par la Fédération de Russie séduit de plus en plus de pays qui constatent la défaillance du système de la coopération économique axée sur le modèle occidental vis-à-vis de leurs intérêts nationaux.
L’organisation BRICS, constituée du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, représente plus de 40% de la population de la Terre et plus d’un quart de son PIB et de sa surface, a reçu en juin et en novembre 2022 les candidatures officielles à l’adhésion de la part de trois nouveaux pays, dont deux sont des géants énergétiques : l’Algérie, l’Argentine et l’Iran.
Beaucoup d’autres Etats ont exprimé leur intérêt à entrer dans le BRICS : les Emirats arabes unis, la Turquie, l’Indonésie, la Syrie, l’Arabie Saoudite, le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Mexique, la Thaïlande, le Nigéria, le Cambodge, la Malaisie, le Sénégal, l’Ouzbékistan, les Fidji, l’Ethiopie et même un pays membre de l’EU – la Grèce. L’Egypte et le Bangladesh sont les candidats officiels à l’adhésion dès ce mi-juin 2023.
Cela étant, il est à noter que les BRICS ne sont nullement un club aux portes largement ouvertes à tous. La nouvelle structure n’a aucune intention de répéter les graves erreurs d’autres unions, notamment, de l’Union européenne qui a fait entrer dans ses rangs ceux qu’on peut qualifier de «n’importe qui», dont les agents d’influence directs des Etats-Unis qui ont fait anéantir la possibilité du développement politico-économique de l’Union d’une manière autonome de la supervision nord-américaine. Comme exemple, la candidature de la Corée du Sud – pays totalement vassalisé par l’Occident – fait partie de celles qui ont été rejetées à la suite de son incompatibilité avec les intérêts et les principes des BRICS.
Malgré les évidences, dont l’un des éléments fondamentaux est l’intérêt mondial sans précédent vers la structure des BRICS face au G7 et même au G20, le pouvoir «atlantiste» continue à répéter ses mantras fantaisistes sur l’isolement de la Fédération de Russie et sa mise en état de paria au lieu de refléter l’évidence qu’il essaie frénétiquement de cacher à leur électorat.
Le choix des Français
Non seulement faire valoir les intérêts stratégiques de la France sous le fonctionnement actuel de l’Europe à 27, dont les intérêts de plusieurs Etats membres sont pratiquement à l’opposé de ceux des Français, est une totale utopie mais le retour même à l’Europe des Six de 1973 n’est guère une solution salvatrice, comme elle est, parfois, présentée par certains analystes.
Car, depuis les quarante dernières années, l’Allemagne a subi de profondes mutations au sein de ses doctrines et stratégies du développement à long terme qui, sur plusieurs éléments-clés, vont directement à l’encontre des intérêts politico-économiques et militaro-industriels de la France.
Dans ce contexte, si la France, en ce qui la concerne, ne prend pas le chemin nettement souverainiste dans la protection de ses intérêts nationaux vis-à-vis de sa participation dans des blocs internationaux américano-centriques, dont le réel rôle de Paris n’est plus qu’auxiliaire ; si les élites politiques actuelles n’apprennent pas à développer leurs capacités de vision à long terme – il n’existe strictement aucun projet national digne de ce nom avec une vision ne serait-ce que sur les quinze années à venir –, le processus de désagrégation de l’image de la France en tant que puissance ne va que s’amplifier et ses capacités de projection à l’international ne continueront que de se restreindre, ce qui, à terme, mènera inévitablement vers la marginalisation du peuple français vis-à-vis des processus qui construisent le monde de demain.
O. N.
(*) Professeur auprès des masters des Grandes Ecoles de commerce de Paris, spécialiste de la Russie, CEI et de l’Afrique subsaharienne
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