Russophobie : quel était le crime de Dostoïevski, Tchaïkovski, Tolstoï et Soljenitsyne ?
Une contributio d’Aziz Ghedia – En 2008, j’avais écrit un article sous le titre de «Propagande et Internet», pour le média citoyen Agoravox. A l’époque, les modérateurs de ce journal n’avaient probablement pas jugé utile de le publier. Mais je l’ai conservé dans mes archives. Ironie de l’histoire, le monde vit, aujourd’hui, pratiquement la même situation qu’en 2008 ; ce qui, de mon point de vue, rend cet article conforme à l’actualité de ces derniers mois. Mais, du point de vue rédactionnel, j’ai été obligé de revoir certains aspects et d’opter, forcément, pour l’imparfait de l’indicatif. Cela va de soi.
En 2008, rappelez-vous, il y eut la guerre entre la Russie et la Géorgie qui ne dura, cependant, que quelques jours, la Russie ayant pratiquement pulvérisé les forces de Mikheil Saakashvili.
Un des éditorialistes de la presse algérienne de l’époque soulevait la même problématique. Il disait, grosso modo, ceci : «Des propagandistes de l’atlantisme dans sa version néoconservatrice et sioniste se sont mobilisés pour peindre sous le jour le plus sombre le géant russe, en le présentant comme la plus grande menace pour la démocratie et le droit international.»
En fait, cette similitude des points de vue entre les deux écrits ne pouvait s’expliquer, à mon humble avis, que par le fait suivant : la guerre éclair qu’avait livrée la Russie à la Géorgie ne nous concernant ni de près ni de loin, nous étions, nous, blogueur et journaliste professionnel du sud de la Méditerranée, d’une impartialité irréprochable quant à l’analyse géopolitique de la situation qui prévalait dans cette partie du monde. Notre neutralité nous avait permis de commenter l’événement et de l’analyser à sa juste valeur. Même à chaud. Ni plus ni moins. Sans antiaméricanisme primaire ni alignement aveugle et irréfléchi sur la politique russe, ne serait-ce que par nostalgie à notre passé de socialistes – mais pas de trotskistes ou de léninistes.
A vrai dire, la presse algérienne avait été un peu avare en la matière, mais les quelques titres francophones qui avaient osé s’aventurer sur ce terrain miné, avaient, nous semblait-il, mieux cerné la problématique caucasienne que la plupart des médias occidentaux et particulièrement français qui, aveuglés par leur haine viscérale de tout ce qui incarne la Russie de Poutine, étaient carrément passés à côté de la plaque. Le reportage, presque à la Ernest Hemingway de Bernard-Henri Levy, paru dans le journal Le Monde du 20 août 2008, en était largement significatif et se passait de tout commentaire. Pourtant BHL passait, à l’époque, pour être l’une des meilleures plumes françaises à dénoncer, pêle-mêle, et le terrorisme islamiste et l’antisémitisme, etc. On se demandait ce qu’il lui était arrivé. Peut-être s’était-il trompé d’époque ? Ou de peuple ? Peut-être avait-il abusé de Vodka avant de sortir «patrouiller» en ville, le stylo en bandoulière ? Difficile à dire, tant tout ce qu’il croyait avoir vu à Gori et qu’il avait rapporté avec fantaisie, sans l’honnêteté intellectuelle du philosophe qu’il était, relevait de pratiques de propagande d’un autre siècle. Goebbels n’aurait pas mieux fait. Mais, fort heureusement, les lecteurs n’étaient pas si naïfs que ça et n’ont pas gobé aussi facilement tout ce que BHL et autre Christophe Barbier, l’homme à l’écharpe rouge, ramenèrent de leur voyage, réel ou fictif, en Géorgie ou en Afghanistan, comme contes apocalyptiques. La réaction des internautes ne s’était pas fait attendre et avait permis de remettre les pendules à l’heure. Elle fut à la hauteur de l’événement.
En effet, à entendre et à lire les thuriféraires de l’Amérique et de ses alliés, l’impression qui se dégageait, de prime abord, était que tous les démons de la terre et des cieux habitaient à Saint-Pétersbourg pour ne pas dire au Kremlin. Et qu’ils s’apprêtaient à envahir le monde, à détruire les valeurs de l’Occident, à mettre un terme à la démocratie si ancienne car héritée de la civilisation hellénique et si ancrée dans les sociétés de l’Europe. Une peur panique s’était emparée de tout le monde. De l’homme de la rue. De l’homme politique. «Il faut vite appeler l’Oncle Sam», disait-on par-ci. «Il n’y a que lui qui peut arrêter ce barbare», disait-on par là. «Mais comment ?», s’interrogeaient certains. La réponse apportée par d’autres paraissait toute simple : en érigeant juste aux frontières de la Russie un grand mur, non, une grande muraille non pas en pierres comme celle que, à leur époque, les Chinois, devant la menace mongole, incessante et réelle celle-là, construisirent, mais en utilisant, en ce qui nous concerne, les moyens modernes de la guerre des étoiles.
Mais, dans cette histoire qui allait relancer l’histoire, la réaction de l’Amérique des néocons fut plus que mesurée ; elle avait tout juste condamné du bout des lèvres l’intervention «disproportionnée» – comme si la leur en Irak et en Afghanistan ne l’était pas – et la «brutalité» des Russes. Mais, si l’Amérique, embourbée comme elle l’était au Moyen-Orient et occupée par les duels politiques entre le jeune Obama et son rival pour une présidentielle qui n’était pas de tout repos, ne pouvait s’offrir le luxe d’ouvrir un autre front à l’est, elle n’en continua pas moins de «tirer les ficelles» par vassaux interposés. Lors d’une sortie médiatique, Poutine – qui a été pendant longtemps à la tête du KGB, ne l’oublions surtout pas ! –, s’il n’avait pas confirmé de façon irréfutable ce fait, il avait, du moins, largement insisté sur le rôle joué par les Américains dans le déclenchement de cette guerre. Son explication tenait bien la route. Il l’avait dit clairement et sans ambages. C’est pour favoriser l’élection de McCain que les Etats-Unis ou, du moins, une partie de leurs think tanks, ceux qui étaient proches des Républicains, avaient agi de la sorte, dit-il en substance.
Et il n’y avait pas de raison de ne pas le croire, sachant que les Américains ont toujours usé du mensonge et de l’intox grossière, telle la possession des ADM par l’Irak, par exemple, pour arriver à leur fin. Et leur fin ici et en cette époque-là était de garder et le pouvoir dans leur pays et leur hégémonie sur le monde. Quitte à relancer la guerre froide. Quitte à marcher sur des milliers de cadavres qui seront bien européens, ceux-là. Car dans cette affaire-là, il ne s’agissait pas d’un pays du tiers-monde que l’on pouvait aisément mettre sous sa botte, mais de la Russie. Cette Russie était toujours plus forte, du point de vue militaire, que par le passé et elle ne permettrait à quiconque de venir chasser sur ses plates-bandes. Ce qui était absolument compréhensible. L’Europe l’avait compris et c’est pour cela que, lors de sa dernière réunion, celle du 1er septembre de cette année-là, consacrée exclusivement à cette crise, elle préféra faire machine arrière, écartant ainsi toute idée de sanctions économiques ou autres contre la Russie que d’avoir, sait-on jamais, à croiser le fer avec l’ours blessé dans son amour propre.
Force est d’admettre que, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, nous assistons au même type de narratif de la part des Européens. A la différence que, cette fois-ci, ce narratif est accompagné d’une haine inimaginable de tout ce qui représente la Russie.
Sur la chaîne franco-allemande, un orchestre joue la musique de Robert Schumann. Quelle symphonie ? Je ne saurai le dire. Même si la musique classique me fait presque entrer en transe, comme le chef d’orchestre qui vibre de tout son corps, comme un pantomime, avec sa baguette, je ne suis pas vraiment un fan des classiques tels Mozart, Beethoven, Bach, au point de connaître leurs compositions. Il n’y a pas à dire, la civilisation occidentale a donné beaucoup de belles choses à l’humanité. Dans tous les domaines. Pas seulement en musique ou en littérature. Le moins qu’on puisse dire, c’est que nous leur sommes reconnaissants ; aux occidentaux, je veux dire. Pourtant, eux, ces mêmes occidentaux, se sont montrés, lors de ce conflit qui oppose, officiellement, la Russie à l’Ukraine, très russophobes et ont déclaré persona non grata tout ce qui symbolise la culture russe. Je pense notamment à Tchaïkovski pour rester toujours dans le domaine de la musique classique. Et que dire des autres auteurs russes qui ont fait les frais de cette folie occidentale ? Quel était le crime de Dostoïevski pour mériter un tel châtiment, par exemple ? Et Léon Tolstoï dont l’œuvre Guerre et paix reste un monument inégalé de la littérature ? Et le plus contemporain des auteurs russes qui a brillamment rendu compte de la vie des prisonniers déportés en Sibérie, pensant la période communiste de l’ex-URSS dans son fameux L’archipel du Goulag, Soljenitsyne qui a disparu il n’y a pas si longtemps ?
En fait, dès que les Occidentaux ont commencé à agir de la sorte, c’est-à-dire à étaler au grand jour leur haine du Russe, leur russophobie assumée, pleinement assumée, le reste du monde, qui est en réalité plus nombreux que la «communauté internationale» à laquelle ces premiers se réfèrent très souvent, a compris qu’il s’agissait plus que d’une guerre classique, plus qu’une guerre d’ordre géopolitique, mais d’une guerre de civilisation telle que pensée par Francis Fukuyama dans sa Fin de l’histoire.
A. G.
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