BRICS, cryptomonnaie et Europe jouent-ils de la même façon contre le dollar ?
Une contribution d’Ali Akika – Le titre de l’article n’est pas une figure de style pour accrocher le lecteur. Le contenu de l’article vise à mettre l’accent sur trois acteurs qui jouent, chacun de son côté, leur partition en connaissant les «vertus» de l’encombrant dollar. La «complicité» est toute «relative» entre acteurs dans les relations internationales et le commerce. En effet, on n’échappe pas aux contradictions qui régissent notre monde. Celles-ci engendrent des divisions et favorisent parfois des alliances inattendues. Ainsi, la Première Guerre mondiale a opposé des pays européens qui fonctionnaient pourtant selon le même système économique. La Seconde Guerre mondiale a poussé ces mêmes pays à s’allier avec le «diable» soviétique contre l’Allemagne dont son principal industriel, Krupp, s’abreuvait aux mêmes sources du capitalisme comme ses collègues américains, français, anglais…
Une autre singularité que nous offre l’histoire, c’est celle des régimes qui confient leur sort aux puissants du moment et qui changent de parapluie quand ils s’aperçoivent que leur protecteur n’hésitera pas à les abandonner. Je pense évidemment à ces régimes féodaux de pays arabes qui trahissent la Palestine et qui, à l’heure actuelle, nouent des relations avec la Russie, la Chine et même l’Iran. Ceci posé, et en s’appuyant sur les intérêts bien «compris» des acteurs directs ou occasionnels de la dédollarisation, voyons le jeu des acteurs en question…
Que les BRICS aient dans leur ligne de mire le dollar, rien de plus normal ! Ils ont été créés, entre autres, dans le but suscité par un ras-le-bol contre les Etats-Unis dont l’arrogance politique n’a d’égale que leur vorace appétit de dominer le monde. Quant à la cryptomonnaie, sa posture épouse la logique de l’économie du marché, posture de tout capitaliste addict au profit, prêt à vendre la corde avec laquelle on le pendra (1). Quant à l’Europe, s’étant laissé embarquer par les Etats-Unis dans la guerre en Ukraine, elle en paie le prix politiquement mais aussi économiquement quand on voit la gigantesque industrie allemande s’asphyxier faute d’importer du gaz russe. Le gazoduc Russie-Allemagne, comme on le sait, ayant explosé sous les eaux d’une mer la plus surveillée du monde, bizarre n’est-ce pas !
Mais avant de dérouler le film des trois acteurs «unis» contre le «malheureux» dollar, quelques repères sur la monnaie, un pilier d’acier qui brûle les mains à ceux qui ne connaissent pas ses secrets. Car, en plus des réalités politiques et géostratégiques, il faut tenir compte de ce «mystère» de la monnaie dont il faut éventer les secrets si l’on veut échapper aux représailles du dollar, monnaie d’échange international. C’est pourquoi les BRICS ne foncent pas tête baissée pour détrôner la monnaie américaine. Ce qui n’est pas le cas des usagers de la cryptomonnaie, ces enfants gâtés et pressés d’engranger des dollars car, comme dirait Jean-Luc Godard, ce sont eux-mêmes des enfants de Coca-Cola. Ces enfants, contrairement aux BRICS, se moquent de savoir qu’une monnaie repose sur des richesses produites, lesquelles contiennent la valeur de la matière première et la valeur travail qui transforme ladite matière en produit fini, consommable.
A ce secret de la monnaie, il faut y ajouter que l’économie mondiale de nos jours fonctionne en utilisant le dollar pour deux raisons. Les Etats-Unis, puissance économique et politique, ont imposé leur monnaie au lendemain de la Seconde Guerre. Unique pourvoyeur du dollar alimentant les circuits financiers du monde, les Américains ont imposé la parité de leur dollar avec l’or. Immense privilège qui oblige les autres monnaies à se mettre au garde-à-vous devant le dollar. Mais quand la machine à imprimer du dollar se grippa, Nixon, alors président des Etats-Unis, décida de mettre fin à la parité dollar égale or (2).
La fin de cette parité n’a pas empêché les Américains devenus addicts aux délices du dollar de continuer à faire fonctionner la planche à billets pour entretenir leurs bases militaires et financer leurs guerres. Personne ne pouvait se passer de ce dollar puisqu’il rendait les mêmes services au fin fond de l’Amazonie ou dans le désert de Gobie. Et cette circulation du dollar dans toute la planète offrait, et offre encore, l’occasion à la finance d’imposer ses règles à l’économie mondiale. Toujours à la recherche frénétique des profits, la finance, grâce aux nouvelles technologies, s’offrit le luxe de capter les vrais dollars qui se baladent ici et là pour créer une cryptomonnaie, une «fiction de monnaie» qui ne bénéficie pas de la garantie d’un Etat. Paradoxalement, les Etats-Unis ne sont pas favorables à la cryptomonnaie. L’information, fraîche de quelques jours, nous apprend que le Trésor américain a écrasé le compte bancaire d’une firme américaine, en la taxant d’une amende de 1,5 milliard de dollars pour transfert de bénéfices par le biais de la cryptomonnaie. La méfiance américaine à l’égard de la cryptomonnaie et l’amende colossale imposée à une entreprise révèlent la hantise de l’Oncle Sam de voir la cryptomonnaie titiller le dollar et échapper ainsi au fisc. Mais il y a pire ! Perdre la primauté du dollar est chose inconcevable pour l’Oncle. Car les bons du Trésor sortis de la planche à billets ne trouveront plus preneur sur le marché financier. En vérité, les cryptomonnaies ne font pas peur à l’Oncle Sam car ces enfants de Coca-Cola ne sont pas intouchables par l’implacable arsenal judiciaire protecteur du dollar tout autant que les bases américaines dans le monde…
Le vrai danger provient des BRICS qui sont en train de se doter d’un système de circulation de leurs monnaies nationales pour commercer entre eux. Beaucoup ont créé des monnaies numériques étatiques, autant de petites rivières dont la multiplication finira par se transformer en fleuve, prélude à l’émergence d’une monnaie-devise garantie par les Banques centrales des puissances économiques, comme la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil. Il semble que le sujet de la monnaie serait à l’ordre du jour de la prochaine réunion des BRICS présidée par la Russie. Les six pays des BRICS, devenus dix, commercent d’ores et déjà entre eux grâce à leurs monnaies solides qui reposent sur une base industrielle (Chine, Russie, Inde) ou bien détentrice de matières premières (Arabie). Ainsi, les BRICS, à la différence des cryptomanes, ont les moyens de grignoter du terrain occupé par le dollar. Ces pays produisent des richesses et des monnaies pour échanger les richesses. Richesses et monnaie/devise sont les deux piliers de toute économie dite moderne.
Il reste néanmoins aux BRICS de construire une monnaie bénéficiant d’une confiance sur le marché international. En un mot, une monnaie émise par les Banques centrales reposant sur leur monnaie-devise et/ou des matières premières. Il reste donc aux BRICS du chemin à parcourir et résister au dollar qui a encore de beaux restes. Mais la bataille des BRICS est gagnable, comme le montre la Russie. Les brillants «experts» de l’Occident avaient prédit l’effondrement de l’économie russe, c’est le contraire qui arriva à la Russie. Grâce à la base industrielle du pays, ses immenses richesses du sous-sol, ses ingénieurs mais aussi ses économistes qui connaissent les secrets de la monnaie. Ces économistes, pour éviter la chute du rouble, ont suggéré au pouvoir politique d’obliger les clients à payer le gaz en rouble, acheté à la Banque centrale russe. Cette masse de dollars, encaissée par la Banque centrale, servit de matelas solide sur lequel reposait le rouble sur le marché international, évitant ainsi la chute de la monnaie russe.
Avant de voir ce qu’il se passe dans cette Europe susceptible de participer indirectement à la dédollarisation, un mot sur le soudain et massif transfert de dollars convertis en bitcoins (monnaie de la cryptomonnaie). Bizarres opérations boursières à Wall Street qui ont fait grimper la valeur des bitcoins à leur plus haut niveau. Des experts ont expliqué cette hausse par des raisons techniques habituelles. Maigrichonnes explications qui mettent de côté les événements internationaux : l’Ukraine et la Palestine. La défaite annoncée de l’Ukraine et les bouleversements stratégiques au Moyen-Orient, la volonté de l’Europe de remplacer les Etats-Unis défaillant en Ukraine ont poussé des investisseurs à «envahir» l’économie de guerre pour éviter à l’OTAN sa défaite en Ukraine.
Cette course aux obus rappelle la recherche frénétique des masques de protection contre le Covid-19. Il ne serait pas étonnant que ces cryptomonnaies se déversent dans une Europe inquiète des conséquences d’une future défaite. L’Europe et notamment l’Allemagne, en se coupant de la Russie, ont provoqué leurs propres difficultés. La destruction du gazoduc russo-allemand a entraîné l’effondrement de l’industrie allemande. L’Europe vient de s’apercevoir que la défaite de l’OTAN va lui coûter cher, effondrement de l’économie mais aussi sur le plan de la défense, nécessité d’avoir une économie de guerre. L’Amérique, en lâchant l’Ukraine et l’Europe, surtout avec l’éventuelle arrivée au pouvoir de Trump, veut consacrer ses ressources à la défense de ses intérêts face à la Chine. Construire une économie de défense nécessite un flux incessant d’investissements alors que la Banque européenne a déjà fait marcher la planche à billets pour sauver la Grèce de la faillite en 2008 et protéger l’Europe contre un ennemi imprévu, le Covid-19. La guerre en Ukraine a fait augmenter les budgets de la défense, et l’Allemagne a d’ores et déjà voté 100 milliards d’euros de dépenses militaires. Où trouver pareil puits sans fond d’argent ? En s’endettant pardi !
J’ai signalé plus haut les milliards de dollars convertis en bitcoins. En plus de ces dollars et bitcoins, il y a aussi la tentation de suivre l’exemple des Américains qui utilisent la planche à billets pour faire face à leurs dépenses. L’Europe a déjà créé de l’argent créé par la Banque centrale, déjà cité, pour la Grèce et le Covid-19. Sauf que pour s’autonomiser par rapport aux Etats-Unis et construire une défense européenne, c’est autre chose que de financer les trous des spéculateurs en Grèce ou de vaincre le Covid-19. Ainsi, ces milliards déversés et investis en Europe ne vont pas circuler sans produire des effets économiques. Les échanges économiques entre l’Europe et les Etats-Unis, d’une part, et entre l’Europe et les BRICS, par exemple, vont suivre les boussoles qui rythment politiques entre toutes ces puissances économiques. Il est évident que si l’Europe et les BRICS échangeaient entre eux sans passer par le dollar, l’Oncle Sam sentirait un coup dur contre sa monnaie.
En conclusion, on le voit, la dédollarisation de l’économie mondiale est en marche. Son rythme est dépendant en premier lieu de la nature et des conditions de la fin de la guerre en Ukraine. En second lieu, de la capacité des BRICS à construire une économie qui marche sur ses deux pieds, de la richesse qui s’échange et une monnaie qui fait circuler ladite richesse. Reste une inconnue : guerre ou paix ? That is the question, comme dirait Shakespeare.
A. A.
1) Phrase de Lénine qui connaissait la psychologie du capitaliste tout en reconnaissant la nécessité pour une certaine période de pratiquer la NEP, nouvelle économie politique de marché pour produire de la richesse face à une économie féodale et archaïque de la Russie tsariste.
2) De Gaulle avait demandé à Jacques Rueff, un grand économiste, comment faire pour que le franc français «n’obéisse» pas au dollar au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Reposer la monnaie sur l’or, répondit l’économiste. Ça n’a pas réussi pour des raisons évidentes. Les Etats-Unis avaient le plus grand stock d’or du monde mais, surtout, avaient pris la précaution de diriger les circuits financiers, en instituant le dollar comme monnaie d’échange international (Accords de Bretton Woods).
Comment (5)