Lettre de Rome d’un extra-communautaire (*)
Une contribution de Kaddour Naïmi – Chers parents, je vous écris de Rome, un jour comme les autres, Rome, la capitale des riches, des Occidentaux, des Chrétiens, avec un Pape E-C., c’est-à-dire extra-communautaire : il vient d’Argentine. Les Italiens appellent ainsi les étrangers provenant des pays pauvres, pauvres parce que, dans le passé, les Européens, militairement plus forts, les avaient agressés et pillés.
A Rome, les immigrés vont et viennent depuis que les Romains, voilà deux mille ans, envahissaient les pays étrangers et amenaient à Rome des esclaves : noirs, blancs, bruns, juifs et tant d’autres. Au point qu’aujourd’hui, à la vue d’un citoyen romain, «de plus de sept générations», comme ils disent ici, on ne peut pas affirmer l’identité de ses ancêtres, avec tout le minestrone constitué entre les peuples pendant l’empire romain, et sa production d’enfants légitimes, enfants naturels, enfants de citoyens libres, enfants d’esclaves et enfants de personne. Pourtant, un général italien affirma dernièrement : «L’italianité se prouve par la blancheur de la peau». Connaît-il vraiment l’histoire de l’Italie ? Possède-il une bonne vision oculaire ? Une fois, un garçon m’amusa jusqu’au rire. Il leva le bras pour le salut fasciste et cria : «Vive la race blanche !» Pourtant, ses cheveux noirs et sa peau foncée ressemblaient aux miens. Je sourirais si quelque descendant d’esclaves, pas tout à fait blanc de peau, dans l’ignorance de sa généalogie, se travestirait en skinhead raciste anti-immigré ; il n’a pas fréquenté l’université pour connaître l’amusante loi de l’hérédité. Le brassage antique est ignoré ou, plus grave, occulté.
J’ai appris qu’un saint d’ici, un des plus importants, appelé Saint Augustin, est algérien. Oui, oui, Algérien ! Un E-C ! Un Amazigh, comme on dit aujourd’hui ; en tout cas, un enfant de la terre algérienne. La plupart des Romains d’aujourd’hui ignorent ou occultent son origine. Pour eux, ce n’est pas chic de considérer non-Européen comme un de leurs saints les plus respectés.
Maintenant, je vous parlerai de la majorité des gens d’ici, à part quelques exceptions.
A Rome, la majorité des habitants croient au Messie. Mais, dans les églises, les prêtres ne leur disent jamais que Jésus était palestinien, pauvre, immigré de Nazareth à Jérusalem. Pourquoi ce silence ?
Les descendants de ce qu’on appelle la Cité éternelle souffrent d’un certain petit complexe. Comme nous l’avons, nous, Algériens, par rapport à Rome, Paris ou d’autres capitales occidentales, eux, manifestent un complexe par rapport à une autre Rome, la Rome d’aujourd’hui : New York. Un exemple : si tu t’appelles Ali Sarrasin, ils le considèrent étrange, difficile à prononcer ; si tu te nommes Wellington Mac O’Hara, ils s’extasient, chacun s’efforce de déclamer Wellington Mac O’Hara avec le meilleur accent américain, sans se rendre compte de cette ridicule singerie. Ces Italiens semblent obsédés par l’émigration à New York, comme les Algériens par les capitales occidentales.
Les Italiens descendent d’empereurs : pour cela, ils se voient grands, tellement grands ! De là leur mépris de ce qu’ils nomment «tiers-monde», sauf pour les vacances exotiques pas chères. Comme ces Italiens descendent également d’esclaves, ils se voient petits, petits, petits jusqu’à admirer «l’A-mé-ri-que !» C’est peut-être cette double descendance qui donne aux Romains une qualité rare : l’auto-ironie. Leur lecture du fameux SPQR impérial, qui décore leur mairie, ils le déforment : «Sono Porci Questi Romani» (Ils sont des porcs ces Romains). Rigolo, non ?
Ici, les gens les plus gentils me sourient très exceptionnellement, les moins gentils me lancent un regard méfiant ou hostile. Pourquoi ? Parce que je suis un immigré ? Pourtant, ah ! Combien ils s’attendrissent à la vue du film « E-T. l’extra-terrestre ». Est-ce de là que vient l’expression par laquelle ils m’étiquettent : E-C., extra-communautaire ?
Ici, l’argent supprime l’amitié. Pire que chez nous, au bled. Pas d’argent ? Crève ! On ne te le dit pas : un sourire de circonstance l’exprime. Pourtant, «par Bachus !», comme ils disent ici, Rome est la capitale du Dieu chrétien. Une banque s’appelle Banco di Santo Spirito (Banque du Saint Esprit). Oui ! Je ne plaisante pas. Si vous voulez savoir pourquoi Esprit Saint est accolé à banque, on vous répond : «Les voies du Seigneur sont infinies.»
J’ai visité la Mecque des Chrétiens, la Basilique Saint Pierre. C’est un temple plein d’or, de choses brillantes, choses de riches, choses qui tapent à l’œil. Même aux deux yeux jusqu’à les étourdir. Ils disent que tout cela est à la gloire de Jésus. Moi, je ne comprends pas : cet homme humble, simple, pauvre, ami des pauvres, qui condamna les riches, aimerait-il cette «gloire» constituée d’un tel étalage d’or ? Peut-être que moi, n’ayant pas été soumis au catéchisme, je ne comprends rien à la religion du crucifié. Je me suis demandé : lui, il aurait pensé quoi ? Et qu’auraient pensé les martyrs chrétiens mangés par des lions dans ce temple de la barbarie, encore plus barbare parce qu’exercée pour le seul plaisir : le Colisée ? Imaginez, dans 2 000 ans, des touristes qui, visitant des camps d’extermination d’Auschwitz, s’exclameraient : «Oh ! Ah ! L’admirable monument de la civilisation allemande !», comme aujourd’hui des touristes s’exclament devant le Colisée : « Oh ! Ah ! L’admirable un monument de la civilisation romaine !» Mais peut-être que je ne comprends rien à la civilisation.
A propos de civilisation et de barbarie, je me promène souvent à Rome, quand je ne travaille pas. La principale rue est Via dei Fori Imperiali (avenue des Forums impériaux) : partout, des statues d’empereurs, un peu salis par les déjections des pigeons. J’ai cherché des statues d’esclaves fameux, par exemple, un qui me plaît beaucoup, un E-C. lui aussi : Spartacus. Rien !
Comme je suis têtu ou, plutôt, optimiste, j’ai cherché au moins une rue qui porte son nom. Oh joie ! Je l’ai trouvée ! Devinez où ? Dans la périphérie-dortoir, une zone laide de la ville. Logique : les patrons d’hier parmi les patrons d’aujourd’hui, les esclaves d’hier avec les esclaves d’aujourd’hui.
Vous m’avez demandé pourquoi je ne me suis pas marié à Rome. Je ne possède pas de compte bancaire, mon employeur, une sangsue, me concède un salaire infâme, le propriétaire de mon misérable gîte exige un loyer injuste. Employeur et propriétaire se comportent en charognes humaines : «C’est la loi du marché !» affirment-ils, en se déclarant fiers chrétiens.
Je vis dans une chambre aux dimensions d’une cellule de prison, dans un souterrain humide, été comme hiver, dans la banlieue extrême de Rome. Les filles d’ici, belles ou laides, n’apprécient pas un type dans ma condition. De plus, ici, ils ont un proverbe : «Donna e buoi dai paesi tuoi» (femme et vache, prends-les de ton pays). Eh oui ! Ils pratiquent une exception : le prétendant au beau patrimoine financier.
Ces propos, je les dis seulement à vous. Si je les disais ici, à haute voix, je risquerais un «eh, toi, con d’Arabe, t’es ici uniquement pour assurer le boulot qui nous dégoûte, si t’es pas content, retourne dans ton gourbi !» Ils ont raison, d’une certaine manière : si dans le pays de ma naissance je possédais de quoi vivre avec dignité, pourquoi serais-je venu à Rome, sinon comme touriste ?
En tout cas, j’aime cette ville pour certains esprits qui l’habitent : Brutus, Spartacus, Michelangelo, Giordano Bruno. Eh ! Eh ! Le prénom de ce philosophe italien est arabe : Giordano, le fleuve Jourdain.
J’aime aussi des chansons populaires romaines. Celle qui me touche le plus évoque une espèce d’E-C., lui aussi : «Barcarolo romano» (un homme romain qui utilise une barque). On y célèbre la barque de la vie, le fleuve du temps, la malchance d’aller à contre-courant. Si vous me promettez de ne pas trop pleurer, je vous enverrai la chanson avec sa traduction.
A propos de cet homme sur une barque, les gens d’ici disent «pauvre Christ !» Et à propos du Christ, je dois vous dire que Rome est pleine d’églises. Eglises ! Eglises ! Partout des églises ! Plus que les mosquées chez nous. Impossible de regarder quelque part sans voir une église ! Peut-être que les autorités d’alors, convaincues que le peuple romain était naturellement païen, ont édifié à chaque coin de rue une belle église : prie ! Accepte ton destin ! Alléluia ! Mais le peuple est malin, il dit : «A Roma si fa la fede, e fori Roma ci si crede» (à Rome se fait la foi et hors de Rome on y croit).
Voilà quelques années eut lieu un fait vraiment historique à Rome. Les autorités ont célébré, finalement, après deux mille ans d’oppositions, d’hésitations, de déclarations de bonnes intentions, la première mosquée de Rome. L’Arabie devrait rendre la politesse aux chrétiens : autoriser la construction d’une église à la Mecque, n’est-ce pas ?
Rome contient des mystères spécifiques. Par exemple, la présence d’un ange dans la Chambre des députés. Vous pouvez rire, mais un membre du Parlement l’affirma, les journaux l’ont confirmé. C’est antidémocratique, vu que cet ange ne fut élu par personne.
Un autre mystère de Rome : au centre-ville, les plus beaux palais édifiés par le bon génie humain, tandis que dans la périphérie vous serez dégoûtés par les plus horribles constructions. On dit que là est intervenu un autre ange du type «palazzinaro» (fabriquant d’immeubles) : il a permis l’apparition non de la Madone, mais d’«Accattone», un enfant de la misère devenu proxénète, et de «Mamma Roma», une femme de la même misère, devenue ce qu’on appelle chez nous «une femme de mauvaises mœurs».
Cet ange immobilier est spirituel : un des quartiers périphériques fut nommé Centocelle, c’est-à-dire Cent cellules ; là, une des plus dégueulasses rues principales s’appelle Via della Primavera ! (Rue du Printemps).
Mais, comme vous me l’avez enseigné, papa et maman, il vaut mieux parler des belles choses.
Je marche dans certaines rues avec ivresse, à la pensée des pas d’hommes et de femmes, esclaves ou citoyens libres, qui marchaient sur ces mêmes rues aux siècles précédents, des gens qui venaient aussi de la Numidie, comme s’appelait l’Algérie.
Chers parents, à Rome, les gens instruits qui se proclament de gauche affirment désirer mon bien, mais je constate qu’ils m’utilisent dans leur jeu favori : le fauteuil administratif qui leur assure un confortable revenu. Peut-être que ces gens-là ne mangent pas assez de poisson pour se souvenir d’un petit habitant d’une île italienne, lui aussi une espèce de E-C. : Antonio Gramsci. Il fut emprisonné à vie par un type qui avait un nom semblable au mot «musulman». On dit que ce dictateur venait d’une population qui, au Moyen-âge, était constituée de musulmans établis en Italie. Cet homme s’appelait Mussolini parce que, disent certains chercheurs, c’est une déformation de la parole «mussulmani», avec deux «s». Ici, les gens ne le savent pas ; c’est peut-être un secret d’Etat.
Les parents de Mussolini nommèrent leur fils Benito. Comme nous le savons, nous, Ben est le préfixe qui signifie «fils de» dans les noms arabes et juifs. L’Italie fut dirigée par un fameux chef : Ben Ito Mussolini. Amusant, non ? Est-ce pour ce fait que les Romains affirment : «Tutto er mondo è paese» (le monde entier est un [seul] pays) ?
La déformation des noms étrangers amuse les Européens. Nous aussi nous déformons les noms étrangers : on appelle encore aujourd’hui les Occidentaux «romi». En arabe, cela veut dire, comme vous le savez, «qui viennent de Rome». De fait, aux habitants du sud de la Méditerranée, spécialement durant les croisades, les personnes qui arrivaient du nord déclaraient venir au nom de Rome. Aujourd’hui, le vent migratoire a changé de direction : c’est moi, fils de Sarrasins, peut-être descendant de quelque Romain établi pendant un lointain passé sur la terre de ma naissance, c’est moi qui viens à Rome. Avec une différence : je ne suis pas ici comme envahisseur, spadassin, voleur. Je ne convoite pas les épices, les terres à coloniser, l’or. Je cherche seulement un travail, une maison et, si un jour j’ai des enfants, une école pour eux, avec l’espoir que les enseignants soient dignes de leur civilisation passée, celle qui donna au monde Leonardo et Galileo, pas celle qui, sur une très belle place de la ville, poétiquement appelée Campo de’ Fiori (Champ de fleurs), brûla vif, à cause de sa libre pensée, Giordano Bruno.
J’habite tout près d’une place. Elle n’a pas un nom de fleur, mais d’un certain Vittorio Emanuele : un roi du passé. Vous savez que ma liberté ignore toute forme d’autorité imposée. Mais, cette place, je l’aime : elle est devenue une place du monde, avec des gens de tous les continents, de toutes les religions, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel humain, de toutes les musiques, de toutes les langues de la planète. Manque seulement les extraterrestres. Il y a nous, les extra-communautaires.
Malheureusement, parmi eux, il y a des gens pauvres en argent et en culture, victimes du maudit système social qui domine la planète. A ces malheureux, personne n’enseigna qu’on n’urine pas dans la rue, qu’on ne doit pas vendre de la drogue, se saouler à mort, voler, contraindre des jeunes filles à se vendre dans la rue.
Ces «pauvres Christs» disposent de trop peu de Christs pour les comprendre, les aider. Ah, capitale du christianisme ! A l’occasion du jubilé, tu te déclaras capable d’accueillir trente millions de pèlerins, de telle manière qu’ils «ne se sentent pas étrangers», mais tu restes sans autre réponse que les prières devant trois cent mille «pauvres Christs» extra-communautaires. Crucifié ! Pourquoi ne reviens-tu pas sur la place Saint Pierre et répètes à la télévision, en mondovision : «Je suis un pauvre parmi les pauvres, un extra-communautaire moi aussi ! Je suis venu et je reviens non seulement pour prier, mais aussi pour agir, d’abord pour les extra-, tous les extra-, les exclus de tout, jusqu’au droit de changer de pays. Maudite la société où la vulgaire marchandise circule librement, parce qu’elle génère le méprisable profit, tandis que l’être humain est refusé parce qu’il ne fournit pas le même vil profit. Soyez maudits, vous dont la bouche hypocrite évoque Dieu ou le Christ, tandis que le cerveau vicieux adore le démoniaque Argent !»
Vous me demanderez : qu’en est-il des Algériens qui résident à Rome ? Chez eux, aussi, le démoniaque Argent domine : chacun pour soi ; en cas de besoin, s’adresser à Dieu. Celles et ceux qui ont «réussi», comme ils disent, s’isolent dans leur grotte ou courent à la recherche d’une «réussite» plus profitable. Les perdants, eux, se perdent davantage dans des activités de perdants. Chez l’«élite intellectuelle», le comportement est celui du loup solitaire, avec une excuse : quand deux Algériens se réunissent, trois idées s’opposent.
Très chers parents, très chers sœurs et frères, soyez tranquilles pour ma vie, pour ma dignité. Le Colisée n’est plus une arène d’horribles assassinats publics, il n’y a plus de gladiateurs, de martyrs, d’esclaves dont le sang versé provoque les sadiques hurlements de plaisir des prétendus civilisés Romains. Les cerveaux pourris ne construisent pas de fours crématoires pour les extra-communautaires. Je dois remercier le système démocratique, démocratique jusqu’à une certaine limite qui diminue, diminue : je le constate dans les visages inquiets, fermés, agressifs, dans l’emprisonnement officiel de la liberté d’expression, coupable de protester contre le massacre étatique de citoyens d’autres pays, citoyens dont le tort est de défendre leur droit à la dignité.
Chers parents, chers sœurs et frères, pardonnez-moi ces observations. Vous le savez : je ne veux pas ignorer ce qui ne va pas sur cette terre, d’abord là où je vis.
Si l’on ferme les yeux sur les aspects désagréables, Rome est un paradis. Jolis lacs bleus éclairés par un ciel souvent azur, collines de vigne partout, toits d’un rouge plaisant, couchers de soleil qui stimulent la fantaisie, arbres multiples centenaires, la mer pas loin. Tout est rêve aux yeux émerveillés, peinture de l’artiste des artistes : la nature.
Rome est aussi un plateau de théâtre : parfois, quelqu’un imite le rossignol, chantonne en travaillant «Roma non fa’ la stupida» (Rome ne fais pas la stupide). Paroles et mélodie viennent de l’âme du peuple, de l’humaine condition, la part la plus tendre. Vous pourriez me dire : où trouves-tu ces jolis mots ! Mon temps libre, je le consacre à la lecture ; elle m’apprend à m’exprimer au mieux.
Pour moi, Rome n’est pas celle des clous renversés, volés à d’autres contrées, qu’on appelle obélisques, pas celle des handicapés du cœur. Roma ! Pour moi, tu es une femme d’un charme très particulier. Sans jouer au macho, j’admire les seins arrondis de tes coupoles, les lèvres rouges de tes toits, la courbure nonchalante de ton fleuve qui danse du ventre. Roma ! J’aime à Trastevere tes ruelles propices aux baisers, la beauté de tes places anciennes et des sculptures de Bernini, tes fontaines encore ouvertes d’eau potable, tes chats qui errent avec nonchalance.
Roma ! Je t’aime surtout la nuit, en particulier au mois d’août : abandonnée par tes bruyants habitants, tu t’offres, douce et languissante, à mes pieds, à mes yeux, à mes fantaisistes désirs.
Pourtant, Roma Amor mio ! Il y a des moments, ah, ces moments ! Je donnerai tout pour retourner, un instant, un seul instant, parmi vous, ma famille, puis déambuler dans le quartier et la ville où je suis né. Je n’ai pas, vous n’avez pas le prix du voyage.
Alors, je pense : stupide, je suis ! Cette planète entière est le quartier où je suis né, même si, dans certaines parties, on m’appelle l’Extra. Tout être humain n’est-il pas un «extra-ordinaire» : un miracle sur cette boule qui roule dans l’infini univers ?
Question voyage, en vérité, l’argent n’est pas le problème. Le vrai motif ? La liberté. Hors de ma patrie, je suis moins limité dans l’expression de mes opinions, même en cette période où dénoncer un crime contre l’humanité pourrait causer une condamnation, une amende, la prison.
Peut-être suis-je lâche en comparaison avec les compatriotes restés au pays pour conquérir la liberté. Souvent, cette pensée murmure dans mon cerveau, m’empêche de regarder le miroir : «Tu aimes la liberté, mais tu laisses les autres la conquérir pour toi ! Est-ce digne de ta part ?»
S’il vous plaît, chers maman et papa, chères sœurs et frères, ne dites pas le contraire de ce que j’ai raconté dans cette lettre, pour laisser croire que je suis heureux là où je vis, qu’à Rome, je trouve l’argent par terre, que toutes les jolies femmes se jettent dans mes bras, que j’ai beaucoup d’amis, que je vis dans un paradis. Si vous dites cela, Rome se remplirait de compatriotes à la recherche de bonheur. Sans moyens de subsistance, comment survivraient-ils ? Si tous ces mécontents quittaient le pays, qui le délivrerait de ses injustices ? Qu’est-ce qu’une belle patrie sinon celle où l’on aime vivre ? Cet amour est une concession des autorités ou une conquête citoyenne ?
Chers maman et papa, chers sœurs et frères, excusez la longueur de ma lettre. Je me suis forcé à vous raconter le sel et le miel de mon existence. Mon esprit et mon cœur se déchirent entre ici, où se trouve mon corps, et là où j’ai vécu mes premières émotions.
De Rome, je vous envoie mes plus chers baisers, mes plus tendres pensées, avec tellement de nostalgie.
K. N.
(*) La présente version est remaniée et ajournée par rapport à une précédente, publiée en 2005, dans le recueil Les dernières nouvelles de Rome, éditions Librairie française de Rome, La Procure et Palombi Editori (Rome).
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