Interview – Pierre Conesa : «La France est entrée en pleine comedia del arte !»
Pierre Conesa a été administrateur civil au ministère français de la Défense, où il a occupé notamment le poste de directeur adjoint de la délégation des affaires stratégiques. Cet ancien directeur général de la Compagnie européenne d’intelligence stratégique a bien voulu se confier à Algeriepatriotique sur le tsunami politique qui secoue la France actuellement. Interview.
Algeriepatriotique : Le Rassemblement national a fini par atteindre le pouvoir. Quelle lecture faites-vous du tsunami politique qui vient d’ébranler la France ? Que va-t-il se passer maintenant, selon vous ?
Pierre Conesa : Le RN sort vainqueur moral des élections mais il ne peut gouverner seul. Il me semble important de noter aussi que les formations politiques qui ont gouverné la France – j’entends le PS et Les Républicains – pendant les trente dernières années n’ont pas bénéficié de scores meilleurs que lors des présidentielles. Leur seule ligne politique était de critiquer le président, et cela ne s’est pas traduit par une victoire électorale. Elles sont donc obligées à des alliances avec des formations politiques totalement immatures, à l’exemple La France Insoumise. On est entré en pleine comedia del arte où chacun des partis d’opposition se déchire.
Le RN est sorti grand vainqueur des élections européennes. Est-il en mesure de peser du même poids pendant les législatives du 30 juin et du 7 juillet ?
Les élections européennes ont toujours été des moments de critique et de contestation contre le pouvoir national en place car ce sont des élections sans enjeu réel. Comme ce sont des élections à la proportionnelle, les électeurs sont bien incapables de citer plusieurs noms parmi les 81 élus représentant la France. Ces dernières élections ont désigné, par exemple, 46 entrants dont 20 novices. Il faut attendre les législatives pour avoir un sondage réel de l’opinion.
Dans le cas où le RN sortirait vainqueur des législatives et obtiendrait la majorité, le président français aura-t-il le choix de son nouveau chef du gouvernement ?
Oui, la désignation du Premier ministre dans la Constitution de 1958 est du pouvoir du président. Rappelons-nous la nomination de George Pompidou que personne ne connaissait et qui n’était pas élu par le général De Gaulle en 1962. Pompidou avait été un collaborateur de De Gaulle pendant la «traversée du désert», tout en assurant les fonctions de directeur général de la Banque Rothschild. Ce fut le premier banquier de la Ve République. Cela dit, il faut que, après le choix du Premier ministre, l’Assemblée valide à la majorité le choix du président, sinon le choix reste inopérant.
Les partis de gauche ont annoncé la constitution d’un Front populaire pour faire barrage au RN lors des législatives. Ont-ils une chance de le contrer ? Si oui, comment, selon vous ?
Les partis de gauche n’ont pas d’autre programme que de «faire barrage» au RN. Je ne suis pas certain qu’ils en tirent un bonus électoral suffisant pour gouverner efficacement : Macron a fait certaines réformes essentielles sur lesquelles les partis de gauche prétendent vouloir revenir. Je pense en particulier à la réforme des retraites et à la disparition des régimes spéciaux, SNCF, RATP, EDF, etc. Ces régimes avaient généré des déficits graves comblés par le Régime général, c’est-à-dire les autres salariés. On a bien constaté que le RN, finalement, renonce à annuler la réforme Macron. Par contre, le rétablissement de l’impôt sur la fortune est envisageable. Cela dit, le Nouveau Front populaire commence mal : il est divisé après le choix de La France Insoumise de ne pas reconduire cinq élus historiques sortants : Alexis Corbière, Hendrik Davi, Raquel Garrido, Frédéric Mathieu et Danielle Simonnet, qui, évidemment, ont dénoncé une «purge» orchestrée par Mélenchon. Du côté du PS, on voit surgir la candidature de François Hollande, ancien président de la République qui, soit dit en passant, cumule cinq retraites de toutes ses anciennes fonctions. Va-t-il y renoncer ?
Lors des élections européennes, les partis d’extrême-droite sont arrivés largement en tête dans d’autres pays européens. Comment expliquez-vous ce raz-de-marée des nationalistes en Europe ?
Ce raz-de-marée est assez différent, selon les pays. Certains pays scandinaves comme le Danemark, dont on vantait le modèle social-démocrate, a voté à droite. En Suède, ce sont les immigrés ukrainiens qui sont l’objet de critiques, pas les musulmans. Je crois qu’on termine un cycle commencé lors de disparition de l’URSS qui s’est traduit par une vingtaine d’opérations militaires, parfois sans enjeu stratégique, Somalie, Timor, etc. Le 11 Septembre a ramené tout le monde sur terre, sauf G. W. Bush qui a désigné les «pays de l’Axe du Mal» alors qu’il n’y avait ni Irakien, ni Iranien, ni Nord-Coréen dans les avions mais, par contre, 15 des 19 terroristes étaient saoudiens. Toutes les guerres qu’il a déclenchées se sont terminées par un retrait militaire piteux : les Russes sont restés dix ans en Afghanistan, les Américains vingt ans ! Donc, on est dans une phase de repli, et la dimension territoriale et sécuritaire nationale l’emporte : je crois que c’est une des raisons de la poussée des partis d’extrême-droite.
Quel impact l’arrivée du Rassemblement national à Matignon aura-t-il sur les musulmans de France et sur l’immigration en général ?
Les musulmans de France sont un mélange hétérogène. La plus grande partie fait une intégration silencieuse, tout le monde connaît autour de lui médecin, avocat, cadre d’entreprises, employé, etc., qui ont trouvé leur place dans la société française. Les attentats récents posent un autre problème : Samuel Paty a été assassiné par un jeune Tchétchène arrivé en France à l’âge de 2 ans, a fait l’école républicaine et s’est donc radicalisé dans sa famille qui avait bénéficié du droit d’asile. Son père félicite son fils, et toute la famille rentre en… Tchétchénie. Idem avec l’assassinat du professeur Dominique Bernard par un jeune Ingouche, lui aussi, réfugié. Ces exemples démontrent qu’il faut distinguer le cas des musulmans français et la politique du droit d’asile. Tout individu persécuté dans son pays n’est pas prêt à respecter les lois de la République, et je pense que c’est sur cette seconde question que le RN va modifier les choses. Pour ce qui concerne l’immigration légale, il est fort probable que le RN va réduire les flux.
Qu’en sera-t-il des accords de 1968 entre l’Algérie et la France et du dossier mémoriel dans le cas d’une victoire de l’extrême-droite ?
Je ne pense pas que la teneur générale des accords changera, mais je pense que le RN exigera la délivrance plus systématique par l’Algérie de laisser-passer consulaires pour extrader des terroristes algériens condamnés. C’est une question délicate car l’Algérie a payé très cher les dix années de terreur salafiste dont certains s’étaient réfugiés en France. Acceptera-t-elle de les récupérer ?
Interview réalisée par Kahina Bencheikh El-Hocine
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