Une contribution de Michel Rogalski – Gaza : une vengeance sans limites ?
Une contribution de Michel Rogalski – Benyamin Netanyahou l’a dit : il lui fallait encore sept mois pour terminer sa guerre contre le Hamas. Juste le temps nécessaire pour que l’élection présidentielle américaine porte au pouvoir un nouveau président, en l’occurrence Donald Trump, qui lui laisserait les mains libres pour conduire la guerre à sa façon, sans soucis de préoccupation de l’opinion de la communauté internationale et avec un soutien sans failles. Car l’allié américain d’aujourd’hui est, certes, utile – car, sans lui, cette guerre ne pourrait être poursuivie durablement – mais, en même temps, c’est un allié qui fixe des limites et certaines conditions. Pas de guerre régionale ou d’embrasement du Moyen-Orient ainsi qu’une totale connivence pour poursuivre à bas bruit la colonisation de la Cisjordanie et éradiquer le Hamas au prix d’une vengeance brutale, massive et indistincte sur la population gazaouie.
Car c’est bien celle-ci qui subit depuis plus de huit mois le déluge d’un tapis de bombes détruisant tout – hôpitaux, écoles, bâtiments administratifs, infrastructures civiles, centrales électriques, habitations – et se voit obligée de subir des déplacements forcés et erratiques, rendant la vie quotidienne un enfer. Et tout se décide à Washington, dont l’intérêt pour le Moyen-Orient n’a jamais faibli et a survécu au pivot asiatique d’Obama ou à la bascule vers l’indopacifique de Biden. Dès les premiers jours du conflit, les Etats-Unis ont acheminé sur place deux porte-avions dont l’USS Gerald-Ford, le plus grand bâtiment de guerre au monde. Cibles menacées et prévenues : l’Iran, le Hezbollah, les milices chiites en Syrie et en Irak. Pour le reste, Israël a toujours su mieux gérer ses relations avec les régimes arabes qu’avec les Palestiniens. La présence militaire américaine a su contenir et éviter tout dérapage du conflit et le ramener à ce qui apparaît comme essentiel aux yeux des dirigeants israéliens, dont l’extrémisme suprémaciste et religieux les conduit à hésiter entre recoloniser Gaza ou à en faire fuir la population vers le Sinaï.
Car il faut bien s’interroger sur les buts de cette guerre – au-delà du langage convenu d’éradication du Hamas et du retour des otages – qui dépassent désormais la simple vengeance punitive excessive que Tel-Aviv avait pris l’habitude d’administrer. Quelques jours après le début du conflit, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, sous l’émotion de l’attaque du 7 octobre, indiquait bien que la riposte visait la population autant que le Hamas : «J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.» Et son collègue, le nouveau chef du parti travailliste, Yaïr Golan, déclarait le 13 octobre à propos des Palestiniens habitant Gaza : «Jusqu’à ce que les [otages] soient libérés, ils peuvent crever de faim. C’est complètement légitime.» Et il l’a fait, amenant la Cour internationale de justice saisie par l’Afrique du Sud à évoquer un risque de génocide.
Le cadre du conflit est aujourd’hui connu et reconnu et s’est établi sur une injustice consécutive à la création de l’Etat israélien au détriment de Palestiniens chassés de leurs terres et privés d’Etat. Le terme de «fait colonial», souvent évoqué à raison dans une perspective d’histoire longue, aurait pu être dépassé par les Accords d’Oslo mais, comme on le sait, ceux-ci n’ont jamais été appliqués, et la colonisation de la Cisjordanie s’est poursuivie à un rythme accéléré. La perspective en termes de solutions est aujourd’hui totalement bloquée. Au fil des décennies, le conflit, au départ deux peuples pour une même terre, mais l’un privé de ses droits, pourtant reconnus par les Nations unies, s’est trouvé peu à peu happé par des influences religieuses extrémistes qui ont gagné les deux parties et attisé les haines, privilégiant préoccupations sécuritaires sur toute perspective de coopération ou de codéveloppement. Tant que ce conflit sera traversé par ces considérations religieuses, voire messianiques, moins il sera possible d’approcher de la paix.
Idéalement, quatre solutions peuvent être imaginées. Deux sont possibles mais réprouvables. Et deux autres sont souhaitables mais peu réalistes. Première solution, le Hamas arrive à chasser tous les juifs du «Jourdain à la mer» et à imposer sur ce territoire un califat islamique géré par les règles de la Charia. On doute que le rapport de force le lui permette ou que la communauté internationale laisse faire ce qui se traduirait par des massacres sur une grande échelle. Des chefs pourraient tenir de tels propos, des fractions palestiniennes y adhérer, mais cette voie apparaîtrait très vite sans issue.
Deuxième solution, celle que, pour l’instant, semble caresser Israël : se débarrasse des Palestiniens par le grignotage colonial de la Cisjordanie et renvoyer la bande de Gaza à l’âge de pierre, en y rendant toute vie digne impossible pour ses plus de deux millions d’habitants dans l’espoir de les chasser vers le Sinaï. L’Egypte, ne voulant pas avoir à gérer d’immenses camps de réfugiés et craignant une contamination «frériste», a su résister à cette manœuvre en fermant sa frontière. Mais le pourra-t-elle longtemps ? Cette solution serait perçue comme une défaite par les Palestiniens et ne pourrait que créer l’accumulation des conditions d’un prochain conflit. Israël ne pourrait assurer les bases de sa sécurité en entreprenant, au XXIe siècle, une guerre de colonisation d’autant qu’il envisage de normaliser ses relations avec les pays arabes.
La troisième solution, parfois évoquée, renvoie à la naissance d’un Etat israélien d’un autre type, d’un Etat arc-en-ciel sur le modèle sud-africain. Initialement porté par une partie de la gauche, ce projet d’Etat binational où juifs et Arabes jouiraient des mêmes droits n’a pas le vent en poupe pour au moins trois raisons. D’abord, parce que la gauche a quasiment disparu depuis une vingtaine d’années en Israël et que la majorité de l’opinion publique suit la politique du gouvernement de Netanyahou dans le contexte de la guerre en cours. Elle est de fait hors-jeu dans le choix des options possibles. Ensuite, parce qu’en 2018, il a été établi constitutionnellement qu’Israël était l’Etat du peuple juif, ce qui enlève toute perspective de droits égalitaires pour les Palestiniens. Enfin, parce qu’il paraît assez peu réaliste que les deux communautés puissent faire société avant longtemps après l’épisode guerrier en cours qui laissera des traces durables.
Il ne faut, dès lors, pas s’étonner si la quatrième solution apparaît comme la seule dicible et rallie soudainement maints pays qui, jusqu’à présent, s’étaient bien gardé d’agir pour la faire avancer. C’est la solution de deux Etats se reconnaissant l’un l’autre, en paix, se donnant des garanties de sécurité et, pourquoi pas, coopérant. De longues négociations seraient nécessaires et devraient aborder parmi beaucoup de questions la souveraineté et la viabilité de l’Etat palestinien à naître, son périmètre géographique et le sort des 700 000 colons israéliens présents en Cisjordanie. Quel gouvernement israélien serait capable d’évacuer des centaines de milliers de colons pour libérer de l’espace pour un Etat palestinien en Cisjordanie ? Cet espoir, empreint d’une approche irénique, a la faveur d’une majorité de pays – parfois opportunistes, comme la posture française qui s’en réclame tout en se refusant à reconnaître l’Etat de Palestine – mais se heurte à une opposition farouche réaffirmée à maintes reprises par le gouvernement israélien qui ne veut pas en entendre parler, alléguant que ce serait créer un nouveau Hamas à ses frontières. Cette solution qui reste envisagée comme perspective lointaine est, pour l’instant, bloquée.
Ce conflit, sans fin prévisible, interroge sur ses motivations et ses véritables buts. Il est devenu évident qu’on est bien au-delà d’une vengeance punitive, même excessive, ou que la question des otages en ait été la préoccupation centrale, tant la conduite de la guerre par tapis de bombes et rasage de quartiers ne pouvait que les ajouter aux victimes. Les manifestations répétées orchestrées par les familles concernées témoignent de l’incompréhension rencontrée par le gouvernement israélien sur ce dossier.
Les commentateurs ont souvent avancé que l’opération orchestrée par le Hamas était un piège tendu à l’armée israélienne pour l’embourber dans un conflit sans fin, l’isolant de l’opinion publique mondiale. Les enquêtes en cours qui commencent à remonter confirment plutôt que prévenu, le gouvernement israélien aurait laissé faire, dégarnissant même le front sud, et aurait profité de cet effet d’aubaine pour aller bien au-delà. Le problème de Gaza réglé, c’est-à-dire pouvant se ramener aujourd’hui à un quadrillage policier et une surveillance maillée de la population, la voie devenait libre pour s’atteler au front nord et porter de sévères coups au Hezbollah. La tension se déplace aujourd’hui vers cette zone où les combats risquent d’être encore plus meurtriers.
M. R.
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales.
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