L’alchimiste Stora et Larbi Ben M’hidi : homéopathe de la mémoire coloniale
Une contribution de Khaled Boulaziz – «C’est Benjamin Stora qui avait suggéré de reconnaître l’assassinat de Larbi Ben M’hidi par l’armée française à Emmanuel Macron, lors de la réunion de septembre.» (1) Dans le théâtre des ombres qui encercle la conscience collective de la France, le colonialisme et ses affidés se faufilent tels des spectres tourmentés. Aujourd’hui, une certaine historiographie moderne semble s’engager dans une danse macabre de réconciliation, un vaudeville diplomatique où les tragédies de la Guerre d’Algérie se réduisent à des pions échangés dans les salons feutrés de l’élite politique. Ce qui aurait dû être un appel à l’introspection s’est perverti en une transaction cynique, et les souvenirs des atrocités qui peuplent les mémoires de toutes les familles algériennes se transforment en fades jetons de marchandage.
Les voix des parents des disparus, amplifiées par la mémoire vivante et gravées dans les archives numériques de 1000autres.org – site conçu en 2018 sous l’impulsion des historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi – dévoilent l’ampleur insondable des blessures que les ans n’ont su refermer. Ces témoignages, ardents et vivaces, élèvent un monument invisible aux âmes perdues et démontrent que les crimes coloniaux, loin de s’étioler avec le passage du temps, vibrent d’une indélébile noirceur qu’aucune contrition symbolique, qu’aucune politique pusillanime de «petits pas» n’ose pleinement embrasser.
Malika Rahal, incisive, fustige la stratégie mémorielle d’Emmanuel Macron qui, en politicien madré, semble instrumenter la mémoire des crimes coloniaux pour ses propres desseins. Elle évoque avec indignation l’assassinat de Larbi Ben M’hidi, ce héros révolutionnaire étouffé en février 1957 par l’infâme Paul Aussaresses dans une ferme anonyme de la Mitidja – un meurtre d’abord travesti en suicide par les autorités, mais plus tard avoué avec une froideur glaciale par Aussaresses lui-même, qui en imputa l’ordre aux plus hautes instances de l’Etat français. Marcel Bigeard, prélat de la répression algéroise, confia en 1984, sans vergogne, qu’il avait reçu instruction des instances politiques françaises de livrer Ben M’hidi aux hommes d’Aussaresses, faisant fi de toute humanité.
Devant ces aveux qui suintent de l’abîme même de l’âme humaine, comment pourrait-on, sans un vertige de répugnance, réduire de tels faits à de vulgaires «outils de négociation» ou à de pusillanimes gestes de réconciliation historique ? Cette reconnaissance parcellaire, lacunaire, de la longue nuit coloniale française – dont seuls quelques éclats, tels les meurtres de l’avocat Ali Boumendjel et de Maurice Audin, sont évoqués – diminue la portée morale de ces actes et ne saurait produire la résonance cathartique espérée. Elle révèle en filigrane l’âpreté d’un refus collectif, des instances dirigeantes aux consciences anonymes, d’affronter avec courage le legs fétide du colonialisme.
Aux heures fiévreuses qui suivirent l’indépendance algérienne, plusieurs ouvrages et témoignages personnels dévoilèrent déjà ces noirceurs ; parmi eux, le brûlot Où les as-tu cachés, général ? de Gilles Roy, en 1972, détruit les tromperies du général Massu qui, dans La Vraie Bataille d’Alger revendiquait, sans l’ombre d’un remords, les tortures, les assassinats et les enlèvements commis par ses troupes. Roy, s’adossant aux déclarations du commissaire de police Paul Teitgen – qui s’érigeait en héraut de la dignité au milieu des ténèbres, dénonçant ces méthodes infâmes puisées dans le répertoire nazi – retraça minutieusement les milliers de disparitions dans les sinistres lieux de détention de Ben Aknoun et Béni Messous, où des vies furent fauchées, des corps noyés, des identités ensevelies dans des fosses anonymes, laissant les familles dans l’illusion cruelle d’une possible survie.
L’historien Pierre Vidal-Naquet, quant à lui, grava ces événements dans le marbre de la mémoire dans Les Crimes de l’armée française, égrenant la liste macabre des massacres perpétrés : la mise à mort de quatre-vingt-dix militants dans une cave viticole de la Mitidja, l’exécution de quarante et un prisonniers à Aïn Sefra, le carnage des seize captifs de Sidi Bel-Abbes en avril 1957, et la fin tragique des vingt-et-un détenus de Mouzaïa.
Les avocats Jacques Vergès, Michel Zavrian et Maurice Courrège, quant à eux, déposèrent un réquisitoire vivant dans Les Carnets verts, compilant plus de cent cinquante disparitions sur la foi de témoignages familiaux, et réclamant sans relâche l’intervention de la Croix-Rouge internationale pour qu’éclatât enfin la vérité. Ils exigeaient des comptes, affrontaient le silence comme on affronte un mur d’infamie.
Des décennies plus tard, l’ombre des disparus algériens continue de hanter les mémoires et d’échapper aux réconciliations trop promptes. 1000autres.org poursuit l’archivage des absences et consigne de nouveaux cas, tels celui de Mohamed Okraine, emporté en avril 1957 par des parachutistes à Alger, et de Rabah Amraoui, capturé dans un marché de Thenia. Les témoignages lancinants de familles brisées, luttant contre le néant et l’oubli, constituent l’évidence éclatante d’une stratégie coloniale où les disparitions, les ombres et les silences furent autant d’armes affûtées pour terroriser et soumettre un peuple entier dans l’ombre glaçante de l’effacement systématique.
Comment oser prétendre panser cette plaie béante par les seules effusions sélectives et homéopathiques, distillées à petites doses par le grand illusionniste de l’histoire, Benjamin Stora, quand l’immensité des crimes appelle, non pas des discours feutrés, mais un tribunal solennel de la justice ? Il ne s’agit plus ici de rhétoriques convenues ou d’apaisements fragiles, mais d’ériger une arène semblable à Nuremberg, où sous les feux impitoyables de la vérité, l’histoire enfin rendrait des comptes. La mémoire seule, fût-elle écrite en lettres de sang, ne saurait suffire ; c’est une sentence qui est requise, des juges intègres et inflexibles, une scène où les bourreaux comparaîtraient, contraints de répondre de leurs actes devant la conscience humaine et l’implacable loi des hommes.
Mais Benjamin Stora, tel un alchimiste des mémoires mutilées, se profile en marchand de souvenirs édulcorés, distillant à la goutte, comme un apothicaire en son officine, une mémoire parcimonieuse, soigneusement calibrée, destinée à apaiser sans jamais vraiment éveiller les consciences. Sa démarche, empreinte d’un calcul feutré, dévoile une science de l’oubli partiel, une habileté à faire émerger du passé les ombres inoffensives, soigneusement triées, écartant les spectres plus tumultueux qui hantent encore les marges de l’histoire.
Cette «mémoire sélective et homéopathique» qu’il cultive avec une précision d’orfèvre laisse à peine affleurer, telle une flamme tremblante, la vérité douloureuse des crimes coloniaux et, en fin connaisseur des mécanismes de réconciliation superficielle, il sait doser, adoucir, sans jamais administrer le remède fulgurant de la pleine reconnaissance. Ainsi, à chaque parole, il semble invoquer les échos feutrés des drames passés, mais jamais assez fort pour troubler les conforts amnésiques de la France, troquant la justice éclatante pour le murmure complaisant d’une histoire arrangée, domestiquée.
Qui plus est, son silence complice face à l’extermination implacable du peuple palestinien, orchestrée par ses propres coreligionnaires, dévoile aux yeux du peuple algérien l’hypocrisie d’une prétendue démarche humaniste. Il ne s’agit là que d’une farce odieuse, d’un simulacre de compassion qui n’est, en réalité, qu’une vile supercherie historique. Ce masque de fausse compassion ne trompe plus personne : c’est une trahison cynique, une insulte à la nation algérienne.
K. B.
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