Fashion Week de l’Arabie Saoudite : l’arbre qui cache la forêt
Une contribution du Dr Abderrahmane Cherfouh – On n’arrête décidément pas de parler de l’Arabie Saoudite et de la semaine de la mode, la Fashion Week de Riyad. L’événement unique en son genre a fait les manchettes de toute la presse mondiale. Pour la première fois de toute l’histoire de l’Arabie Saoudite, des mannequins ont défilé en portant des robes ultra-fendues, bras et jambes en partie dénudés. Et ça se passe en Arabie Saoudite, incroyable mais vrai ! Mohammed Ibn Abdelawahab doit se retourner dans sa tombe.
Pour beaucoup d’observateurs, l’Arabie Saoudite sous l’œil bienveillant du prince héritier Mohammed Ben Salmane, l’homme fort du régime qui régente et veille sur tout, a réussi son pari en organisant cet événement grandiose qui a attiré les regards admiratifs de toute la planète. Et ce n’est que le début, Mohammed Ben Salmane a pour ambition de faire de l’Arabie Saoudite un pays moderne ouvert sur le monde. Pour ce faire, il n’a pas hésité à briser tabou après tabou, ne craignant pas d’affronter les pouvoirs établis, dans un pays qui a de tout temps été vu comme un royaume conservateur, rétrograde, où la religion joue un rôle prépondérant.
Ceci dit, cette politique d’ouverture nous laisse sceptiques. C’est l’arbre qui cache la forêt. Mohammed Ben Salmane veut cacher le soleil avec un tamis et nous donne malgré toutes ses tentatives réitérées à vouloir jouer l’homme moderne un aperçu révélateur de la réalité totalitaire qui se cache derrière une façade d’ouverture. Le vernis ne cache pas la réalité.
Il n’y a pas si longtemps, j’étais de ceux qui ont eu des illusions sur la rénovation de la politique du monde arabe et sur sa volonté de se convertir à la démocratie. Désillusion totale ! Le monde arabe ne changera pas de sitôt. L’exemple de l’Arabie Saoudite est l’illustration parfaite et édifiante à plusieurs titres.
En un siècle de pouvoir sans partage, les Ibn Saoud sont restés fidèles à la doctrine wahhabite fondée en 1740. Cette désignation vient du fondateur de cette doctrine, Mohammed ibn Abdelwahab, né en 1703 dans le Nedjd. En 1740, une alliance fut conclue avec Mohammed ibn Saoud et qui est toujours d’actualité de nos jours.
Pour l’histoire, l’Arabie Saoudite, au même titre que tous les pays du Golfe, vivait dans la pauvreté quasi absolue mais, grâce au pétrole, ce pays est devenu riche et vit dans l’opulence. Sa richesse ne provient pas, bien entendu, d’une révolution industrielle, ni de cet effort que fait une société sur elle-même pour créer sa propre richesse et se développer en comptant sur sa force ouvrière et le génie de ses ingénieurs, comme ce fut le cas pour les Etats industriels en Europe, aux Etats-Unis, au Japon ou même en Chine et en Inde.
C’est la richesse de son sous-sol, son gaz et son pétrole, qui ont fait de l’Arabie Saoudite ce qu’elle est devenue actuellement : un Etat riche, allié privilégié des Etats-Unis et l’axe principal de leur politique au Moyen-Orient.
En attendant que la manne pétrolière prenne fin, les présidents successifs des Etats-Unis ont toujours soutenu hypocritement l’Arabie Saoudite et fermé les yeux sur la dictature qui y est en place, tenue d’une main de fer par la famille régnante qui ne tolère aucune critique, même pas celle, récurrente, émanant des organisations non gouvernementales de défense des droits humains.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Mohammed Ben Salmane et sa mainmise totale sur le pays, en éliminant brutalement concurrents, adversaires et opposants, y compris au sein de la famille régnante, les choses ont commencé à évoluer et des changements perceptibles ont pu être observés, surtout à l’égard des femmes qui ont pu bénéficier du droit de conduire une voiture et de ne pas porter le voile dans l’espace public, d’assister à des spectacles et à des défilés de mode. Mais, en dehors de ce ravalement de façade, la société saoudienne a-t-elle vraiment évolué vers une plus grande liberté individuelle ? La réalité est tout autre.
Pour ce qui est de l’ouverture de l’Etat wahhabite sur le monde et de la nouvelle stratégie de Mohammed Ben Salmane et des différentes initiatives «révolutionnaires» qu’il a prises en faveur d’un plus grand intérêt pour la culture, il y a lieu de rester sceptique. Et les avis à ce sujet restent très partagés. Les quelques manifestations culturelles organisées par-ci par-là avec faste et clinquant ne sont que de la poudre aux yeux. Il est difficile de croire en la volonté du régime d’abandonner la doctrine wahhabite et d’avancer sur la voie de la démocratie, qui est censée être la suite logique du mouvement de rénovation socioculturelle en cours.
Le courant mené par Mohammed Ben Salmane, qui se veut réformiste, est une politique de façade ou un trompe-l’œil visant à donner une meilleure image de son pays que celle jusque-là véhiculée par les médias internationaux. On ne peut entreprendre une réforme et instaurer un changement en gouvernant avec une main de fer et en imposant un pouvoir absolu.
Les soi-disant réformes menées par Mohammed Ben Salmane, prince héritier depuis 2017, imposé par son père, le roi Salmane Ben Abdelaziz Al Saoud, qui lui a confié les rênes du pouvoir dans des conditions politiquement discutables, sont en fait un vernis qui a du mal à cacher la réalité d’un pays aux structures moyenâgeuses. Cet homme ne croit pas à la démocratie, piétine les libertés, ne respecte pas l’opinion de son peuple, ne tolère aucune critique et n’a aucune légitimité politique.
Un pays qui veut instaurer une démocratie réelle, ouverte sur le monde et sur la modernité, doit se réformer en profondeur. Il doit évoluer vers un nouveau système politique, avec des institutions représentatives, un Parlement élu par le peuple, une société civile dynamique, une presse libre, une liberté de conscience, etc. Or, rien de tout cela n’existe en Arabie Saoudite.
Pour ce qui est des droits de l’homme, il convient de garder à l’esprit que l’Arabie Saoudite est le pays qui détient le triste record du nombre d’exécutions avec 198 personnes exécutées en 2024. L’application de la peine de mort y est effective et en contradiction flagrante avec l’image que cherche à véhiculer Mohammed Ben Salmane, qui n’a pas hésité à faire tuer l’opposant Jamal Khashoggi, torturé avant d’être décapité, découpé en morceau et disparu lors d’une visite au consulat de son pays, à Istanbul, en Turquie, le 2 octobre 2018. Par ailleurs, le code pénal de l’Arabie Saoudite maintient toujours les châtiments corporels comme la flagellation.
C’est pour toutes ces raisons et pour d’autres que nous restons sceptiques quant aux velléités de modernisation du royaume des Ibn Saoud, une famille régnante dont le seul véritable souci est de perdurer et de veiller aux intérêts particuliers de ses 5 000 membres.
A. C.
(Canada)