Lettre ouverte au ministre de la Communication
Monsieur le ministre, je m’adresse à vous bien plus en votre qualité de premier chef de l’information de l’Algérie qu’en celle de membre du gouvernement ou d’un parti, car cette qualité vous charge de symboles sur le plan national et international et commande de vous, pour rester en phase avec la nouvelle donne historique que vit la presse en Algérie, d’incarner les profondes aspirations des journalistes et de tous les Algériens. Quelles sont-elles? Assurément, si l’on devait les résumer d’une expression qui concentre en trois mots la volonté populaire réelle, nous dirions : liberté d’expression, celle de s’informer et d’informer et la protection de la quatrième autorité des griffes de certains représentants de la loi trop zélés. J’ai tenté de vous contacter à Oran, malheureusement le protocole qui entoure les ministres algériens ne m’a pas permis de le faire.
L’on sait que la liberté d’expression est la fibre essentielle de l’Algérien dans sa triple dimension : berbère (le Berbère n’est-il pas, étymologiquement, homme libre ?), phénicienne (le Phénicien n’est-il pas un voyageur né ?) et arabe (l’Arabe est bel et bien le nomade par excellence. J’emploie ici ce terme dans son auguste signification, celle à laquelle la sociologie de Michel Maffesoli, et plus généralement celle de la postmodernité, a donné ses lettres de noblesse). D’ailleurs, lorsqu’on parle de la Révolution algérienne et qu’on axe sa motivation première sur la quête de la dignité, on ne dit pas autre chose, du fait qu’il n’est nulle dignité sans liberté, la dignité étant antinomique avec le moindre état d’asservissement.
Aussi, Monsieur le ministre, faites en sorte que votre ministère agisse en conformité avec la volonté des journalistes et du journalisme qui vous a amené au pouvoir, en mettant au cœur de l’appareil de l’information algérienne – et comme une exigence populaire de principe – la demande de levée de visa ou de l’autorisation de parler à la presse sous laquelle se cachent des responsables, la fin du mépris du journaliste par certains membres des services de sécurité et celle de l’information sélectionnée par certains responsables, ou pour une certaine conception, faisant rage aujourd’hui, d’une fallacieuse géostratégie où prédomine la logomachie surannée d’un supposé réalisme politique dont la seule pertinence est une éclatante réussite à condamner la vie politique à l’inertie. Car l’information noble et vraie, comme la politique dans son acception la plus pure, est d’être cet art de faire de l’impossible du possible !
Aujourd’hui, cinquante années après l’indépendance, les pratiques de parti unique n’ont pas totalement disparu du cadre de la presse algérienne et les mésaventures des jeunes journalistes illustrent à merveille à quel point le sort du journalisme restait le dernier souci de vos prédécesseurs et du gouvernement qui, par la bouche même du chef du gouvernement, se dérobaient de toute responsabilité au prétexte de la manière dont des journalistes avaient quitté l’Algérie sans que la désespérance qui était derrière leur odyssée moderne les eût trop émus. Ils sont présents dans les studios des chaines de télévision arabes et occidentales ; leur contribution était une réussite pour ceux qui les emploient aujourd’hui, mais une grande perte pour l’Algérie. Aussi, j’ose espérer qu’enfin, avec votre arrivée à la tête du secteur de l’information, les cris de désespoir des journalistes de la nouvelle génération soient enfin entendus ; quelle manière plus éloquente de le démontrer que de revendiquer en leur nom et au nom de tout le peuple algérien la levée de toute restriction à leur liberté d’expression et d’agir dans le but d’une amélioration des conditions de la corporation, en particulier celle relevant du secteur privé.
Il ne serait, en effet, pas pensable que le gouvernement se voulant l’incarnation de la volonté populaire ne se saisissait pas de la revendication première de la corporation des journalistes, sauf à faire la part belle à un prétendu réalisme qui ne serait qu’une manière de ne pas heurter les politiques occidentales dans un domaine où ce sont bien les exigences de politique intérieure de ces pays qui priment les droits de l’Homme, qui fondent pourtant leur système de valeurs, et ce que commande le cours nouveau des réalités internationales et le cycle récent où l’humanité est déjà engagée, nécessitant plus de solidarité, moins d’égoïsmes nationaux et, surtout, la libération des échanges humains à la manière de celle des marchandises, voulue par le système libéral mondialisé.
Or, le monde a déjà changé ! Comment peut-on alors continuer à user de concepts devenus anachroniques, sinon caducs ? Il nous faut une révolution sur soi, du courage pour être en phase avec les exigences du monde nouveau. L’honneur d’un vrai politique désormais est d’avoir l’audace d’aller contre l’opinion dominante pour faire évoluer l’Etat de droit quand ses propres valeurs fondamentales sont assoupies faute de veille ; l’honneur d’un journaliste averti est de savoir se démarquer des lignes de conduite convenues quand il faut oser dire la vérité et la réclamer.
Ne soyons donc pas, comme on l’a souvent été jusqu’ici, à la remorque des courants de pensée dominants dont la force n’est pas dans la pertinence de leur contenu, mais plutôt dans la violence par laquelle ils imposent un modèle et des intérêts ! Prenons ces courants par où pèchent leur raisonnement et les principes afin de les retourner contre ceux qui en usent par une sorte d’argument ad hominem.
Car il faut toujours se garder de la pensée unique comme de se méfier de tout essentialisme creux, et toujours se référer aux valeurs dont on se réclame pour vérifier si on ne les viole pas dans le même temps où on les affiche, prétendant les défendre, les représenter. Arrêtons d’être à la remorque du prêt-à-penser venant d’Europe et d’Amérique comme s’il était le nec plus ultra du génie humain lorsqu’il se révèle pour le moins, quant au fond, en opposition avec les valeurs affichées ! Ne soyons pas honteux de nos propres valeurs humaines quand elles sont vivaces et universelles ! Bien entendu, je ne fais nullement référence aux valeurs de rechange que d’aucuns excipent en opposition à celles de cet Occident infatué de lui-même, de prétendues valeurs qui n’ont rien d’universel, étant xénophobes et de repli sur soi.
Aujourd’hui, la question majeure pour tout ministre de la Communication est la question de la liberté d’expression dans son pays, car c’est une question de mérite. Tant que le pays n’était pas une démocratie, on pouvait se considérer indigne de relever des normes du monde moderne ; dès que son peuple a apporté la preuve qu’il en était digne en s’attelant à la lourde tâche de mettre en place les mécanismes et les rouages d’une véritable rénovation démocratique réalisée, qui plus est, de main de maître, il est impératif que les pays qui y appelaient, sauf à se déjuger et à verser dans le machiavélisme, soutiennent cet effort en reconnaissant à ses journalistes le droit à la libre information, droit fondamental pour tout homme libre.
Durant tout mon parcours de journaliste, interrompu justement pour ne pas avoir eu à taire mes convictions ou devoir servir une politique qui les bafouait, j’ai personnellement toujours eu comme principe les valeurs de dignité et de respect des considérations morales en tenant compte du réel, non pas dans sa formulation stéréotypée, imposée par les intérêts égoïstes des puissants, mais bien dans une tension vers l’idéal, en se basant sur la témérité dans les idées novatrices et les actes constructifs. Servir au nom de ces valeurs était et demeure ma vocation, les voir placées au cœur de la future action de la communication de notre pays est mon vœu le plus cher. Appeler à cette exception au nom de l’exception algérienne ne serait ni présomptueux ni irréaliste, ce qui le serait, c’est bien de s’en abstenir !
Et rappelons, ne serait-ce qu’à titre d’anecdote – s’agissant de l’accusation de folie ou d’irréalisme qu’on est prompt à accoler à tous ceux qui osent écrire un mot qui déplaira aux politiques ou aux chefs des partis politiques, et fustiger leurs nuisances ainsi que la politique de l’autruche adoptée par certains medias des deux secteurs, comme il fut un temps où aucun commentaire synthèse ou info insolite n’étaient autorisés de publication par les red-chefs des journaux instruits par la hiérarchie, elle-même instruite par le bureau spécialisé.
De plus, la formalité du pseudo-visa qu’il faut avoir pour délier les langues de certains responsables est une pure supercherie. Elle a favorisé la naissance d’une presse handicapée dont, après l’ouverture du champ médiatique, certains éditeurs (des deux secteurs) ont pris le pli et le relais, les uns pour ne pas sauter de leur siège souvent «injectable», d’autres par considération d’alimentation de publicité. Il faut éviter de toucher les maestros et dirigeants de telles et telles boites privées qui commencent à polluer le journalisme algérien. Ces éditeurs commerçants comme vous les aviez nommés, et vous avez tout à fait raison, ont répercuté cet «étranglement sur les journalistes», ceci ne diffère pas trop, par ailleurs, de l’acte criminel par complicité ou par omission, puisque c’est à la faveur du silence que prospèrent les mafias. N’est-il pas temps, enfin, de poser directement et clairement la question de savoir qui porte la responsabilité des assassinats des journalistes durant la décennie noire ? Il suffit de lever cette formalité pour faire s’écrouler le fonds de commerce de pareils profiteurs !
Et qu’on ne prétende pas que la politique de l’information relève de l’exclusive souveraineté des États, car lorsque cette politique est responsable des méfaits précités, elle cesse de relever de la pure politique interne pour interpeller les consciences vives sur ses méfaits. Le monde n’est plus une jungle livrée au plus cruel, et on ne saurait y laisser prospérer des pratiques rappelant ses lois.
D’aucuns ont une jeunesse de papillon, d’autres sont réduits à n’être que des mouches vouées à être chassées, exterminées. Et sachons-le ! En Amérique latine, existe un volatile, le quetzal, qui a la particularité de cesser de chanter quand il est en cage. Comment espérer alors le meilleur quand on cultive ainsi (ou s’en accommodant) le pire ? Le journaliste demeure un quetzal humain ! Quand l’euphorie d’un moment est à l’origine de gestes incontrôlés et répréhensibles, que penser de l’euphorie dévastatrice que génère un moment de vexation et de misère qui s’éternise ? Ainsi se vit la condition des exclus en cités déshéritées de villes ou de pays, ici ou ailleurs, là où la vie est en friche au vu et au su de tous, où l’on compte pour si peu, sinon pour rien. Et le néant n’appelle que le néant.
Merci, monsieur le ministre, de votre compréhension. Avec mes meilleures salutations distinguées.
Abdelkader Benbrik, journaliste