Majed Nehmé explique la guerre en Syrie pour «algeriepatriotique» (3)
Au plan strictement interne, quelles parts prennent les clivages confessionnels et les difficultés sociales dans la crise dans ce pays ?
Majed Nehmé : La Syrie, comme le Liban ou l’Irak, est composée d’une multitude de confessions religieuses. Le ciment qui les soude est l’arabité, dans la mesure où près de 90% de la population se définit comme arabe. Le parti Baas (comme d’ailleurs tous les partis nationalistes de types nassériens, unionistes arabes ou nationalistes syriens, voire les partis dits progressistes…) se veut le miroir de cette réalité. Il projette de fédérer toutes les communautés religieuses dans un Etat national arabe et séculier qui transcenderait l’antagonisme confessionnel et ethnique. Ce projet définit l’islam comme l’un des éléments constitutifs de l’identité nationale arabe, mais pas le seul. L’islam sunnite est certes majoritaire dans le pays (65%), mais il est traversé par des sensibilités antagonistes. Dans leur écrasante majorité, les Syriens sunnites sont de sensibilité soufie et craignent plus que tout l’islam wahhabite qui, s’il parvient à s’emparer du pouvoir en Syrie, risque de les éradiquer, comme il l’avait fait dans la province du Hedjaz conquise par les Saoudiens. Basés essentiellement dans les villes, ces sunnites de sensibilité soufie constituent, avec les minorités alaouite, chrétienne, druze et ismaélite, la majorité de la population. Cela explique sans doute pourquoi le régime continue à bénéficier d’une large majorité dans l’opinion (au moins la moitié de la population), par conviction ou par réalisme, ou tout simplement par rejet des ingérences étrangères occidentales, turque ou des monarchies du Golfe. La seule composante non arabe de la population syrienne, à savoir les Kurdes (10%), est majoritairement acquis au pouvoir. Leur aversion de la Turquie explique, entre autres, leur soutien critique au régime qui, aux premiers mois de la révolte, avait accordé la nationalité syrienne à quelques 300 000 Kurdes apatrides. Mais ce qui crée l’illusion que l’actuel régime syrien est un régime confessionnel alaouite c’est sans doute le fait que le nombre des officiers au sein de l’armée ou de l’appareil sécuritaire est disproportionné avec leur importance numérique au sein de la population pour des raisons historiques et sociales. Car pendant que les fils de la bourgeoisie des villes boudaient ces deux institutions, les fils des paysans et des minorités y voyaient un moyen rapide d’ascension sociale. C’est aussi le fait que l’actuel président est lui-même issu de la communauté alaouite (15% de la population) comme de nombreux hauts militaires. Il n’en reste pas moins que les clivages sont essentiellement socio-économiques et les vrais décideurs économiques et sociaux sont majoritaires au sein de la bourgeoisie sunnite des villes. Comme l’a souligné l’opposant syrien Haytham Manna, sur 500 décideurs économiques ou dans les milieux des affaires, on compte à peine 15 issus de la communauté alaouite. Même si l’un des plus riches hommes d’affaires connus en Syrie n’est personne d’autre que Rami Makhlouf, le cousin du président. Les clivages actuels, comme je l’avais mentionné plus haut, sont essentiellement socioéconomiques et géographiques (la campagne contre la ville, la paysannerie et la petite bourgeoisie contre les affairistes), des clivages aggravés par la politique de libéralisme effréné conduite au nom des réformes structurelles et de l’efficacité économique exigées par l’Union européenne.
On parle d’une opposition intérieure et d’une autre extérieure. Ces deux oppositions sont-elles alliées ou, au contraire, antagoniques?
Comme vient de le montrer la dernière conférence réunie au Caire cette première semaine de juillet sous l’égide de la Ligue arabe, de l’ONU et des pays occidentaux pour unifier les rangs de l’opposition syrienne, cette dernière ne parvient pas à surmonter ses divergences. Les groupes armés qui mènent la guérilla à l’intérieur (majoritairement islamistes) ont rejeté d’emblée la tenue d’une telle conférence, qui impliquerait leur marginalisation. Ils ont même accusés ces opposants réunis au Caire de «comploteurs contre la révolution». Il ne faut pas se tromper : la principale force d’opposition contre le régime du Baas est, sur le terrain, celle des Frères musulmans. C’est cette opposition qui reçoit l’essentiel des fonds, des armes et des djihadistes venus de l’extérieur. Même au sein de l’opposition extérieure dite libérale et démocratique, les Frères musulmans sont omniprésents et décident de tout en veillant cependant à mettre en avant certaines figures libérales, laïques ou démocratiques.
Cette division de l’opposition fait le jeu du régime. Entre partisans de la militarisation de la révolte, ceux qui appellent l’Otan à intervenir et ceux qui ne cherchent que des réformes démocratiques, le fossé est infranchissable.
A l’intérieur, l’Armée syrienne libre (ASL) rejette tout compromis avec le pouvoir. Son jusqu’auboutisme est à la mesure de son éclatement et de sa faiblesse. Le Comité général de la révolution syrienne (CGRS), composé d’opposants intérieurs qui rejettent l’ingérence étrangère, fait bande à part. Créé en août 2011, le CGRS s’était fixé pour objectif de «resserrer» les liens entre les différentes factions opposantes agissant en Syrie. En vain. Quant au Conseil national syrien (CNS), vitrine extérieure de l’opposition adoubée par les Occidentaux et les «démocrates» du Golfe, il est contrôlé par les Frères musulmans, eux-mêmes divisés entre intérieur et extérieur.
Il faut ajouter à ce tableau les Comités locaux de coordination (CLC) et le Comité de coordination pour le changement national et démocratique (CCCND) ainsi la Coalition des forces laïques et démocratiques (CFLD). Toutes ces structures ne pèsent pas lourd sur le terrain face aux groupes djihadistes qui semblent gagner du terrain, mais n’ont pas de stratégie cohérente.
De grandes incertitudes pèsent sur l’évolution des événements en Syrie. Une solution à court terme à la crise est-elle envisageable ?
Bien malin celui qui se hasarderait à donner un diagnostic fiable de l’évolution des événements en Syrie.
Il convient cependant d’observer que, contrairement à ce qui s’est passé dans les autres pays du mal nommé «printemps arabes», en seize mois, le régime est encore debout et même capable d’organiser des manœuvres militaires grandioses (mer, terre et air). Ce qui montre qu’il a confiance en l’institution militaire. On n’a également observé aucun effondrement dans l’armée, les services de sécurité, l’Administration et le corps diplomatique. L’alliance avec la Russie, la Chine, l’Iran et le Hezbollah ne s’est pas fissurée. Mieux encore, l’Irak, contre toute attente, a ouvert son marché aux produits syriens, rendant peu opérationnelles les sanctions occidentales contre l’économie syrienne…
Mais il est illusoire de croire, comme le souhaitent certains ultras du régime, que l’option militaire et sécuritaire soit le remède. Certes, les ultras de l’autre camp facilitent la tâche des éradicateurs du régime en exigeant le départ de Bachar, le démantèlement de l’appareil sécuritaire et militaire plutôt qu’un dialogue productif qui déboucherait sur un régime de transition qui préserve la Syrie d’une guerre civile assurée.
C’est la philosophie préconisée par le plan Annan, par les Russes et les Chinois et certains pays arabes lucides comme l’Algérie. En dehors de ce plan de transition qui permettrait aux Syriens de retrouver entre eux le chemin de l’unité, de la démocratie et de la stabilité, il n’y a pas de salut.
Je doute cependant que les pays occidentaux et leurs supplétifs arabes puissent donner une suite favorable à ce plan qu’ils avaient pourtant approuvé à Genève. La sortie de crise en Syrie échappe désormais aux seuls Syriens. Elle est entre les mains des Russes et des Occidentaux.
Le médiateur onusien Kofi Annan n’a pas mâché ses mots en identifiant les responsables de l’enlisement de la crise. Dans un entretien accordé au Monde, il s’est indigné contre ceux qui accusent les Russes d’empêcher une «transition crédible» en Syrie.
«Mais ce qui me frappe, a-t-il dit sans faux-fuyants, c’est qu’autant de commentaires sont faits sur la Russie, tandis que l’Iran est moins mentionné, et que, surtout, peu de choses sont dites à propos des autres pays qui envoient des armes, de l’argent et pèsent sur la situation sur le terrain. Tous ces pays prétendent vouloir une solution pacifique, mais ils prennent des initiatives individuelles et collectives qui minent le sens même des résolutions du Conseil de sécurité.» Le Grand Jeu se joue aujourd’hui en Syrie. Au grand malheur des Syriens qui en paient le prix.
Interview réalisée par Ramdane Ouahdi
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