A la mémoire de Yamina Méchakra
«Le temps a trop d’avance sur nous qui cherchons à nous réinventer»
Yamina Méchakra – La Grotte éclatée – page 31.
«Le temps a trop d’avance sur nous qui cherchons à nous réinventer»
Yamina Méchakra – La Grotte éclatée – page 31.
Bien sûr, nous sommes peinés quand nous perdons quelqu’un de cher. Nous étions préparés, la sachant malade. La perte de Yamina Méchakra fait partie de ces événements qui surviennent et qui provoquent de la douleur. Mais la vie continue et prenant exemple sur ceux et celles qui nous indiquent le chemin des certitudes.
Je rendais visite régulièrement à Yamina Méchakra. Elle était mal en point. La voir diminuée me perturbait. Elle a édité Arris (éditions Marsa-2.000) alors que je déposais mon roman Trabendo qui paraitra en 2001 chez le même éditeur. J’ai eu à discuter avec elle sur ce travail difficile et prenant qu’est l’écriture d’un livre. Femme d’une simplicité étonnante, elle n’avait aucune prétention et ne mesura pas son talent. Nous discutions avec passion de sciences sociales, de livres et surtout de notre peuple. Elle admirait Kateb Yacine, mais de là à l’effacer pour la ranger dans ce courant que l’on nomme «écriture katébienne», c’est la sortir de son propre champ littéraire et de ses propres sentiments ! Elle a conçu une œuvre intérieure à laquelle le monde extérieur finit par ressembler car les tragédies de la grotte et les péripéties indiquent la tourmente dans une écriture onirique. Dès sa disparition, des textes qui ronronnent sont publiés ici et là dans les médias ou sur le web sans attendre que sa tombe soit fermée ou que les trois jours de deuil soient clos comme le veut nos traditions. Ne fallait-il pas lui rendre hommage de son vivant, enferrés que nous sommes dans un isolement qui ne favorise ni les relations conviviales ni la promotion de la culture. Les cimetières semblent devenir le lieu des rencontres culturelles. Femme sensible, elle avait une écriture à elle, accessible, et d’une esthétique poignante. Son talent était dû à une richesse d’idées, une vaste imagination, de la subtilité dans ce qu’elle exprime et surtout un enracinement à sa terre. Elle a beaucoup écrit et certains de ses textes ont disparu dans les méandres de la malhonnêteté. Yamina Méchakra a fait paraître La Grotte éclatée dont le titre original quelle avait mis était «Ma grotte et ma peine». Après lecture du manuscrit chez l’éditeur, un autre titre a été proposé par Marcel Bois, alors lecteur à la Sned en 1979. Ce titre a été pris dans une phrase (Je ne me souviens de rien… Notre grotte éclata…) – Enag- 2.000 – page 94.
Non ! Son écriture n’est pas «katébienne» comme tentent de nous le dire certains qui déjà veulent la catégoriser et l’enfermer dans le même linceul que Kateb Yacine. «Kateb et Isiakhem voyaient en elle une résurrection de la Kahina», lit-on dans un hommage, en mêlant Issiakhem dans la «chorba» «katébienne» cuisinée par des critiques et des chercheurs qui vont au-delà des pensées de Kateb Yacine. C’est quoi cette démarche. Pourquoi cette publicité dans des circonstances où il faut de la retenue ? Yamina était une femme tout simplement. Une femme de cœur qui avait son style, une façon de voir les choses, de les sentir et de nous les restituer. Pourquoi vouloir lui coller une filiation littéraire à Kateb Yacine et d'inventer des mots pompeux comme par exemple «Elle était une katébienne» ou encore «La grotte éclairée par Nedjma» (El Watan du 22.5.13). C’est quoi être «katébien» ? C'était une femme qui valait son «pesant de poudre» mais son propre pesant pas comme reflet des autres et surtout pas comme reflet de ces deux hommes aussi prestigieux qu’ils le sont. C’est faire injure aux femmes en général d’inférer leur valeur par rapport aux hommes et c’est se disqualifier que d’étendre aux arts et aux lettres ce sexisme honteux. Elle le disait, elle l’écrivait, elle les aimait, les femmes comme elle respectait les hommes. On le découvre dans La Grotte éclatée, l’œuvre élégiaque, comme dans Arris et si on n’a pas compris cela dans ses écrits, c’est qu’on n’a pas compris le message de Yamina. Alors n’en faisons pas une icône, elle n’aurait pas aimé. L’a-t-on lu ? Lisez ses œuvres et vous découvrirez une personne d’une grande culture avec une sensibilité profonde, de l’humanisme et un style qui lui est propre qui n’a rien d’«une écriture katébienne», quel joli mot. Veut-on encore inventer une marque de fabrique comme cette publicité des années 1980 «Elles sont nées chez nous». Trop de gesticulations tuent la geste de Yamina Méchakra qu’on veut aussi en faire une kébloutie afin de la figer dans le cercle des bonimenteurs et des courants passéistes. Yamina est algérienne, femme moderne, d’une nouvelle génération et, quant au pays, nous l’avons tous en partage : «J’avais compris qu’il était grand temps de vivre, qu’un nom n’avait point d’importance. Des hommes s’étaient mis à effacer de leur sang toute la honte qui pesait sur l’histoire de mon pays pour recommencer une histoire plus juste, plus digne, plus humaine.» La Grotte éclatée – Enag- page 29.
Par ailleurs, laissons en paix Kateb Yacine, qui n’a rien demandé et que l'on sort à la moindre occasion pour remplir les pages culturelles des médias quand on n’a rien à mettre. Que l’université l’étudie c’est une bonne chose mais n’en faisons pas «une star». Il n’aurait pas aimé cela, Kateb, l’homme du théâtre populaire. Ne l'entendons-nous pas crier : «Arrêtez de parler de moi, trop, c'est trop».
Qu'est-ce ces intellectuels maladroits qui encerclent les cadavres et mettent les âmes en conserve ? Et puis, qu’a fait notre génération hormis discourir, danser et boire sur les lauriers de l’indépendance pendant que les malins s’installaient au pouvoir pour le siècle en nous enfermant dans la cage aux oiseaux si ce n’étaient le mouvement berbère et les jeunes de 88 qui nous avaient libérés une seconde fois et sortir de la grotte. Le seul horizon raisonnable qui nous reste consiste à trouver les moyens du dégagement, de l’échappée et de la réinvention en pleine conscience d’un pire prévisible. Il s’agit de concevoir un ordre nouveau à partir de nos malheureuses expériences et de nos échecs. Et les mots sont inaptes à procéder au changement.
Le 8 mars 2013, à l'occasion de la Journée de la femme, j'ai passé l’après-midi avec Yamina ainsi que sa grande sœur dans une résidence spécialisée à l'Hôpital Drid-Hocine. Elle était malade car fragile comme le sont de nombreux artistes et écrivains ou comme tout un chacun pourrait l’être. C’est la destinée. Zahia Yahi, du ministère de la Culture, s'occupait d'elle depuis 7 ans. Elle a beaucoup fait pour Yamina.
Originaire de Meskiana, inhibée par la culture du terroir et l’amour de son pays, je lui chantais les chansons qu’elle aimait. J’ai refusé d’être interviewé, car il y a un temps pour les morts qu’il faut respecter et le temps de la vie. Il y a des décalages flagrants entre ce que l’on publie dans les médias à chaque fois qu’un artiste ou qu’un intellectuel disparait et l’oubli ou la mise à l’écart de leur vivant. Pourquoi n’avait-on pas parlé d’elle alors qu’elle était en maladie, pourquoi n’allait-on pas lui rendre visite hormis une poignée de fidèles. Je n’ai pas voulu aller au cimetière. Je savais qu'il y aurait les habituels visiteurs de parade qui viendraient pour se montrer. J'évite les «djanazates» protocolaires qui se font dans les bousculades. J'irai prier, seul, sur sa tombe quand le vent des hypocrisies aura passé. Je lui chanterai sur sa tombe la chanson chaouie des Hracta et des Aâmamra qu’elle aimait : «Ekker thoura adhouguir» de Aissa el Djermouni (lève-toi et partons). Mais partons dans le bon sens. Celui de l’éthique.
Abderrahmane Zakad, urbaniste
Alger, le 24 mai 2013