Comment le Mossad a favorisé l’implantation des Frères musulmans dans les territoires palestiniens
Une chose est sûre : sur le plan strictement militaire, l’armée israélienne ne pourra pas durablement stationner, sinon réoccuper Gaza. Comme durant la précédente opération «Plomb durci» de l’hiver 2008/2009, elle pourra difficilement dépasser le seuil symbolique des 1 500 morts et devra, fatalement se retirer… Comme l’explique de manière définitive Alain Joxe dans son dernier livre Les guerres de l’empire global, une armée conventionnelle ne peut sortir gagnante de ce type de conflit asymétrique(*) qui, au final se transforme toujours en victoire politique du faible contre le fort, de David contre Goliath, du sacrifice humain contre l’arrogance technologique, politique et médiatique.
L’autre précédent est la guerre qu’Israël lança contre le Liban durant l’été 2006 : non seulement l’armée israélienne subit de lourdes pertes infligées par les unités mobiles et les forces spéciales du Hezbollah, mais en plus, les mythes de l’invincibilité de l’armée israélienne et de l’excellence de ses services de renseignement en prirent un fameux coup. L’image de Tel-Aviv en accusa un autre : Israël apparut clairement comme l’agresseur. Son armée «américaine» avait fait non seulement de nombreuses victimes civiles, mais aussi détruit les principales infrastructures d’un petit pays ne disposant pas, quant à lui, de vraies forces armées. Désastre en termes d’image, désastre politique et diplomatique aboutissant à une crise politique interne, des rapports d’enquête parlementaire et plus spécialisés se manifestant comme autant de symptômes d’une crise morale profonde affectant les fondement même de la société israélienne, de sa cohésion, voire de son avenir…
A Gaza, devant les caméras de télévision, les soldats israéliens montreront différents souterrains et rampes de lancement de projectiles détruits. Mais dès qu’ils auront tourné les talons, ces différents dispositifs seront reconstruits et entreront de nouveau en fonction. De fait – depuis 2008 –, la situation stratégique n’a pas bougé d’un poil à ceci après que les missiles du Hamas et du Jihad islamique ont gagné en portée comme en charge explosive. Leurs katibas ont acquis certains savoir-faire du Hezbollah libanais. A défaut de profondeur stratégique, les mêmes acteurs disposent d’une profondeur démographique inépuisable tandis que la mort d’un seul de ses soldats est vécue par la société israélienne comme un drame national. Devant la mort, l’asymétrie joue en faveur des Gazaouis, plus largement des Palestiniens et des autres acteurs de la Résistance à l’occupation et à la colonisation israélienne.
Face à ces pesanteurs du terrain et aux évidences incompressibles des guerres asymétriques actuelles, la gesticulation des diplomaties occidentales, onusienne et autres, demeure assez pitrale : les appels répétés en direction de Tel-Aviv pour un improbable cessez-le-feu relève de la pure communication à destination des opinions publiques et des diasporas arabes qui ne sont pas totalement dupes… Envers et contre tout, l’armée israélienne poursuivra son opération. Et les diplomates sérieux savent parfaitement que la cause profonde de cette nouvelle guerre s’enracine dans les deux obsessions principales du cabinet Netanyahou.
La première concerne la poursuite de l’occupation militaire de la Cisjordanie et la construction de nouvelles colonies alors qu’on dénombre aujourd’hui pas moins de 180 000 logements vides en Israël ! L’objectif affiché est de poursuivre le tronçonnage de l’espace palestinien d’une manière irréversible afin de rendre définitivement caduque l’option de deux Etats avec Jérusalem pour capitale commune. Au début de son premier mandat, en 2009 plus exactement, le nouveau président américain avait imploré Tel-Aviv de «geler» la construction des nouvelles colonies afin de permettre la reprise des discussions pour un «processus de paix israélo-palestinien» moribond depuis l’arrivée de Netanyahou aux affaires. La réponse de Tel-Aviv se réduit à un simple bras d’honneur à destination des chancelleries américaines, européennes et arabes. Il convient ici de rappeler qu’à l’époque, Hilary Clinton – aspirant à devenir la prochaine présidente des Etats-Unis –, s’était alors opposée à Barack Obama. Et pour ne pas être en reste avec son électorat newyorkais et ses bailleurs de fonds de Wall Street, elle se prononçait une nouvelle fois pour le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem envers et contre toutes les résolutions des Nations unies demandant la restitution des territoires occupés en juin 1967, dont Jérusalem…
La seconde obsession israélienne concerne la cassure du mouvement national palestinien en deux entités : d’un côte la «gentille» Autorité palestinienne sous perfusion financière européenne et américaine ; de l’autre, le «méchant» Hamas persistant à ne pas reconnaître l’existence d’un «Etat juif». Il faut rappeler – ici – que cette situation a été méthodiquement fabriquée par les services israéliens dès le début des années 70. A cette époque, j’effectuais plusieurs interviews de responsables militaires israéliens m’expliquant ouvertement pourquoi et comment leurs services spéciaux favorisaient l’implantation d’activistes de la confrérie des Frères musulmans dans les territoires occupés palestiniens. Ces activistes qui, plus tard, seraient à l’origine de la création du Hamas palestinien, devaient constituer «les anticorps religieux et politiques» face à une OLP de Yasser Arafat volontiers marxisante et laïque. A terme, cette stratégie permettrait à Tel-Aviv de faire apparaître la revendication nationale palestinienne aux yeux de l’opinion internationale comme une émanation terroriste alliée d’Al-Qaïda… Cette manipulation d’apprenti sorcier a fonctionné au-delà de toute espérance, finissant par échapper à ses géniteurs, accouchant d’une nébuleuse incontrôlable et incontrôlée. Et dès qu’une velléité de réunification entre Hamas et Autorité palestinienne s’amorce, on voit le cabinet israélien monter au créneau pour dénoncer un nouveau péril terroriste menaçant la terre entière… Ces deux obsessions ubuesques sont encore aujourd’hui à l’origine de la nouvelle guerre de Gaza et de ses multiples conséquences régionales, notamment en Syrie et en Irak.
Face à cette équation parfaitement posée et connue de tous, sous nos yeux comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, les belles âmes peuvent toujours s’alarmer de la résurgence de l’antisémitisme ici ou là. Evidemment, de telles manifestations sont inacceptables et doivent être rigoureusement combattues, mais – comme dirait Spinoza –, faudrait-il encore avoir le courage de remonter aux vraies causes et ne pas seulement traiter des effets secondaires qui ne modifient en rien l’origine du mal… En effet, le cabinet israélien devrait lire, non seulement le livre essentiel d’Alain Joxe précédemment cité, mais aussi L'éthique de Spinoza excommunié de la synagogue en 1656…
Richard Labévière
(*) Alain Joxe, Les Guerres de l’empire global. Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique. Editions La Découverte, 2012.
Richard Labévière est rédacteur en chef et grand reporter à la TSR, rédacteur en chef à RFI et de la revue Défense de l'IHEDN. Il est aujourd'hui consultant en relations internationales. Collaborateur du mensuel Afrique-Asie, il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages dont Les dollars de la terreur, Le grand retournement, Bagdad-Beyrouth, Quand la Syrie s'éveillera et Vérités et mythologies du 11 Septembre.
Article publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.