Lettre à un ami virtuel
Cher N’dugu,
Cher N’dugu,
Hier, j’étais loin du monde des ordinateurs et de l’internet. En un mot, loin de la civilisation. Ça vous paraît peut-être bizarre, mais c’est la vérité. Nous avons été, mes enfants et moi, à mon village natal, à une centaine de bornes de Bordj. A la limite de deux wilayas : la 18 et la 19. Au nord de l’une et au sud de l’autre. Si vous connaissez bien la géographie de l’Algérie, il vous sera facile de repérer ce village : il s’appelle Babor. Pas loin d’Aïn El-Kebira d’où est originaire notre ancien ministre de «l’industrie industrialisante», des années 70. Le soleil venait à peine de se lever quand nous avons pris la route. La route était déserte et… ma fille chantait. Encore un autre air de Brel ! Incontestablement, les pluies diluviennes qui se sont abattues au début de ce mois de mai sur pratiquement tout le nord algérien ont été bénéfiques à la céréaliculture. Tout au long de la route, aux champs de blé se succèdent des champs de blé. Le vert, où se mêle par endroits le rouge des coquelicots, s’étend à perte de vue. Ces dernières pluies ont eu donc raison de la sécheresse des mois de mars et avril. La moisson ne pourra, en principe, qu’être bonne cette année. Les paysans avec lesquels j’ai eu à discuter de cette providence divine s’en réjouissent d’ailleurs. Il y en a même qui sont d’un optimisme qui me paraît, personnellement, démesuré. Selon eux, il suffit de deux ou trois saisons consécutives comme ça et l’Algérie redeviendra ce qu’elle a toujours été par le passé : le grenier à blé de l’Europe !
La commune de Serdj El Ghoul vous souhaite la bienvenue
Serdj El-Ghoul ! Un nom qui a fait peur à mes enfants. Et, je l’avoue, à moi aussi. Car Serdj El-Ghoul, il n’y a pas si longtemps, était la tanière des loups. Vous voyez ce que je veux dire, N’dugu ? Tout ça est derrière nous maintenant. Enfin, je suppose. Le vendredi, c’est jour de marché à Babor. A mon arrivée dans ce village situé au pied de la fameuse chaîne de montagnes qui lui a donné son nom, vers 8h30, il y avait encore du monde. Il commençait à faire chaud et je me suis arrêté pour prendre une cigarette et étancher ma soif dans un café maure. Les enfants, eux, attendaient dans la voiture, à l’ombre d’un énorme eucalyptus. Peut-être plus vieux que le village. Quelques kilomètres plus loin et nous voilà en plein douar dont il ne reste en réalité que quelques maisons éparpillées çà et là. Sous la menace incessante des loups, la plupart des villageois avaient plié bagage. Ils ne restent que les plus téméraires d’entre eux. Ceux qui n’avaient pas les moyens d’aller s’implanter ailleurs, ceux qui tiennent encore à leur lopin de terre. Mes oncles étaient de ceux-là. Bravant tous les dangers, ils ont pu tenir tête aux loups, aux chacals et aux sangliers. Oh ! Là. Je m’égare. Revenons au politiquement correct. J’ai garé la voiture à côté du cimetière où a été enterrée au mois de février dernier ma grand-mère maternelle, que Dieu ait pitié de son âme ! Ce cimetière, faute d’entretien, est envahi par des herbes folles de toute sorte : la botanique n’étant pas ma spécialité, je ne peux vous faire une liste exhaustive de ces plantes pour la plupart épineuses, mais qui, malgré tout, attirent quelques maigres chèvres qui semblent les apprécier. Dans ce cimetière, il n’y a pas de tombes bien décorées avec du marbre italien ni de caveaux de famille. Tous les morts sont égaux et leurs tombes ne portent que des pierres tombales en ardoise. Sans épitaphe ! Les «ci-gît Flen et ci-gît Felten» n’existent pas. De loin, j’ai pu même distinguer un bout de fémur, apparemment encore bien conservé que les dernières pluies ont mis à jour ! Les traces d’éboulement y sont encore visibles. De ça, je n’ai soufflé mot à mes enfants pour ne pas les effrayer davantage. N’dugu, ne trouvez-vous pas que c’est bizarre que je parle de la mort ? Tout cela parce que l’endroit est idéal pour le repos éternel. Mes oncles sont des paysans aux conditions modestes. De plus, ils ont beaucoup d’enfants donc beaucoup de bouches à nourrir. C'est ce qui explique qu'au repas, il n’y avait ni poisson ni couscous. Le menu était le même pour tout le monde et se résumait à quelque chose de très simple : galette et l’ben. Ce whisky arabe coulait à flots. Puisé directement d’une gourde faite de peau de chèvre. Vous voyez, N’dugu, même si je suis chirurgien, j’ai toujours les pieds sur terre. Je m’adapte facilement à toutes les situations.
Abdelaziz Ghedia
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