Mezri Haddad à Algeriepatriotique : «Moncef Marzouki est le candidat des islamistes»
On ne présente plus en Algérie le philosophe arabe et l’ancien ambassadeur de la Tunisie auprès de l’Unesco Mezri Haddad. Parce qu’il a été le tout premier intellectuel à dévoiler la face cachée du Printemps arabe et à conjecturer ses dégâts sur la Libye et sur la Syrie dont il a été un avocat fervent et redoutable, et parce qu’il est aussi un défenseur constant et de longue date de l’Algérie. Nous avons voulu connaître son opinion sur l’élection présidentielle en Tunisie.
Algeriepatriotique : Que pensez-vous des résultats de l’élection présidentielle ?
Mezri Haddad : En attendant la proclamation des résultats définitifs par l’ISIE, il est clair que le candidat de Nidaa Tounès, Béji Caïd Essebsi, est arrivé en tête, loin devant le candidat d’Ennahdha et de Hizb Ettahrir, Moncef Marzouki. C’est une victoire relative parce qu’elle n’a pas pu empêcher la tenue d’un second tour dont l’issue reste non seulement inconnue, mais également porteuse de tous les périls. Ce qui est en revanche certain, c’est que ces résultats préliminaires traduisent et confirment la bipolarisation Nidaa Tounès-Ennahdha.
Mais Ennahdha n’a donné aucune consigne de vote à ses électeurs !
Oui, c’est ce qu’ils ont dit, et c’est ce que leur chef suprême a déclaré. Mais entre ce qu’ils disent publiquement et ce qu’ils font secrètement, il y a toujours un écart abyssal. Il ne faut jamais perdre de vue le fait qu’Ennahdha est une ramification locale et régionale des Frères musulmans, dont la doctrine autant que l’histoire dénotent la culture du secret et la pratique du double langage ainsi que de la duplicité. C’est ce que les membres de cette secte appellent dans leur terminologie la taquiyya. Sinon, comment expliquez-vous le score réalisé par le CPR aux législatives, à savoir 2,9%, et celui que son candidat vient d’obtenir, 29% ou 30% ? Arithmétiquement, ce score est exactement celui qu’Ennahdha a réalisé aux élections législatives. Autre indicateur, le score réalisé par Moncef Marzouki dans les régions du Sud, où le régionalisme, le clanisme et même le tribalisme semblent l’avoir emporté sur le nationalisme et l’unité nationale.
Pour certains analystes tunisiens, les autres candidats à l’élection présidentielle, comme Hamma Hammami, Slim Riahi, Mondher Zenaïdi ou Kamel Morjane, ont desservi Béji Caïd Essebsi et avantagé Moncef Marzouki. Qu’en pensez-vous ?
A part le cas de Hamma Hammami, candidat du Front populaire, qui a parfaitement eu raison de se présenter parce qu’il porte les aspirations et les idées de la gauche tunisienne et parce qu’il a pioché dans une assiette électorale sociologiquement déterminée et idéologiquement identifiée, il est manifeste que la division de la famille destourienne a privé Nidaa Tounès d’un certain nombre de voix. Si minimes soient-elles a posteriori, ces voix auraient pu peser dans la victoire de Béji Caïd Essebsi dès le premier tour. C’est à cela que j’ai appelé dès le mois d’octobre, malgré l’estime que je porte pour Kamel Morjane et Mondher Zenaïdi. Cela étant, je ne pense pas que leurs candidatures aient été déterminantes dans le non-triomphe de Nidaa Tounès dès le premier tour. L’explication est plutôt à chercher dans l’électorat islamiste, toutes tendances confondues (Ennahdha, Ettahrir, LPR, Ansar Al-Charia), dans le clivage régionaliste poussé à son paroxysme par Moncef Marzouki, dans l’utilisation illégale des moyens financiers et logistiques de la présidence de la République, dans le soutien financier du Qatar et dans la campagne anti-Nidaa Tounès de certains grands médias français à l’influence desquels beaucoup de mes compatriotes restent sensibles, par atavisme et par complexe du colonisé.
Même si nous savons que vous n’étiez pas membre du RCD, on vous disait pourtant proche de l’ancien ministre de la Santé, Mondher Zenaïdi, et de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Kamel Morjane !
Sans doute, et je le reste encore aujourd’hui à titre personnel et amical. Mais lorsque les intérêts supérieurs de la nation tunisienne sont en jeu, lorsque l’avenir de tout un pays et de toute une région est menacé par les hordes islamo-fascistes et terroristes, il n’y a plus de proximité ni d’amitié qui compte. Les deux anciens ministres que vous citez sont bien placés pour savoir que, même à l’époque de Ben Ali, je savais me démarquer de l’orthodoxie moutonnière lorsque mes convictions patriotiques ou nationalistes arabes l’exigeaient.
Commentant les résultats de cette élection présidentielle, le chef de la diplomatie américaine vient de déclarer que «le chemin démocratique de la Tunisie restera une source d’inspiration pour tous les pays de la région et du monde qui veulent construire un avenir inclusif, pacifique et prospère». Qu’en pensez-vous en tant qu’ancien ambassadeur ?
Si j’avais été un ambassadeur typique et bien formaté, je vous répondrais que M. Kerry est un grand diplomate qui respire la démocratie et expire les droits de l’Homme ; qu’en tant que Tunisien, ses éloges de l’expérience démocratique tunisienne me vont droit au cœur ! Comme je suis d’abord un libre penseur arabe radicalement opposé à l’obscurantisme islamiste et farouchement attaché à l’unité, à la souveraineté et à la sécurité du monde arabe, je vous répondrai que les louanges de M. Kerry ne m’affectent guère et que je n’ai même pas à les commenter. Je peux comprendre son affection bien paternaliste du paradigme tunisien pour entretenir la mythologie du «Printemps arabe» dont son pays est à la fois l’inspirateur et le réalisateur. Tant que l’implosion et la dislocation des Etats-nations arabes ne sont pas achevées, le mythe de la «révolution bouazizienne» doit être impérativement entretenu. En Libye, en Irak et en Syrie, on voit très bien ce que signifie «l’avenir inclusif, pacifique et prospère» du monde arabe dans la géopolitique américaine !
Quelles sont vos prévisions pour le second tour de l’élection présidentielle dans votre pays ?
Tout dépendra des alliances politiques qui vont se faire et se défaire dans les prochains jours. Si, comme je le souhaite vivement, un large front patriotique, moderniste, républicain et progressiste est constitué autour de Béji Caïd Essebsi, ce dernier pourra tout à fait battre le candidat des intégristes et le mercenaire numéro un du Qatar. Dans cette perspective, je compte bien sur le sens politique et stratégique dont Hamma Hammami pourrait, et devrait, faire preuve. Je compte aussi sur la mobilisation de la société civile et des forces vives du pays, sur le pragmatisme des autres partis politiques opposés à l’ancien régime de la troïka et sur l’unité, cette foi-ci indéfectible, de la famille destourienne et bourguibienne. Toutes ces composantes du front patriotique doivent se coaliser contre les forces de la réaction, de la régression et de la félonie.
Propos recueillis par Houneïda Acil