Scott Horton à Algeriepatriotique : «Aucune entité n’est prête à tenir tête à la CIA aux Etats-Unis»
Algeriepatriotique : Dans votre livre Lords of Secrecy vous accusez Washington d’entretenir le black-out sur l’utilisation des drones. Que cache l’administration Obama sur ce sujet ?
Algeriepatriotique : Dans votre livre Lords of Secrecy vous accusez Washington d’entretenir le black-out sur l’utilisation des drones. Que cache l’administration Obama sur ce sujet ?
Scott Horton : De prime abord, il est nécessaire de distinguer entre les frappes spécifiques, où les considérations tactiques justifient que la date, l’heure, le lieu et la méthode soient tenus secrets avant l’attaque, et les grandes considérations de politique qui conduisent l’administration Obama à adopter un programme d’assassinats et le confier à la CIA, en utilisant généralement des missiles portés par des drones. Dans ce dernier cas, l’exigence du secret est foncièrement illégitime.
L’administration Obama doit justifier son programme, expliquer ce qu’elle cherche à atteindre, et pourquoi elle croit qu’elle peut mener ce programme du point de vue du droit. Or, l’équipe d’Obama affirme que deux facteurs justifient le secret, même à ce niveau de la politique d’Etat : primo, les assassinats s’appuient souvent sur un accord diplomatique secret entre les Etats-Unis et un Etat disposé à coopérer – comme le Pakistan et le Yémen –, ce qui exige des Etats-Unis qu’ils mentent sur leur rôle ; secundo, la CIA, contrairement au Pentagone, mène des opérations secrètes, couvertes. En somme, Washington essaie simplement de cacher une guerre d’un nouveau genre, secrète par essence, et qui est dirigée par les services de renseignement plutôt que par l’armée.
Les assassinats par les drones américains sont un secret de polichinelle. En revanche, le programme qui justifie ces assassinats est tenu secret. Que pouvez-vous nous dire sur ce programme ? Pourquoi Washington refuse-t-il de le rendre public ?
L’administration Obama argue que le secret est justifié par des raisons de sécurité nationale. Elle va jusqu’à dire que même les fondements juridiques sur lesquels reposent leurs actions sont secrets. Or, cette affirmation est d’une telle absurdité que même les tribunaux fédéraux américains – qui se gardent de remettre en question l’argument du secret brandi par l’Administration – ont exprimé leur objection. L’été dernier, la cour d’appel fédérale de New York a forcé le gouvernement à produire la note secrète justifiant l’assassinat au Yémen d’Anwar Al-Awlaki, un citoyen américain, par une frappe de drone. Ce document montre que les mobiles de l’assassinat sont tirés directement du droit de la guerre, que l’assassinat d’un ennemi qui présente des menaces imminentes pour les Etats-Unis, en contexte de guerre, et qui ne peut être facilement arrêté, inculpé et traduit devant les tribunaux sans mettre en danger la vie des soldats américains, peut être justifié. Cela soulève un certain nombre de questions évidentes : qui sont exactement ces ennemis ? Sur quel territoire cette guerre est-elle menée ? Les réponses à ces questions ne sont toujours pas claires. Bien au contraire, il semble que les services de renseignement américains formulent constamment des réponses différentes qu’ils rendent rarement publiques.
Vous dites que dans quelques années d’autres gouvernements développeraient cette arme et l’utiliseraient de la même manière que les Etats-Unis. Quels sont ces pays ? Si aucun cadre juridique n’est mis en place pour régir l’utilisation des drones, quelles en seront les conséquences ?
Si on la compare, par exemple, avec la technologie des armes nucléaires, celle des drones n’est pas très complexe. En fait, au moment où nous parlons, les drones font leur entrée dans les circuits commerciaux ordinaires, et les drones militaires seront très répandus dans le monde entier avant la fin de la décennie. Il faut plutôt s’intéresser aux différents usages qu’on en fait. Dans quelques années, les petits drones de reconnaissance feront partie de l’arsenal de la plupart des grandes armées. Certes, les Etats de l’Alliance de l’Atlantique Nord auront tous ce genre de drones et s’en serviront, et d’autres armées puissantes et dotées en ressources à travers le monde les acquerront elles aussi, y compris une demi-douzaine de pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Le plus dur sera d’acquérir des drones plus grands, plus meurtriers et dotés d’une autonomie de navigation en haute altitude et équipés pour larguer des missiles. Aujourd’hui, les Américains détiennent le monopole, mais il ne fait aucun doute que les dix principales puissances militaires du monde en disposeront avant la fin de la décennie. Une fois qu’ils les auront acquis, ces pays vont copier la manière dont les Américains s’en servent et chaque pays peut ainsi les utiliser contre la «menace terroriste» telle qu’ils la définissent : la Russie pourrait cibler les insurgés tchétchènes, la Turquie pourrait frapper la guérilla kurde, et la Chine les séparatistes ouïghours. Ainsi, en refusant de divulguer les règles qui régissent l’usage qu’ils font des drones, les Etats-Unis créent un véritable danger, celui d’assister à un usage répandu et de plus en plus violent de ces armes. Aujourd’hui, nous pensons aux frappes de drones dans des villages reculés du Yémen et du Pakistan, mais la justification de ces frappes doit être présentée d’une manière qui proscrit l’utilisation de ce matériel à Chicago, Paris, Alger ou Moscou, par exemple. Voilà pourquoi trop de secrets deviennent une menace pour la sécurité mondiale.
Les révélations accablantes du rapport sur les «techniques d’interrogatoire poussées» utilisées par la CIA sur des sites secrets à travers le monde n’ont pas surpris l’opinion publique. La commission chargée de ce rapport a conclu à la totale inefficacité du programme. Ces révélations graves resteront-elles sans suite ?
Il faut rappeler que le programme de la torture et des sites secrets a été démantelé par Bush avant qu’il ne quitte ses fonctions, et le premier acte d’Obama a été de rendre une ordonnance interdisant la torture et les sites secrets. Tout en arguant que ce programme a prouvé son utilité, la CIA admet également que c’était une erreur. D’autre part, la CIA a conservé ses dispositifs de détention par procuration, et le rapport du Sénat a bien documenté ces arrangements en Mauritanie, au Maroc et en Egypte, par exemple. Qu’en est-il des conséquences immédiates de ce programme ? Des agents de la CIA qui ont été profondément impliqués dans la torture et les sites secrets, tels qu’Alfreda Bikowsky et Robert Eatinger, siègent maintenant au sommet de la hiérarchie de la CIA et exercent une forte influence sur ses politiques. Je crois savoir qu’en ce moment même, une lutte majeure se déroule à l’intérieur de l’agence, qui concerne le personnel de haut rang impliqué dans ce scandale. Il reste à savoir s’ils seront écartés ou pas. Mais en matière d’opérations et de budget, jamais la CIA n’a été aussi puissante. Il n’est pas exagéré de dire que la CIA est admirée et crainte par les autres entités du gouvernement américain. Personne n’est prêt à lui tenir tête. Et cela représente l’un des plus graves défis pour l’intégrité de l’Etat dans l’histoire de la démocratie américaine.
Plusieurs analystes ont révélé un lien étroit entre les Etats-Unis et les groupes djihadistes, et ce, depuis leur soutien à Ben Laden en Afghanistan contre les Soviétiques jusqu’à leur appui aux groupes terroristes qui sévissent en Libye et en Syrie. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Aujourd’hui, le New York Times rapporte sur la base d’une étude approfondie de la gestion de la trésorerie de la CIA en Afghanistan que celle-ci était tombée aux mains d’Al-Qaïda. La CIA choisit régulièrement ses alliés pour atteindre des objectifs de court terme, montrant son incapacité à anticiper les crises futures que ces relations pourraient produire. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, elle finançait et soutenait des groupes qui allaient par la suite muter en organisations terroristes ; elle se rangeait de leur côté, tout en finançant et en travaillant en bonne intelligence avec les services secrets d’Etat qui pratiquent la torture et la violation des droits de l’Homme. Ces mariages de complaisance démentent les déclarations des Etats-Unis sur le respect de certains principes dans leurs relations, y compris la défense de la démocratie et des droits de l’Homme. Quand la CIA n’était qu’un maillon de la structure de sécurité nationale américaine, ces liaisons contre nature étaient déjà problématiques. Maintenant que la CIA joue un rôle de plus en plus dominant, cette propension à se liguer avec des partenaires infréquentables est un énorme embarras pour les Etats-Unis.
Les déstabilisations et les coups d’Etat dans différentes régions du monde nous portent à croire que nous assistons à un projet de mondialisation de la guerre dirigée par Washington. Jusqu’où pensez-vous que les Etats-Unis seraient prêts à aller pour maintenir leur hégémonie sur le monde ? Qu’est-ce qui pourrait freiner l’establishment dans sa politique belliciste ?
Le conflit qui se profile aux Etats-Unis à propos d’un rapprochement avec l’Iran sert à mettre en évidence la nette division qui existe dans le pays à ce sujet. D’un côté, nous avons les néoconservateurs, désormais officiellement liés au Parti républicain aux Etats-Unis et au Likoud en Israël, qui exercent des pressions pour une politique d’intervention agressive au Moyen-Orient. Les néoconservateurs bénéficient également de l’appui des interventionnistes libéraux, dont les vues sont souvent très similaires. Ces groupes soutiennent que l’intervention est essentielle pour prévenir une menace imminente pour les Etats-Unis en provenance de la région et qu’en intervenant, ils apporteront un printemps de transformation démocratique et de stabilité au Moyen-Orient. A ce stade, ces revendications ont été si complètement discréditées qu’il est difficile de comprendre comment ces voix peuvent être sérieusement écoutées. De l’autre côté, il y a un autre discours dans lequel la majorité des gens se reconnaissent, et qui est usé après tant d’engagements improductifs au Moyen-Orient ; une opinion publique qui doute de l’importance pour les Etats-Unis des évolutions au Moyen-Orient. Pour la majorité des gens, les relations avec l’Asie orientale sont plus importantes pour l’harmonie mondiale, ainsi qu’au commerce et à la finance internationale. Tout comme les néoconservateurs font valoir que l’Iran est le principal adversaire qui mobilise l’intervention militaire américaine au Moyen-Orient, leurs détracteurs estiment qu’un rapprochement avec ce pays permettrait de mettre fin à l’hémorragie financière et militaire qui impacte le budget américain depuis des décennies. Par conséquent, il est clair qu’un accord de non-prolifération entre les puissances occidentales et l’Iran est l’issue la plus prometteuse pour les Etats-Unis, les mettant à l’abri du fiasco néoconservateur. Un tel accord annoncerait le désengagement américain graduel du Moyen-Orient, et probablement la réduction de la dépendance vis-à-vis de tactiques comme les guerres secrètes par drones interposés. Les forces déployées contre Obama sur ce point sont puissantes, et ce serait faire montre d’optimisme excessif que de croire que cela sera facile de mettre en œuvre cette politique.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
Biographie succincte
Scott Horton est un avocat américain connu pour son travail de défense des droits de l’Homme et du droit des conflits armés. Il est membre de l’Institut «Nation» et collabore à la rédaction du magazine Harper, où il couvre les questions juridiques et de sécurité nationale. Il est l’auteur de Lords of Secrecy dans lequel il dénonce le black-out maintenu par Washington sur son usage des drones et accuse le président de créer des précédents qui pourraient revenir hanter l’Amérique.