Ali Kahlane : «Le terrorisme mondial a de très bonnes raisons d’utiliser les réseaux sociaux» (II)

Algeriepatriotique : Comment faire pour que le contrôle des réseaux sociaux protège le pays et la société sans porter atteinte aux libertés individuelles ? La frontière entre les deux étant ténue, comment fixer les limites ?

Algeriepatriotique : Comment faire pour que le contrôle des réseaux sociaux protège le pays et la société sans porter atteinte aux libertés individuelles ? La frontière entre les deux étant ténue, comment fixer les limites ?
Ali Kahlane :
Car elles sont fondamentales pour la survie de n’importe quelle démocratie, des hommes et des femmes se sont battus et ont payé de leur vie pour que les libertés individuelles et la vie privée en général soient préservées et assurées dans le cadre de la loi. Mais nous savons que dans tous les pays du monde, des plus démocratiques à ceux qui le sont beaucoup moins, il existe un ou plusieurs types de contrôle de l’information sous diverses formes. A ce contrôle est associé tout naturellement celui des canaux utilisés pour la diffusion de l’information sous toutes les formes possibles et imaginables. La logique universelle veut qu’on ne puisse pas dire tout et n’importe quoi à un enfant comme on ne peut le laisser en contact avec n’importe quel type d’information sans la surveillance ou la modération des adultes. Ceci est fait pour le bien de l’enfant et, personne ne discuterait ou ne mettrait en doute la sincérité et l’utilité de cette démarche. Par ailleurs, tout Etat estime qu’il ne peut pas non plus tout dire, ou laisser dire par d’autres, à ses citoyens, il ferait tout pour «empêcher» l’accès à une information qui serait en contradiction avec le discours officiel ou l’interprétation qui devrait être faite de la vie politique du pays. Bien sûr, dans ce second cas, les bienfaits ou la sincérité de la démarche de l’Etat peuvent être discutables selon l’idéologie ou les options partisanes des uns et des autres, mais cela n’est pas le sujet. Ce parallèle entre l’enfant et les citoyens comporte un point en commun, ce sont les dégâts causés par l’information transmise, aussi bien dans son fond que dans sa forme. Partant du principe que si les dégâts sont comparables, les cures devraient pouvoir aussi l’être. Dans le cas du virtuel, le support utilisé, le mode de diffusion et surtout la rapidité avec laquelle l’information atteint sa cible n’ont pas empêché des lois particulières d’être promulguées ni les amendements à celles qui existaient déjà d’expliciter encore mieux leurs applications (lois 04-15 du 10 novembre 2004 section 7 bis, 09-04 du 5 août 2009 et 06-22 du 20 novembre 2006). Elles incluent la prise en charge du monde numérique et en particulier celui des réseaux sociaux. Elles précisent l’aspect particulier des infractions commises dans le monde numérique. Elles ont mis en place tout un arsenal juridique pour protéger les victimes et punir les contrevenants dont la loi a criminalisé la plupart des infractions. La promulgation de ces textes par l’Algérie, depuis maintenant plus de 10 ans pour la plus ancienne d’entre elles, a permis à notre pays d’avoir une avance et une expérience dans le traitement des cas de cybercriminalité que d’autres nous envieraient. En pratique, comment assurer la protection des citoyens en général et de l’information en particulier dans le monde virtuel ? Les services de sécurité tels que la gendarmerie et la police sont outillés pour pouvoir s’attaquer à tout type d’affaires impliquant les réseaux sociaux. C’est ainsi que les usurpations d’identité qui ont la palme d’or, suivies de très près de celles de diffamation, de chantage, de menaces, de piratage de données, d’attentat à la pudeur et de pédophilie, d’escroquerie et de fraudes, de blanchiment et de contrefaçon pour les plus «softs» sont le lot quotidien des officiers de police judiciaire à travers tout le pays. Sur un tout autre plan, mais de loin le plus préoccupant, les cas d’apologie du terrorisme et/ou de la violence, de propagande de tous genres, de xénophobie qui met en scène la haine de l’autre s’il n’est pas de la même obédience religieuse ou sociale sont malheureusement régulièrement enregistrés et traités d’une manière spéciale. Le terrorisme mondial a de très bonnes raisons d’utiliser les réseaux sociaux. Tout d’abord, c’est un canal privilégié, car il est très populaire. Il a la capacité d’une mise en contact avec une large audience, toutes les castes de la société sont atteintes sans coup férir, en un laps de temps très court il fait partie du réseau tout naturellement et le parcourt tel un poisson dans l’eau. Deuxièmement les réseaux sociaux sont simples d’utilisation et très conviviaux. Ils sont aussi très fiables techniquement et assurent un anonymat relatif tout en étant, bien sûr, gratuits. Enfin, la troisième raison est que le réseau social permet aux terroristes d’atteindre directement leur «client», en fait «ils frappent virtuellement à sa porte», cela n’a rien à voir, en terme d’efficacité ou de «retour sur investissement» comparé à l’ancien modèle du site web dans lequel ils étaient obligés d’attendre que le visiteur vienne au site pour espérer «l’alpaguer» et surtout espérer qu’il les contacte. Les objectifs premiers des terroristes, une fois en ligne, sont la propagande, la radicalisation et bien sûr le recrutement. Ils utilisent les réseaux sociaux et les outils qui les accompagnent pour développer des listes de recrues potentielles ou sympathisants à travers les groupes que les gens créent généralement entre eux. Ce sont les mêmes outils marketing qu’utilise n’importe quelle entreprise qui veut avoir une liste de prospects, des clients potentiels pour leur vanter ou leur vendre un produit ou un service. Les terroristes ont accès aux mêmes types d’information sur les personnes, le profil, la région où ils habitent, leurs intérêts, leurs goûts, etc., ils pourront alors décider qui cibler et comment approcher chacun d’eux individuellement. Ces méthodes sont extrêmement efficaces quand elles ciblent les jeunes. De plus en plus les groupes terroristes et leurs sympathisants utilisent massivement les réseaux sociaux comme un puissant dispositif de recrutement, de la même manière que les pédophiles le font pour rechercher leur prochaine victime parmi les jeunes.
On a tendance à se focaliser sur Facebook. Pourquoi, selon vous ? Est-ce le seul réseau influent ou y en a-t-il d’autres tout aussi puissants, mais dont l’impact est – disons – plus insidieux ?
D’abord, quelques chiffres et informations sur le plus grand des réseaux sociaux en termes de nombre d’utilisateurs ainsi qu’en popularité. Facebook, à la fin de juillet 2015, comptait près de 1,5 milliard d’utilisateurs actifs par mois dont 90% le sont à travers le mobile (smartphone, tablette ou équivalent). En Afrique, l’Algérie est classée 5e en nombre d’utilisateurs avec 9,7 millions d’utilisateurs actifs. Un peu plus du tiers sont des utilisatrices. Pour la distribution en âge, 72% ont entre 18 et 34 ans, 15% entre 13 et 17 ans et 13% ont plus 35 ans. L’internaute algérien qui utilise Facebook utilise surtout sa messagerie et en deuxième lit les «posts» publiés. Il accède principalement au moyen d’un appareil mobile et essentiellement en soirée. Les 93% des utilisateurs de Facebook s’y connectent quotidiennement et plus de 50% d’entre eux restent connectés au moins une heure. Pourquoi ce succès ? Il vient tout d’abord de la facilité avec laquelle on ouvre un compte, la gratuité de la communication (si on met de côté le coût de la connexion internet qui peut aussi servir à autre chose) et bien sûr la sensation et l’excitation de bientôt appartenir à une communauté où le connu côtoie tout également l’inconnu. Mais pas seulement. Il y a aussi le fait de retrouver dans le virtuel des amis qu’il aurait été impossible de contacter aussi facilement dans la vie de tous les jours et encore moins échanger des messages en temps réel avec eux avec l’aisance que donne Facebook. Il donne la faculté à chacun de nous de repousser les frontières de notre temps et de notre espace et de sentir maîtriser le monde qui nous entoure. Il permet à certains de changer de mode de vie et carrément de vie comme avoir de nouveaux amis ou se marier, ce que fait d’ailleurs très bien, mais autrement «Second life», un autre réseau social. Proche de l’individu, il fait appel à plusieurs de ses instincts primaires, quelques-uns plutôt nobles, utiles et encouragés, comme la recherche de l’information conduisant ainsi au savoir et à la connaissance, le tout agrémenté par le partage et la recherche de soi à travers les autres. Nous avons d’autres instincts qui sont un peu moins majestueux et qu’on évoque beaucoup moins, mais qui sont vécus tout aussi intensément comme le voyeurisme et l’exhibitionnisme, qui sont très répandus chez les jeunes, qui les considèrent comme très tendance alors que chez les moins jeunes ça friserait la perversité. Tous les goûts sont dans la nature, ils le sont aussi sur Facebook ! Le fait d’appartenir à une communauté qui est supposée nous suivre pas à pas développe en nous un sentiment narcissique que chacun de nous possède au fond de lui, consciemment ou inconsciemment. En effet, la majorité des utilisateurs avoue se sentir importants. Ils se sentent servir enfin à quelque chose de concret, certains disent même qu’ils se sentent avoir l’âme d’une célébrité. Il est, par exemple, quasiment impossible de se voir souhaiter un «joyeux anniversaire» par 200 amis dans la vie réelle, ce qui peut très facilement se réaliser en l’espace de quelques minutes avec 200 amis dans Facebook ! L’ego est aussi à son maximum lorsqu’on reçoit des «j’aime» pour une photo ou un profil qu’on change, pour un album de photos qu’on vient de poster, pour un «partage» ou mieux encore pour «un statut» ou un commentaire qui est apprécié par nos amis. Facebook est devenu un véritable phénomène de société. Des familles entières perdues de vue depuis des lustres se retrouvent. Renouent pour certaines des liens coupés lors de déplacements, de mariages ou tout simplement des pertes de vue que la vie moderne impose à tous et à toutes. Les grandes familles d’antan se recomposent virtuellement avec tous les avantages et le minimum d’inconvénients comme elles n’auraient jamais pu le faire. Les contacts sont facilités et deviennent quotidiens si ce n’est carrément instantané, la messagerie (WattsApp) de Facebook permet l’échange en temps réel et, cerise sur le gâteau, un message peut être consulté plus tard, même quand on n’est pas en ligne. L’utilisation du mobile et l’avènement de la 3G ont fini par démocratiser l’utilisation de Facebook au-delà de ce que pouvait espérer l’Algérien moyen. En effet, les opérateurs mobiles y sont aussi pour beaucoup dans l’explosion du nombre d’utilisateurs, puisqu’ils ont tous concocté lors du lancement de la 3G des forfaits qui incluent systématiquement un accès Facebook illimité. L’effet papillon de la 3G a bouleversé les habitudes des internautes et notamment dans l’utilisation des réseaux sociaux qui sont devenus un vecteur de communication incontournable. Ils ont permis de pratiquement multiplier le nombre de connectés à Internet par sept pour atteindre et dépasser le nombre psychologique de 11 millions, sachant que le nombre d’internautes dépasse les 25 millions. Les autres réseaux sociaux ont chacun leur attrait spécifique, mais aucun d’eux ne peut séduire l’utilisateur moyen comme le fait Facebook. Sans compter que les interconnexions de tous les autres réseaux sociaux qui se connectent à Facebook jouent en sa faveur. Twitter qui compte 126 750 d’utilisateurs ne fait pas beaucoup d’émules à cause de la limite de 140 caractères et du nombre de médias qu’on peut y attacher. A moins de vouloir poster/produire une vidéo et la « monter » sur YouTube, avec 74 400 comptes (de ceux qui télécharge effectivement des vidéos) tout se passe au sein de Facebook, visionnage et commentaires. LinkedIn est strictement professionnel avec ses 0,50%, il n’est pas perçu comme un réseau social classique, il se dispute le leadership avec Viadeo, un réseau professionnel francophone de même type que lui, sauf que ce dernier est payant, même pour la version de base alors que LinkedIn offre des services fonctionnels de base gratuitement avant de vouloir passer à Premium que la majorité des internautes algériens n’ont pas besoin de rejoindre en payant. Google+, malgré qu’il soit lancé par le géant de l’internet, peine à dépasser les 0,50% chez nous avec 45 270 utilisateurs suivis de très près par Tumblr avec 41 250 utilisateurs (c’est un réseau avec un contenu culturel, un peu Facebook+Twitter+Blogspot), de Pinterest avec 28 200 (c’est un réseau avec carnet de tendances virtuel qui vient de «pin» épingler et d’«interest» intérêt, un tableau de liège virtuel sur lequel on épingle différents médias qu’on aime et qu’on partage. Il est à 97% utilisé et alimenté par la gent féminine), le reste des réseaux sociaux se partage les 0,15% restants. Les réseaux sociaux font partie de la vie de tous les jours et de la grande majorité des internautes algériens. Pour beaucoup de jeunes, se connecter c’est renaître un peu. Le besoin de se connecter, certains le comparent à celui de boire et de manger, alors que d’autres rajoutent même qu’il est comparable à un chez soi réconfortant et douillet, car ils n’imaginent plus la vie sans Facebook. Beaucoup estiment que c’est leur baguette magique, capable de changer leur état d’esprit et leur humeur en quelques minutes, en entrant dans un monde à la limite du virtuel, où tout devient possible.
Interview réalisée par Karim Bouali
Ali Kahlane est vice-président du think tank Care (Cercle d’action et de réflexion autour de l’entreprise), ancien professeur à l’EMP (Ecole militaire polytechnique, ex-Enita), Ph.D. en informatique (Londres).

 

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