Panthéa Kian à Algeriepatriotique : «Hollande et Sarkozy préparent une coalition contre Le Pen» (III)
Algeriepatriotique : Les Etats-Unis et l’Iran viennent de signer un accord sur le nucléaire. Quelle lecture faites-vous de ce «revirement» ? Pourquoi Téhéran a-t-il signé et pourquoi les Etats-Unis ont-ils accepté l’accord, selon vous ?
Algeriepatriotique : Les Etats-Unis et l’Iran viennent de signer un accord sur le nucléaire. Quelle lecture faites-vous de ce «revirement» ? Pourquoi Téhéran a-t-il signé et pourquoi les Etats-Unis ont-ils accepté l’accord, selon vous ?
Panthéa Kian : Il ne s’agit pas d’un revirement récent. Dès son élection en novembre 2008, Obama avait opéré une rupture avec la politique étrangère agressive et militariste de l’Administration Bush, et optait pour l’apaisement des relations avec la République islamique et le dialogue direct sur le dossier nucléaire iranien. La politique d’apaisement d’Obama à l’adresse du régime iranien dont Ahmadinejad était le président coïncidait malencontreusement avec le soulèvement populaire appelé la Révolution verte contre la «réélection» frauduleuse d’Ahmadinejad en 2009, décidée par l’ayatollah Khamenei, le guide du régime, que tout opposait au candidat gagnant, Hossein Moussavi. Malgré la répression sanglante de la population et l’envergure de la contestation qui mobilisait des centaines de milliers de manifestants dans tout le pays durant des semaines, Obama n’a pas renoncé à sa politique de main tendue vers le régime islamique et s’est bien gardé de soutenir le soulèvement qui se transformait en révolution de la classe moyenne contre le régime islamique. Obama a fait ce choix parce qu’en dehors de son caractère non belliciste, la politique de main tendue vers l’Iran est dans l’intérêt économique des Etats-Unis. L’alliance politique avec l’Arabie Saoudite, wahhabite, soutien des terroristes salafistes, comportait des inconvénients pour l’image des Etats-Unis et suscitait des réticences au sein même de l’establishment. Le revirement de la politique américaine par rapport à l’Iran se traduit par un changement de stratégie et d’alliance politique dans la région du Golfe. Les Etats-Unis d’Obama abandonnent en quelque sorte l’allié saoudien pour l’autre puissance régionale, l’Iran, à bien des égards plus intéressant pour les intérêts américains. L’Iran est un grand pays bien ancré dans l’histoire avec 75 millions d’habitants bien éduqués, des infrastructures modernes relativement bien développées et une société paradoxalement occidentalisée et moderne qui est considérée par l’Occident comme autant de consommateurs potentiels de leurs produits et capitaux. Cela fait plus de trente ans que les compagnies américaines n’ont pas pu bénéficier de commerce et d’investissement en Iran. Les sanctions américaines qui ont frappé l’Iran depuis trois décennies frappaient aussi les intérêts capitalistiques américains. Pour toutes ces raisons, à l’opposé des gouvernements précédents qui avaient fait le choix stratégique d’alliance avec les Etats sunnites réactionnaires du golfe Persique, Obama a pris de plus en plus de distance avec les dirigeants saoudiens et le camp sunnite du Golfe au cours de ses deux mandats. A l’inverse, les Français qui avaient une bonne position dans l’économie iranienne ont pris le virage saoudien et qatari au détriment de leurs bonnes relations économiques et politiques avec l’Iran. La France de Hollande se lie avec la monarchie wahhabite quand les Etats-Unis d’Obama n’hésitent pas à mettre de la distance entre eux. La conclusion de cet accord historique avec l’Iran, si toutefois Khamenei, les Pasdarans et autres ultraconservateurs qui craignent pour leur domination monopolistique sur l’économie iranienne ne le torpillaient pas, mettrait fin à 30 ans d’isolement de ce pays et aurait des conséquences politiques remarquables pour l’avenir du Proche-Orient. C’est cette perspective qui effraie les monarchies du Golfe et leur allié israélien.
Washington a également effectué un virage à 180° avec Cuba. Pourquoi ce changement brusque, à votre avis ?
Je suppose qu’Obama fait le même raisonnement qu’avec l’Iran : pourquoi empêcher les capitaux américains de pénétrer le marché cubain par un demi-siècle d’embargo, par ailleurs totalement inefficace dans ses objectifs politiques, qui a privé autant les Cubains que les Américains des bénéfices des échanges commerciaux. Mais je pense que dans ce changement stratégique de la diplomatie américaine du Cuba, il ne faut pas négliger la République bolivarienne du Venezuela et ses immenses ressources pétrolières, gouverné par des socialistes et anti-impérialistes. Les Etats-Unis ont besoin de Cuba quel que soit leur plan pour le Venezuela. S’ils veulent une normalisation des relations avec ce pays, ils ont besoin de l’intermédiaire cubain, s’ils cherchent à renverser son régime socialiste directement ou par étranglement économique, ils ont besoin de la neutralisation de Cuba.
L’Inde vient de décommander 126 avions Rafale, faisant perdre un gros marché à l’industrie militaire française. La Russie réclame son argent suite au refus de la France de lui livrer deux navires de guerre. Paris fait-il fausse route en s’alignant sur les Etats-Unis ?
L’histoire récente de la France est une suite d’abandons de ses souverainetés. D’abord sa souveraineté monétaire et politique avec son entrée dans l’UE et la zone euro, la rendant totalement dépendante des marchés financiers et inféodée à la Commission européenne. Elle a perdu ensuite sa souveraineté militaire en réintégrant le commandement intégré de l’Otan en 2007 sous Sarkozy. Depuis cette date, la France est engagée dans les conflits que les Etats-Unis provoquent dans leurs propres intérêts. C’est justement pour éviter à la France de tomber dans ce piège que Charles de Gaulle avait décidé le retrait de la France de l’Otan en février 66. C’est le peuple français qui paie les frais de la soumission de ses gouvernements aux intérêts économiques et stratégiques des Etats-Unis. Ce sont encore nos impôts qui au lieu de financer les besoins du pays vont servir au remboursement du 1,2 milliard d’euros de dédommagements réclamé par la Russie pour la rupture, sous pression américaine, du contrat de livraison du Mistral à la Russie. L’affaire d’annulation de la commande de 126 Rafale par la nouvelle majorité gouvernementale en Inde est aussi la conséquence de l’adhésion de la France à l’Otan commandée par la politique impérialiste américaine. Le nouveau gouvernement nationaliste hindou a dénoncé le contrat d’achat des Rafale comme mesure de rétorsion au refus de la France d’honorer son contrat de vente de Mistral à la Russie et pour signifier le choix politique de son rapprochement avec la Russie et la Chine contre la violation de l’Eurasie par les puissances occidentales de l’Otan, dirigées par les Etats-Unis.
Comment décririez-vous la situation en France depuis l’avènement de Hollande à l’Elysée ?
Depuis l’adoption du Traité de Lisbonne, puis du TSCG, les conséquences éclatent au grand jour sous le nom d’austérité. Le chômage n’a cessé d’augmenter. Les délocalisations se sont accélérées, la désindustrialisation a fait un bond en avant, les privatisations continuent, les services publics sont appauvris, les effectifs des fonctionnaires réduits, la protection sociale démantelée, le droit du travail implose, la déflation salariale est incessante, les conditions de travail se détériorent, le contrôle social et les lois sécuritaires se multiplient. Toutes les conquêtes sociales mises en place après la Libération sont les cibles de l’Union européenne et du Medef. Elles sont progressivement détruites par les gouvernements qui se succèdent : celui de l’UMP et ses alliés et celui du PS soutenu par les Verts et le Front de gauche. Tous complices. Au gouvernement depuis 2012, le Parti socialiste mène une série de contre-réformes répondant aux injonctions de l’Union européenne vers toujours plus de libéralisation et de privatisation, de démantèlement de la République avec les lois récentes dites de décentralisation qui propulsent une euro-régionalisation qui ne dit pas son nom, de déconstruction du droit du travail et des politiques sociales, de réduction de la sécurité sociale, d’appauvrissement des services publics à tous les niveaux et dans tous les domaines. Le démantèlement de la France semble inexorable… Il n’y a pas de différence de fond avec la politique précédente, menée par l’UMP (devenue Les Républicains) conduite par M. Sarkozy. C’est avec quelques artifices rhétoriques, sa continuation et son approfondissement. Le Medef, organisation patronale, en rêvait, le Parti socialiste au pouvoir le fait !
Comment l’était-elle sous Sarkozy qui veut revenir en 2017 ?
La situation politique était perçue comme différente pour deux raisons. La première est que M. Sarkozy incarnait la droite dure avec son cortège de mesures antipopulaires. C’est pourquoi certaines mesures antisociales, par exemple la «réforme» des retraites se sont heurtées à une très forte résistance populaire. La seconde est que la «gauche» faisait encore illusion. Les gens pensaient qu’en votant pour M. Hollande, ils votaient pour un gouvernement et une politique «de gauche», c’est-à-dire respectueuse de leurs intérêts. Or, le bilan des politiques menées tant par M. Sarkozy que par M. Hollande révèle leur nature identique sur le fond. C’est d’ailleurs pour cela que nos duettistes ont besoin du Front national. En 2017, ni le PS ni Les Républicains (LR) n’ont la certitude d’être présents au second tour de l’élection présidentielle, condition pour prétendre emporter l’élection. Sauf «retournement» imprévu de l’opinion publique, on ne voit pas comment le PS pourrait se qualifier à coup sûr pour le second tour de l’élection présidentielle. Même chose pour LR. Ces deux partis auront besoin d’une large union dans chacun de leur camp pour les soutenir dès le premier tour. Le système majoritaire à deux tours de l’élection présidentielle nécessite des alliances pour être dans les deux premiers au premier tour et se qualifier ainsi pour le second. Or, le FN ne peut et ne veut pas d’alliances. Sans alliances, sa probabilité d’accession au pouvoir est quasi nulle. On ne voit pas comment le FN pourrait obtenir seul plus de 50% au deuxième tour de la présidentielle et gagner ensuite aux élections législatives, toujours seul, une majorité de députés. Tel est le raisonnement des dirigeants du PS et de LR. C’est pourquoi ils veulent affronter Marine Le Pen au second tour de la prochaine présidentielle, croyant alors l’emporter facilement. En vérité, PS et LR s’arrachent Marine Le Pen ! Le PS et LR ont donc besoin de diaboliser le FN pour que leur stratégie fonctionne. Ils ont besoin de faire un chantage à la peur en agitant l’épouvantail du FN devant les électeurs. Nouvelle Donne, EELV, le Front de gauche, accepteront-ils de ne pas présenter de candidat en 2017 et d’appeler à voter, dès le premier tour, par exemple pour… monsieur Valls, monsieur Hollande, madame Royal ? A droite, le MoDem et l’UDI feront-ils pareil ? D’où le besoin de faire monter le FN et de dramatiser sa progression pour que l’électorat accepte le choix du vote utile et du «moins pire». Tous ces partis sont d’accord sur l’essentiel, à savoir l’horizon indépassable du post-national et des institutions supranationales néolibérales. Ils travaillent ainsi tous objectivement pour le maintien de l’essentiel de ce qui fait la force des classes dominantes. Ils n’en sont pas moins en concurrence électorale réelle, vitale pour les revenus et les carrières de chacun. Il y aura un déchaînement médiatique contre tous ceux qui refuseront ce chantage en persistant à vouloir sortir du système euro-libéral. Cependant, le PS et LR jouent avec le feu. Car le frein à l’égard du vote FN continue de faiblir. Et rien n’indique que l’élection de Marine Le Pen en 2017 soit impossible. Pour faire face à cette hypothèse, PS et LR ont un plan «B», c’est celui d’une «grande coalition» à l’allemande ou d’un gouvernement d’«unité nationale» à la française. Une «grande coalition» Parti populaire européen-Parti socialiste européen (PPE-PSE) existe déjà de fait au Parlement européen et dans 13 pays de l’UE sur 28. Pour rendre l’austérité permanente, il faut un gouvernement PS-LR, et quelques satellites autour.
Le nouveau président français tente un rapprochement tous azimuts avec l’Algérie. Qu’est-ce qui explique cette tendance ? Est-ce uniquement le besoin pour la France de «reconquérir» le marché algérien perdu face aux Chinois ou y a-t-il d’autres raisons ?
La raison que vous évoquez n’est pas négligeable, au contraire. Mais la France de Hollande a saisi l’occasion perdue sous Sarkozy, notamment en jouant la carte des transferts de compétences que les Chinois refusent de faire. C’est fini l’époque où les pays en voie de développement acceptaient que les pays industriels installent leurs unités de production et exploitent la main-d’œuvre bon marché de ces pays tout en gardant jalousement leur savoir-faire. Mais comme vous le suggérez dans votre question, il ne s’agit pas que de la reconquête du marché algérien. Il s’agit aussi du rôle incontournable que l’Algérie peut jouer pour aider la France à combattre la menace djihadiste dans le Sahel. Un rôle que l’Algérie négligeait jusqu’à récemment. La frontière commune avec la Libye devenue l’antre des djihadistes, les attaques terroristes sur le sol algérien comme la prise d’otage massive dans le Sud-Est algérien à la frontière libyenne, ainsi que les événements du nord du Mali ont convaincu l’Algérie d’accepter la demande française de lier son poids stratégique dans la région avec celui de la France, pour contre les menaces djihadistes et autres rebelles sur leurs intérêts communs.
Interview réalisée par M. Aït Amara et Mohamed El-Ghazi
(Fin)