Lettre à Erdogan : «Vous vous êtes lancé dans une guerre dont vous n’êtes que le sous-traitant»
Contrairement aux cas de la Turquie et de l’Irak, il n’a jamais été question de «problème kurde» en Syrie, que ce soit depuis le début de la lutte contre la turquisation, ou plus tard contre le colonialisme français, ou tout au long de la période de l’indépendance et jusqu’à nos jours. La participation active des citoyens syriens d’ethnie kurde à la vie de la société syrienne s’est toujours déroulée sans fausse note comme en témoignent certains repères historiques hautement révélateurs. Il suffit de passer en revue la longue liste des leaders et des dirigeants syriens, d’ethnie kurde, pour réaliser à quel point fut décisive leur contribution à la défense de leur patrie syrienne et même à la promotion des thèses du nationalisme arabe. Oui, je dis bien du nationalisme arabe.
Saviez-vous, Monsieur le Président, que l’idéologue du nationalisme arabe moderne, le fameux Sati Al-Housri, était d’ethnie kurde ? Lui qui a inspiré les diverses écoles du nationalisme arabe, lui qui fut intronisé par le monde politique et intellectuel comme le philosophe de référence du nationalisme arabe, lui qui a consacré des dizaines de ses ouvrages, en politique et en sociologie, à la défense de cette cause dont il était convaincu qu’elle représentait la seule planche du salut pour cette grande nation, brindille en diversité, fière de sa pluralité et constamment menacée par les puissances coloniales qui ne cessent de comploter pour sa dislocation et son anéantissement. Né à Sanaa, au Yémen, en 1880, de parents alépins, il fit sa carrière politico-éducative en Irak comme ministre de l’Éducation nationale, sous l’émir Fayçal 1er, avant de regagner la Syrie où il continua la lutte pour la réalisation de cet objectif.
Saviez-vous que le grand symbole du patriotisme syrien, Youssef Al-Azmeh, était, lui aussi, d’ethnie kurde ? Lui, ministre syrien de la Défense, qui livra sur le champ de bataille de Maissaloun le dernier combat contre l’invasion française. C’était le 24 juillet 1920, il y a tout juste 95 ans. Lui qui avait décidé de sauver l’honneur de sa patrie savait que la bataille était perdue d’avance. À la tête d’un bataillon composé de 400 vaillants soldats syriens, dont la moitié était des volontaires, il choisit d’offrir à son peuple le sacrifice ultime. Le martyr de Youssef Al-Azmeh fut écrit en lettres de sang et de feu dans les annales de l’héroïsme. Et depuis, Maissaloun s’est transformé d’un simple bourg en un plateau de gloire. Son souvenir ne cesse d’animer le souffle du patriotisme syrien. De génération en génération se transmettent des chants en souvenir de ce repère solide de dévouement et de sacrifice dont la statue orne le centre de Damas.
Et que dire de Mohamed Kurd Ali, ce kurde tcherkés qui fonda l’Académie de langue arabe et en fut le président jusqu’à sa mort, en 1953. C’est à lui que l’on doit la pérennisation de notre langue, lui qui fut ministre de l’Éducation nationale de Syrie.
Parallèlement à ces trois exemples qui en disent long sur la contribution, profonde et magistrale, des citoyens syriens d’ethnie kurde, à la formulation du concept laïque du nationalisme arabe et du patriotisme syrien, se dresse toute une panoplie de personnages illustres, de la même ethnie, qui ont marqué la vie publique en Syrie, à commencer par Ibrahim Hananou, le premier leader politique à rejoindre les rangs de la grande révolution patriotique de libération dirigée par Sultan Pacha Al-Atrache contre l’occupation française. Des centaines de noms symboliques du monde politique, avec ses diverses composantes sociologiques, allant des vieilles familles féodales, telle la famille Barazi qui a donné plusieurs hommes d’Etat, jusqu’au chef très charismatique de la gauche syrienne Khaled Bagdache.
Monsieur le Président, permettez-moi de vous proposer, en toute objectivité, de demander à certains de vos amis syriens, s’ils savaient de quelle ethnie était l’un ou l’autre de ces personnages cités plus haut ! Vous risqueriez, Monsieur le Président, de ne tomber sur aucune personne qui soit en mesure de vous donner la réponse exacte. Cette ignorance n’est pas due au fait qu’ils ont vendu leur pays, car on la rencontre aussi chez les citoyens syriens animés de patriotisme et de dévouement pour leur sainte Syrie, mais elle réside dans le fait que les critères communautaristes-tribaux sont absolument étrangers aux normes sociopatriotiques syriennes et n’y ont jamais eu droit de cité. Raison pour laquelle il n’existe aucune trace, dans les archives de la République arabe syrienne, d’un recensement de la population à base de critères communautaristes-tribaux. C’est précisément là où l’on découvre l’âme syrienne dans sa splendeur, dans sa vérité. Car selon le dictionnaire patriotique syrien, ce genre d’artifice est malsain, hypocrite, ce n’est qu’un calcul macabre propre aux apprentis sorciers. Un artifice honteux, indigne des hommes libres. Il sert d’outil aux conspirations permanentes de l’impérialisme et de ses laquais.
Depuis le début de cette guerre d’agression contre notre sainte Syrie, les vagues de fausses statistiques sur le nombre des membres de telle ou telle ethnie ou communauté religieuse ne cessent de se déferler à travers les médias dominants, avec pour objectif de fabriquer et d’attiser des contradictions ethniques et communautaristes tribales en vue de justifier les interventions de l’Otan. Vous n’êtes pas sans savoir que ces fausses statistiques émanent d’une source unique : la confrérie des Frères musulmans. Celle-ci brille dans l’artifice des calculs macabres, lesquels répondent à une constante historique chez les puissances coloniales, font partie du cadre général de leur fameuse «question d’Orient» et intensifient leur prurit belliqueux.
Monsieur le Président, le simple fait d’ignorer toutes ces réalités ne pouvaient que vous conduire à l’impasse actuelle. Vous vous êtes lancé dans une entreprise guerrière dont vous n’êtes ni le commanditaire, ni le pilote, mais juste un sous-traitant. Cette entreprise a été décidée par le chef suprême de votre clan atlantiste. Il ne revient pas à vous de définir la trajectoire de cette guerre, ni sa finalité. Les rêves sultanesques sont irréalisables de nos jours.
Ce qui étonne le plus chez vous, Monsieur le Président, c’est votre totale ignorance du mécanisme de la stratégie ottomane, surtout en matière d’expansionnisme. Ce n’est pas en épousant les tactiques européennes, qui consistent à jouer la carte des conflits communautaires et sectaires, que vous pourriez faire revivre le sultanat. N’oubliez pas que ces tactiques avaient déjà sapé l’ordre ottoman. Je vous dirais même plus que ça, les Européens pourraient avoir recours à ce genre de tactique pour démanteler la Turquie actuelle. Ça ne pourrait pas être autrement puisque les projets de régionalisation, qui représentent un choix stratégique pour la haute hiérarchie de l’Union européenne, sape le centralisme des États-Nations en Europe au profit des instances fédérales dirigées par des groupes de technocrates non élus. Ceci étant, le projet européen auquel la Turquie espère adhérer aboutirait à la régionalisation de celle-ci de sorte que n’importe laquelle de ses régions serait en mesure de passer des accords, signer des pactes et, pourquoi pas, nouer des alliances avec d’autres régions d’Europe, ou même d’ailleurs, sans l’accord préalable du gouvernement turc.
Monsieur le Président, les faux calculs ne pourront jamais être vertueux. Ils font miroiter des victoires virtuelles. À force d’adhérer aux tactiques occidentales, vous risqueriez de mettre votre propre pays à feu et à sang. Il me paraît que vous n’avez aucune idée de l’effet boomerang dont les prémisses se font sentir et dont il est difficile d’endiguer les dégâts et les retombés sur la Turquie. Vous ne vous êtes pas rendu compte que vous êtes en train de galoper à reculons. Vos alliés occidentaux se cachent derrière vous pour injecter leurs escadrons de la mort en territoire syrien, sans oublier de dénoncer votre connivence totale avec l’organisation Daech surtout dans la guerre que vous menez contre les citoyens syriens d’ethnie kurde. Par la force des choses, votre boulimie géographique tourne à l’anorexie. «Il n’y a que la certitude qui tue, pas le doute», disait Friedrich Nietzsche.
Aujourd’hui, Monsieur le président de la République de Turquie, alors que vos escadrons de la mort, Al-Qaïda et ses dérivés, Al-Nosra/Daech et compagnie, exécutent toute sorte de massacres et de vandalisme contre le peuple de la sainte Syrie, détruisant son prestigieux patrimoine, culturel et cultuel, selon le plan défini par l’Otan et sa base militaire régionale, Israël, vous pourriez entendre dans les rues des villes, des villages, à travers les plaines, les vallées et les montagnes de la sainte Syrie, meurtrie par cette barbarie politiquement correcte, les échos des chants dédiés à la gloire de Maissaloun et qui font des clins d’œil aux « blessures » évoquées par Choukri Al-Kouatli :
«A chaque pas de notre traversée nous nous souvenons de Maissaloun
Et de la terre de Palestine, nous écoutons les appels au secours venus d’Alexandrette.
Patience chère Patrie… patience
Nul ne pourra te séparer de nous
Nul ne pourra nous séparer de toi
Tu es et tu resteras l’artère dans laquelle coule notre sang
Tu resteras notre chère Patrie, notre mère Patrie, notre sainte Patrie
Tu resteras Souriana.»
Monsieur le Président, je ne saurai terminer cette lettre qu’en adressant mes respectueux hommages aux martyrs de la sainte Syrie, aux enfants, aux femmes et aux vieillards, à tous les innocents massacrés par vos organisations terroristes.
Hassan Hamadé
Penseur et polémiste libanais, membre du Conseil national de l’audiovisuel du Liban.