Ahmed Merani à Algeriepatriotique : «L’Algérie n’a pas besoin d’un nouveau FIS»
Algeriepatriotique: Bien que vous ayez joué un rôle politique important dans les années 1990, vous vous êtes complètement éclipsé. Pourquoi ce retrait ?
Ahmed Merani : Lorsque j’ai vu que l’Algérie était en danger, et que chacun de nous était appelé à contribuer avec ce qu’il pouvait pour sortir le pays de l’impasse, je n’ai pas hésité à le faire. Or, aujourd’hui, c’est le règne de la médiocrité, de l’indignité, de la corruption et de l’absence de valeurs. Alors, s’il fallait accepter d’entrer dans le jeu, il aurait fallu jouer comme [eux]. C’est pourquoi j’ai préféré rester en marge et observer l’évolution de la situation de loin. Si je vois qu’il y a encore des opportunités pour redresser la situation et faire avancer l’Algérie, je serai présent. Mais si je constate, comme c’est le cas aujourd’hui, que la parole revient aux tenants de la médiocrité, de la corruption et de l’indignité, alors, je continuerais à observer de loin.
Nous ne vous avons pas vu commenter ou réagir aux événements importants qui ont marqué le pays ces dernières années. Comment décrivez-vous la situation qui prévaut dans le pays actuellement ?
Si, j’ai réagi à l’événement majeur de ces dernières années, à savoir l’élection présidentielle. Je suis intervenu sur plusieurs chaînes de télévision pour dénoncer cette forfaiture qu’est le quatrième mandat. Mes interventions étaient si percutantes que le pouvoir a déposé une plainte contre moi pour «atteinte à un symbole de l’Etat». Mais la plainte n’a pas été jugée recevable, parce que, dans mes interventions, il n’y avait en fait que de la critique. Cela dit, les événements secondaires ou minimes, comme l’élection d’untel à la tête du FLN ou le limogeage de tel général par le chef de l’Etat, ne méritent pas, selon moi, un intérêt particulier. Lorsqu’il y a des événements qui hypothèquent l’avenir de l’Algérie, là, oui, je serai au rendez-vous. Autrement, on n’est pas obligé de passer son temps à faire des déclarations pour commenter toute l’actualité qui, parfois, exacerbe la sensibilité des hommes jaloux de leurs pays. En résumé, je dis toujours que ce système politique a lamentablement échoué et qu’il conduit actuellement l’Algérie droit vers une grande catastrophe. Je prie Dieu qu’Il nous en préserve. Car toutes les actions, toutes les décisions émanant de ce système sont à l’origine des perversions.
Vous dites que si la situation actuelle faite de corruption perdurait, vous n’interviendriez pas. Mais, en même temps, vous dites que vous n’hésiterez pas à intervenir si l’avenir de l’Algérie était hypothéqué. N’est-ce pas contradictoire ?
Je ne vois pas où est la contradiction. J’ai dit que si on se mettait à commenter les événements, on n’arrêterait pas, parce que chaque jour apporte son lot de bévues commises par le pouvoir en place. L’histoire nous renseigne que tout système ou toute civilisation en déclin ne produisent que des erreurs. Alors, quand vous avez un système pourri, tout ce qui émane de lui est forcément pourri. C’est dans ce sens que j’avais déclaré que le quatrième mandat serait une catastrophe pour l’Algérie, et j’ai assumé mes propos. J’ai dit que je craignais le pire, mais que je gardais tout de même espoir que la situation changera un jour.
L’ancien avocat du FIS, Me Bachir Mechri, vient d’accuser Ahmed Chouchène de mentir sur plusieurs faits qui se sont déroulés durant les années où le terrorisme était à son apogée. Qui est derrière toute cette manipulation, selon vous ? Qui manipule Chouchène et tous les autres ?
Je ne sais pas qui manipule qui. Ce que je sais, c’est que la plus grande erreur commise par le mouvement islamiste, c’est d’avoir constitué un parti politique et d’être entrée en politique. Dès lors que le mouvement islamiste a constitué un parti politique et accepté d’entrer dans la course au pouvoir, toutes les parties intéressées étaient tentées d’exploiter cette situation. Résultat : chaque partie voulait avoir le dessus sur les autres par tous les moyens. Et tous les moyens sont permis, y compris le mensonge, la duplicité, l’incitation à la violence. Tous ceux qui voulaient créer des problèmes à l’Algérie avaient intérêt à manipuler ce mouvement et sont effectivement intervenus : de nos voisins marocains, à nos frères du Golfe, à nos voisins français… Chaque partie avait des intérêts et voulait avoir en main une carte à jouer pour pouvoir négocier avec le pouvoir en place, parce que plus le pouvoir est faible, plus les négociations sont faciles à mener.
Vous avez gardé le silence au moment où le «qui tue qui» faisait rage. Pourquoi ce mutisme alors que votre témoignage aurait sans doute contribué à démasquer les instigateurs de cette campagne contre l’armée algérienne ?
Non, je ne me suis pas tu. J’ai effectué plusieurs tournées en France. J’ai rencontré des journalistes et des hommes politiques. Je me suis rendu en Grande-Bretagne aussi, où j’ai parlé avec la presse et les parlementaires de ce pays, et dans les pays du Golfe, où j’ai fait des déclarations à la presse, dans lesquelles j’ai démontré qu’il n’y avait pas de «qui tue qui», et expliqué clairement que tout ce qu’il y avait, c’est qu’un parti, le FIS, voulait accéder au pouvoir, qu’un courant au sein de ce parti avait pris les armes et que c’est lui qui tuait. Puis, il y a eu ceux qui sont venus verser de l’huile sur le feu et entretenir la violence et la discorde. Le «qui tue qui» s’est imposé grâce à l’appui d’un pays qui a mobilisé tous ses moyens, ses services de renseignement, ses médias, ses relais politiques, ses manœuvres. En France, tout le monde sait que cette histoire du «qui tue qui» n’avait aucun sens, mais elle est devenue une réalité, parce que les médias se sont focalisés dessus longtemps. L’objectif des Français était d’affaiblir l’Algérie, pour pouvoir négocier plus facilement avec le pouvoir en place et obtenir ce qu’ils voulaient.
D’anciens membres du FIS et de l’AIS reviennent sur le devant de la scène à la faveur de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et affirment même avoir créé un parti. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt pour la politique ?
Ce n’est pas nouveau. Depuis 1992, date de la dissolution du FIS, des partis n’ont pas cessé de réclamer la réhabilitation de ce parti. Les événements qui se sont passés depuis exactement 23 ans nous ont appris beaucoup de choses. Nous posons la question à ce groupe qui veut lancer un parti politique : la création du FIS a-t-elle fait du bien à l’Algérie ? La réponse est non. L’Algérie a-t-elle aujourd’hui besoin de ce parti pour sortir de la crise ? La réponse est aussi non. Nous comptons aujourd’hui une soixantaine de partis. L’Algérie a besoin d’autre chose ; elle a besoin d’une bonne gouvernance, d’un système politique propre capable de mettre en place un vrai processus démocratique. Parce que la démocratie, pour tous les pays du monde aujourd’hui, est devenue l’oxygène, sans lequel tout Etat est menacé d’asphyxie. L’Algérie a surtout besoin d’une élection présidentielle anticipée et de l’ouverture du jeu politique et de la liberté de choix, pour élire l’homme qui convient à la prochaine étape, dans ce contexte sensible marqué par les turbulences régionales et internationales. Pour revenir à la question, le mouvement islamiste, comme je l’ai dit, a fait l’erreur d’avoir emprunté la voie de la politique. Il faut, ici, faire la différence entre le discours et l’action politique. Le discours politique peut être bénéfique pour la société. Mais la pratique politique et la participation à la course au pouvoir sont néfastes. Il n’y a qu’à méditer les luttes politiques qui ont émaillé le parcours de l’islam depuis quatorze siècles. Elles ont été désastreuses. Si nous n’avons rien appris de ces quatorze siècles, la mort vaudra mieux pour nous. Moi, je pense que le mouvement islamiste ferait mieux de revenir à sa vocation originelle, qui est celle de la prédication, de la réforme des mœurs, de la société, et d’inciter les gens à adhérer aux percepts de l’islam, sans attendre une contrepartie. Lorsque ce mouvement a dévié de sa mission réelle, cela a provoqué des errements et des problèmes pour ses propres partisans et pour les autres.
Le terrorisme, bien qu’affaibli chez nous, n’en continue pas moins de sévir. Pourquoi la violence armée n’a-t-elle toujours pas été éradiquée presque trente ans après son apparition en Algérie ?
La différence entre la violence des années 1990 et la violence qui sévit actuellement, c’est que dans les années 1990, la violence avait été provoquée par la course au pouvoir. Mais dès les années 1993-94, les parties qui étaient impliquées sur le terrain commencèrent à sentir que ce conflit était insensé. Alors, elles se sont mises à chercher des solutions. L’AIS, d’un côté, et l’armée, de l’autre, ont fait des propositions pour sortir de l’impasse. C’est ainsi qu’il y a eu la loi sur la rahma, puis toutes les autres qui ont suivi. A mon sens, la violence que nous avons vécue en Algérie est terminée, parce que c’était une violence interne, c’est-à-dire qui avait des motivations politiques internes. Après les années 2000, le phénomène est devenu mondial. Aujourd’hui, nous assistons à des manœuvres internationales visant à manipuler le terrorisme à des fins stratégiques. On sait qu’en Algérie, en Tunisie, en Egypte, en Syrie ou en Irak, les terroristes ne sont que des instruments. C’est l’Arabie Saoudite et le Qatar qui sont derrière eux et qui les soutiennent pour des objectifs d’hégémonie dans la région.
Ne trouvez-vous pas que ce qui se passe en ce moment dans les pays que vous venez de citer est le prolongement de ce qui s’est passé en Algérie ?
Non, ce qui s’est passé en Algérie était une affaire proprement algérienne. Puis, il y a eu des intérêts stratégiques qui ont interféré. Les terroristes de Daech ou du Front Al-Nosrah sont des victimes. La question qu’il faut poser est la suivante : pourquoi des pays comme l’Arabie Saoudite dépensent-ils des milliards de dollars pour nourrir et renforcer le terrorisme ? Les Américains qui, avant, s’appuyaient sur Israël pour détruire les pays arabes et sauvegarder leurs intérêts ont trouvé chez les terroristes un soutien plus puissant que l’Etat hébreu.
Les discussions autour de la révision de la Constitution conduite par le directeur de cabinet de la Présidence ont eu lieu au lendemain de la dernière élection présidentielle. Avez-vous été invité à y prendre part ?
Non. Et même si on m’avait invité, je n’y serais pas allé, parce que, d’abord, j’étais opposé au quatrième mandat que je qualifie de coup d’Etat administratif. Lorsqu’un peuple ne vote qu’à 15%, et que le président est élu à moins de 5% des voix, j’appelle cela ainsi. Alors, [ils] ont voulu amuser une partie de l’opposition en lui jetant un os, en promettant de réviser la Constitution et de lancer des réformes. Or, le problème de l’Algérie, ce n’est pas la Constitution, c’est plutôt le non-respect de cette même Constitution par les plus hautes autorités du pays. Donc, il faut d’abord respecter cette Constitution avant de s’engager à la modifier. Ma position était, en somme, bien connue, notamment par Ahmed Ouyahia avec lequel j’étais au gouvernement à une certaine époque. Il savait que ma seule présence constituait une caution à un pouvoir issu d’un coup de force. En plus de cela, tout ce que je pouvais dire n’allait de toute façon pas être pris en considération. [Ils] sont décidés à faire ce qu’ils veulent, et personne ne les en empêchera. S’[ils] voulaient instaurer un régime monarchique, ils élaboreraient une Constitution sur mesure, même si c’est une chose à exclure totalement, parce que l’Algérie n’est pas le Maroc. C’est pourquoi je n’ai pas été invité et que, de toute manière, je n’aurais pas accepté [leur] invitation.
Que pensez-vous de l’invitation de Madani Mezrag à ces consultations et du fait qu’il soit reçu comme «une personnalité politique» ?
Ouyahia a invité Madani Mezrag parce qu’il savait que les vraies personnalités politiques nationales n’allaient pas accepter son invitation. Alors, il lui fallait quelqu’un pour le décor…
«Décorer» avec un terroriste qui a tué des innocents ?
En tout cas, c’est ainsi qu’il conçoit la chose, en donnant une illusion d’ouverture. Alors qu’il n’y a rien de tel. En réalité, si Ouyahia avait les coudées franches, il ne l’aurait jamais invité, tellement il exècre ce personnage. Il était contraint de le faire, parce que personne n’avait accepté son invitation, y compris les partis microscopiques. Pour le pouvoir, la participation de membres de l’ex-FIS, Madani Mezrag ou Hachemi Sahnouni, était censée pallier ce fiasco, en les présentant comme étant les dirigeants d’un grand parti politique. Pour ce qui est de Madani Mezrag, qui a peut-être quelques connaissances en matière de religion, mais pas en politique, je pense qu’il est manipulé. D’ailleurs, les premiers à réagir à son annonce de création d’un parti, ce sont Ouyahia et Sellal. Je suis sûr qu’ils ne lui offriront rien, ni l’agrément ni le droit de fonder un journal.
L’opposition veut faire contrepoids au pouvoir, mais elle n’arrive pas à s’imposer. Comment expliquez-vous la difficulté de l’opposition à mobiliser les citoyens ?
On ne peut pas faire une opposition démocratique avec un système dictatorial. Ce qui s’est passé en Algérie, c’est que le pouvoir a appelé le peuple à voter, mais celui-ci a boudé. Seuls quelques fonctionnaires et les membres des corps constitués se sont réellement présentés aux urnes. L’opposition n’a pas réussi à mobiliser le peuple, parce que celui-ci sait qu’elle ne constituait pas une alternative. Ce qu’elle veut, c’est plutôt un changement de pouvoir. Le peuple n’est pas dupe en politique. Tant s’en faut. Il sait que cette opposition ne cherche que des postes de responsabilité et que le pouvoir ne cherche qu’à assurer sa survie. Le jour où il verra une véritable opposition qui cherche réellement les intérêts du peuple, prête à se sacrifier pour lui, à se faire tabasser dans la rue, à aller en prison, enfin prête au changement, ce jour-là, le peuple lui accordera toute sa confiance et la soutiendra. Comme je l’ai déjà dit, nous avons à faire à un système despotique – malgré le fait qu’il y ait certaines libertés –, suffisant et qui refuse systématiquement de s’asseoir avec l’opposition pour essayer de trouver des solutions à des problèmes posés ou quand il y a une impasse. Je ne crois pas que l’opposition parviendra à changer les choses, parce qu’elle utilise les moyens politiques, alors que le pouvoir emploie la force (la répression policière, l’administration, la justice, etc.). Les deux méthodes sont inconciliables, sauf peut-être en cas de basculement dangereux à la tunisienne, à l’égyptienne, à l’irakienne ou à l’iranienne au temps du Shah.
Etes-vous en contact avec la CLTD ou avec d’autres partis politiques ?
J’entretiens des relations amicales avec plusieurs personnalités appartenant à différentes formations politiques que je rencontre pour discuter de la situation générale du pays. Mais je n’ai pas de liens politiques ou organiques. Néanmoins, j’avoue que je me sens particulièrement proche d’Ali Benflis, qui est un ami, un frère, et avec qui j’ai des relations très fortes, même si je n’ai aucun rôle dans son parti. J’ai pris l’engagement en 1991, lorsque j’avais quitté le FIS, de ne plus adhérer à aucun parti, étant convaincu que la politique nous a ruinés moralement.
Peut-on comprendre par-là que vous avez définitivement divorcé d’avec la politique ?
En tout cas, jamais plus au sein d’un parti politique. Cela dit, il n’est pas question que je démissionne de la politique. Il n’est pas normal de rester les bras croisés, lorsque votre société est au bord d’une catastrophe. Le Prophète a dit : «Celui qui ne s’intéresse pas aux affaires des musulmans n’est pas des nôtres.» Continuer à s’intéresser à la politique, oui, mais pas à travers des structures partisanes, qu’elles soient nationalistes ou islamistes. Je tâche de garder de bons rapports avec tout le monde.
Si c’était à refaire, auriez-vous créé le FIS ?
Si c’était à refaire, peut-être referais-je tout ce que j’ai fait, tout en sachant qu’il y avait des erreurs. Parce que, après tout, c’est avec les erreurs qu’on apprend. Je n’aurais sans doute pas acquis mon expérience actuelle si nous n’avions pas créé le FIS. La plus grande erreur qui a été commise par le mouvement islamiste depuis sa naissance dans les années 1920, avec les Frères musulmans, c’est d’avoir créé une organisation politique.
Interview réalisée par M. Aït Amara et Mohamed El-Ghazi