Une contribution du Dr Arab Kennouche – L’Algérie sous hypnose coloniale
Dans les relations politiques entre l’Algérie et la France, il est presque toujours question d’une affaire passionnelle, spéciale, d’un exotisme insaisissable que les politologues de salon ne manquent pas de rappeler pour signifier un rapport qui n’existe nulle part ailleurs. Alors, on fouille un ministre de la Communication, pensez-vous (!), un ministre de la RADP, et tout l’attirail diplomatique se met en branle comme dans un gloussement de dindes apeurées. Cela fait bien, ça fait istiqlal, indépendance. Une passe d’armes, une estocade ? Ce n’est qu’une vulgaire querelle d’amoureux qui ne veulent pas se reconnaître ainsi. Il est vrai que dans l’Histoire de l’Algérie, il serait aisé de retrouver autant de marques d’estime à l’égard de la France que de violentes réactions effarouchées en regardant d’un œil tendre les actes manqués d’un Emir Abdelkader ou d’un Abdelaziz Bouteflika. Mais il est temps de déconstruire patiemment ces mythes de l’amour impossible qui rendent plus service à la France qu’à l’Algérie. Au juste, comment se sont construits ces discours mystificateurs puissants qui encore aujourd’hui déterminent l’orientation de l’opinion publique en Algérie et du jeu politique dans son ensemble.
Le mythe du cordon ombilical
Voici un ferment puissant qui continue à marquer les esprits. L’Algérie serait une création de la France du début du XIXe, ni plus ni moins. Lorsque les troupes françaises débarquent à Sidi-Fredj en 1830, elles déclenchent tout un mouvement ascendant qui signe l’avènement d’une nation, l’Algérie. S’affirmant comme la génitrice d’un peuple, la France revendique alors une relation filiale exclusive, néanmoins bâtie sur une interprétation fausse et mensongère de l’Histoire (nous passerons l’argutie historique qui n’a absolument pas lieu d’être). Le mythe fondateur de l’Algérie est essentiel pour comprendre la supercherie qui continue d’habiter les consciences des Algériens malheureusement encore peu au fait des manipulations psychologiques de ce type. Or l’on connaît toute l’importance de la reconnaissance ou non de ses propres géniteurs, dont le prototype le plus fécond demeure le panthéon grec, d’où émanèrent les premières luttes sur l’Olympe pour une légitimité politique des enfants de Chronos et Gaïa, à travers Zeus. Le travestissement de l’histoire par la France est donc alimenté par le mythe d’une genèse fallacieuse, mais qui a pour but de faire naître des droits et des obligations pour les Algériens perçus comme une progéniture encore ingrate, indigne et vouée à l’inceste. Ce mythe fonctionne à merveille chez nos compatriotes qui peinent à se départir d’un sentiment de culpabilité envers cette matrice existentielle, nourrissant un sentiment nostalgique qui se pense sous un fatras de jupons protecteurs. L’acte fondateur de la Nation algérienne étant entendu, il ne reste plus qu’à dérouler le tapis des droits et des obligations, ou bien mieux des pratiques cultuelles (comme les chants enivrants d’un Enrico Macias) qui visent justement à entretenir le mythe. En accentuant ce sentiment de fécondation in vitro, la France parvient à faire valoir auprès des Algériens qu’ils leur sont redevables de tout ce qui constitue le progrès matériel en occultant des siècles de recherche scientifique au Maghreb musulman.
Le mythe de la civilisation et du progrès
La France se voit aussi comme un état né pour lutter contre la barbarie, et comme le phare d’une civilisation éclairée, soucieuse de la promotion du progrès universel. Sans la France, point de progrès, point de civilisation, point d’humanité. Paris et ses lumières représentent l’autel vers lequel doivent converger toutes les nations pubères pour recevoir le sacre de la civilité. Ce mythe puissant est encore d’actualité en Algérie où, derrière les slogans politiques, on aperçoit encore les complexes de nations non pleinement admises dans le saint des saints. Ainsi donc, la France se pare d’une mission civilisatrice prétendant donner le ton et le rythme du développement économique, même en temps de crise structurelle grave sur ses propres terres. La France, c’est le parangon de la modernité, du libéralisme, de la fin des souffrances humaines. Mais, fallait-il pour en arriver là, massacrer des millions de gens sur tous les continents, et leur imposer par la force et l’extermination, un ordre civilisateur douteux ?
D’une façon plus prosaïque, comment expliquer à un pauvre paysan, innocent, que des pluies de napalm sont en soi, en bout de calcul, ultima ratio, une avancée civilisatrice, et que sa propre chair incinérée est nécessaire à l’arrivée de futurs colons médecins ? C’est encore le mythe qui fournit des réponses idéologiques contre une raison saine. Le progrès à la française a ceci de particulier qu’il est souvent précédé d’une période de destruction massive dans le temps et dans l’espace, qui vise à raser les éléments exogènes à l’expression de son propre modèle culturel. Bien qu’appelant au dialogue des cultures, la rhétorique civilisatrice finit toujours par se contredire en rayant de la carte les traces de civilisations passées, ou en programmant leur muséification. Passons à un autre mythe essentiel, celui de l’égalitarisme.
Le mythe du dialogue des nations et des cultures
C’est l’un des leviers essentiels de la mythologie française dirigée contre l’Algérie. La mère nourricière consentirait à établir un dialogue empreint de réciprocité et d’égalitarisme. En se courbant diligemment, la mère tend l’oreille à l’enfant, qu’elle se garde de sermonner simplement pour mieux le sonder et le contrôler. L’égalitarisme surgit en ligne de mire comme pour mieux affirmer ses bonnes intentions de pardon. Mais ce droit à l’existence dissimule un profond mépris et une arrogance sans pareil à l’endroit des peuples qui comprennent leur impuissance face à la raison (militaire) du plus fort qui est toujours la meilleure. Surtout, un tel dialogue permet de ne pas rompre le fil d’un mariage nécessaire, de raison, pour une France, qui se sachant puissante, ne reconnaît pas moins ses faiblesses qu’elle dissimule à ses enfants. L’Algérie est donc entraînée comme d’autres nations africaines dans cette quête absolutrice du droit à l’existence que Mère France distribuerait comme un bon point, un cadeau, à qui en accepterait les implications. La France serait donc disposée à finalement s’ouvrir au dialogue culturel, selon les bons usages diplomatiques d’échange sans suite. Feignant de consentir à la reconnaissance et à la mutualisation des cultures, la France continue sa politique condescendante du colon supérieur et de stigmatisation de l’étranger visible dans les musées des arts primitifs ou premiers, et autres musées de l’immigration, par exemple, et que recèle un discours politique prétendument disposé à assumer ses erreurs du passé. On feint de vouloir se rattraper sur des crimes avérés par le biais d’une fausse reconnaissance politique des Etats anciennement soumis afin qu’ils taisent leurs prétentions d’incrimination. Le folklore est, en effet, un puissant anesthésiant.
Le mythe de la guérisseuse et du dernier remède
Il faut encore attribuer à la France cet art indiscutable à se faire passer comme le dernier remède, sans quoi mort s’en suivrait. Habile pour s’éclipser au moment opportun, elle ne réapparaît que pour mieux asseoir son autorité par la bouche de ceux-là mêmes qui commençaient à la dénigrer. L’hospitalisation du président Abdelaziz Bouteflika constitue l’apothéose du jeu pervers, mais tellement efficace de cette sainte-nitouche qui parvient subtilement à faire dire à ses ennemis ce qu’elle voudrait entendre d’eux. L’événement du Val-de-Grâce rend tout l’éclat et la splendeur d’une France sanctificatrice née de Saint-Louis, Jeanne D’Arc et du général de Gaulle. En posant dans les salons des Invalides, tout l’exécutif algérien vient à résipiscence pour reconnaître non plus lâchement, mais objectivement la grandeur d’une nation qui consent malgré les crimes de lèse-majesté de ses sujets, à apporter les remèdes nécessaires. Car, au nom d’une humanité retrouvée, il faut accepter de rejouer ce vieux rôle de fille aînée de l’Eglise, surtout si cette autorité enracine encore plus l’idée d’une France incontournable, inexorablement destinée à sauver le peuple algérien. Cette onction suprême, cette pommade miraculeuse viennent balayer d’un revers de main les innombrables et indicibles crimes coloniaux d’une France pour qui tout devient pardonnable, depuis l’esclavage et la traite des Noirs, jusqu’aux habitations enfumées, en passant par les invasions d’une Chine pourtant si lointaine, les massacres de Malgaches, la supervision du génocide rwandais et tutti quanti. Il suffit d’une légère couche de pommade passée, d’une coction magique, d’un regard prompt et soudainement bienveillant, et d’un beau pyjama d’hôpital de campagne pour que des siècles de frayeur et de sang versé se transforment en mythe sanctificateur, civilisateur, dont les va-nu-pieds du tiers-monde n’arrivent décidément pas à saisir les vertus thérapeutiques… Le regard hagard, encore sonné par ses aventures dans les Barbaresques, le président Bouteflika pose en dernier nabab devant les caméras et les spectateurs médusés qui ne comprennent pas comment un président de Front de libération nationale puisse finir dans les bras salvateurs de son ancien ennemi de campagne. La symbolique régressive d’un parent retrouvé le dispute lamentablement ici à une pseudo-commisération médicamenteuse, dans les règles de l’art politique florentin. Mais le mythe de l’extrême-onction est si vivace que personne n’oserait y redire devant tant de mansuétude.
La nécessaire déconstruction de ces mythes
Ainsi, l’Algérie mystifiée n’est toujours pas en mesure de se réveiller de cette profonde hypnose coloniale. Bien entendu, il n’est guère question ici d’entamer une longue complainte des méfaits de cette période, et que la France soit adorée, aimée, chérie partout dans le monde pourrait se justifier amplement par autant d’arguments. Mais il faut l’admettre une bonne fois pour toutes, l’histoire conjugale de la France et de l’Algérie est un échec patent et dévastateur pour qui reste objectif. Que la France ait intérêt à soigner son image et sa coquetterie auprès des nations, soit ; qu’elle nous représente comme dans un couple fusionnel se comprendrait encore pour que la marquise continue son bal civilisateur ailleurs où elle n’a pas sévi. Mais, de grâce, regardons la réalité en face des yeux : la France et l’Algérie, c’est des centaines de milliers de morts, des destructions massives de populations, des pratiques à caractère génocidaire, une aliénation culturelle irrémédiable, un viol des consciences morales irréparable, un asservissement intellectuel et l’instauration d’une terreur permanente nourrie par l’absence totale de confiance et de sérénité. Encore une fois, il n’est pas question de calomnier une grande nation, ni même de la détester. Il est de notre droit, tout simplement, de ne pas continuer cette relation sadomasochiste, d’y mettre fin une bonne fois pour toutes pour notre propre salut. Que le président Bouteflika adore ce pays n’est pas une tare, qu’il se nourrisse des grands auteurs français et de leur bonne cuisine passe encore, mais pourquoi devrions-nous être entraînés malgré nous dans cette histoire sans fin qui viole nos consciences morales et notre désir de briser ces chaînes de l’emprise hypnotique ? Que le Président et sa suite y trouvent confort et réconfort, nous l’entendons, mais pourquoi vouloir aimanter des millions d’Algériens par l’illusion d’une vie meilleure dans les bas-fonds de la société française, au prix d’une traversée de la Méditerranée périlleuse ? Le mariage d’amour vendu par les Français est une mauvaise farce : les Algériens de 2015 ne sont pas encore remis des scènes de ménage de ce couple maudit. Si on peut concevoir qu’un Richard Burton s’éprenne éperdument d’une Elisabeth Taylor au point de la quitter maintes fois, pour toujours renouer, on ne comprend toujours pas les effets bénéfiques des relations algéro-françaises et même lorsqu’elles sont portées au paroxysme de leur haine réciproque. La France et l’Algérie se complaisent dans un désamour malsain, certes rémunérateur à un haut niveau hiérarchique, mais que doit-on attendre plus que ça, nous autres Algériens d’en bas, à qui on ressasse les bienfaits de la colonisation ? Il faut donc que tout cela cesse. Si amour passionnel il y a, si ces deux protagonistes s’aiment tant, qu’ils nous le prouvent dans notre quotidienneté, dans notre calvaire de tous les jours, dans notre lutte pour une vie digne et simple. Sinon, qu’ils signent l’arrêt de leurs ébats amoureux afin que personne ne soit entraîné indûment dans cette folie amoureuse factice, mais qui maintient des oligarchies kleptomanes des deux côtés de la Méditerranée. La passion algéro-française n’a que trop duré contre l’intérêt des Algériens mêmes. Depuis 1830 que cela dure, que nous sachions, nous ne sommes pas encore en mesure de fabriquer nos médicaments et nos routes, quel bénéfice alors avons-nous tiré, en tant que peuple soumis à un plan civilisateur et progressiste, de cet amour aux relents passionnels ? De grâce, cessez ce jeu morbide que vous justifiez par une haute dose d’irrationnel, dosage qui vous disculpe de cette mystification vers plus faible que vous ! Pour terminer sur une note optimiste, il faut se souvenir que le monde est vaste. Si gracieuse, si majestueuse, si courtoise soit-elle, la France n’est encore rien devant la splendeur naturelle du monde qui entoure l’Algérie et toutes les autres nations. Dans le Coran, lu d’une façon non prosélyte, on retrouve cette idée d’immensité, de décloisonnement, de possibilité de choix immenses, de liberté absolue. Si une terre ne vous convient pas, ou si un partenaire ne vous cause que malheur et désolation, libre à vous de partir, sans coup férir, de vous élancer vers d’autres horizons plus amènes, où cesseront le malheur et la mystification. Mais il faut pour cela ouvrir grands les yeux et ne pas craindre d’échouer sur des rivages inexplorés d’Asie, d’Afrique ou d’ailleurs, de partir vers l’inconnu, d’ouvrir les Algériens au monde de la vie et non celui de la mort. N’était-ce pas dans cet état d’esprit que des Japonais de l’ère Meiji se mirent à apprendre, dans les années 1830-40, la langue néerlandaise (rangaku) – vous pouvez imaginer la distance physique et culturelle – qui véhiculait par ses traités la science de l’époque ? Que les Algériens sortent alors définitivement de l’arène de la mort incarnée par cet amour fictionnel entre le toréador français et sa victime expiatoire algérienne, entre le taureau qui ne finit pas de danser et de recevoir des banderilles, et les passes du maître de la mystification.
Dr Arab Kennouche