Contribution du chercheur universitaire Tewfik Hamel(*) – Une brève histoire du terrorisme
«Que veulent les terroristes ?» Nulle autre question n’est plus centrale pour l’élaboration d’une stratégie antiterroriste efficace. Comme «un terroriste sans cause (au moins de son point de vue) n’est pas un terroriste» (Konrad Kellen), la bataille fait rage dans les études sur le terrorisme.
Absence de consensus
«Que veulent les terroristes ?» Nulle autre question n’est plus centrale pour l’élaboration d’une stratégie antiterroriste efficace. Comme «un terroriste sans cause (au moins de son point de vue) n’est pas un terroriste» (Konrad Kellen), la bataille fait rage dans les études sur le terrorisme.
Absence de consensus
La première étape dans un compte classique de lutte contre le terrorisme stratégique est de comprendre ses praticiens. Les terroristes ont des motivations, il y a une logique stratégique à leurs actions, et l'examen de ces choses peut révéler des stratégies qui pourront faire échouer et dissiper leurs efforts. Mais «qu'est-ce que le terrorisme ? Il y a plus d'une centaine de définitions» d’après W. Laquer qui fait valoir que le terrorisme n’est pas une doctrine politique bien que certains aient essayé d’en faire une idéologie ; c’est au contraire l’une des formes les plus anciennes de violence, bien qu’il aille sans dire que toutes les formes de violence ne sont pas du terrorisme. «Quand bien même il existerait une définition objective du terrorisme, qui ne ferait intervenir aucune valeur et engloberait tous ses aspects et caractéristiques majeurs, il y en aurait encore qui la rejetterait pour des raisons idéologiques». «Il n’existe pas de définition de terrorisme, et n’en existera point dans un futur proche.» Bien que beaucoup a été dit et écrit sur ce sujet, «on ne trouvera jamais de définition complète pour la bonne raison qu’il n’y a pas un terrorisme, mais des terrorismes, différents dans le temps et dans l’espace, dans leurs motivations, dans leurs manifestations et dans leurs objectifs». La pensée sur le terrorisme est en constance évolution. L’absence d’une définition claire et unanime a gravement nui à la lutte contre le terrorisme. La confusion régnant autour de l’islam, islamisme, terrorisme aurait pu être évitée. Pourtant, si parvenir à cette définition est un but, le trajet qui y mène peut presque constituer un chemin en soi. Aboutir à une définition probante présente aussi d’autres avantages que de mieux comprendre le terrorisme. Car le caractériser, c’est également définir des moyens choisis pour le contrer. Définir le terrorisme, c’est aussi pouvoir (ou non) définir les terroristes et justifier (ou non) toute action prise à leur encontre. Aborder histoire du terrorisme sans définir d’abord le terme peut sembler mettre la charrue avant les bœufs, il est «absurde» de prétendre que le terrorisme ne peut être étudié en absence d’une telle définition. Le vrai problème est que le terme a été employé comme arme idéologique plutôt que comme un instrument d’analyse. Un phénomène historique qui peut être identifié dans la nature violente de la Révolution française, le terrorisme est «un défi à gérer, non résolu». Le plus souvent, on le compare «à la pornographie ou à l’obscénité, qui sont aussi difficiles à définir, mais que l’observateur quelque peu expérimenté reconnaît lorsqu’il se trouve en leur présence». Les idéologies terroristes peuvent être fondées sur l'ethnicité, le nationalisme, la religion ou la vision du monde d'un leader terroriste charismatique. Et les terroristes agissent parce qu'ils pensent qu'ils peuvent atteindre leurs objectifs, généralement dans l'espoir que l'Etat dans lequel ils agissent sera trop faible pour les arrêter ou de prévenir de tels actes à l'avenir. Le fanatisme religieux n’explique pas tout et le terrorisme suicide suit une logique stratégique, un modèle spécialement conçu pour contraindre les démocraties libérales modernes à faire d'importantes concessions. Un phénomène ni récent ni statique, le terrorisme a considérablement évolué au fil du temps, même s’il conserve certaines caractéristiques qui l’ont historiquement caractérisé. «Depuis environ 150 ans, la pratique terroriste fait preuve d’une remarquable continuité», explique Daniel Benjamin. «Les terroristes sont des conservateurs : ils n’ont que rarement essayé de nouvelles méthodes, préférant l’assurance d’une opération réussie à la poursuite –incertaine – d’effets plus importants.»
Sacralisation du terrorisme
Après avoir été la logique dominante avant le XIXe siècle, le terrorisme d’inspiration relieuse réapparaît à partir des années 1980 alors que, au XXe siècle, certains facteurs ont catalysé sa sécularisation. Au XXe siècle, l'évolution était plutôt vers le terrorisme laïc qui fut alimenté par certaines notions de nationalisme et citoyenneté de la Révolution française. L'anticolonialiste et les luttes de libération nationale qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont influencé l'identité ethnique et le caractère idéologique des terroristes séparatistes qui se sont fait connaître dans les années 1960 et 1970. Mais depuis les années 80, on assiste à la renaissance du terrorisme motivé par des impératifs divins conformément à la tendance en cours à propos du retour du religieux dans un vide idéologique. L’impact de la révolution iranienne ainsi que le retrait soviétique d'Afghanistan – que beaucoup d’islamistes considèrent comme une victoire pour les moudjahidine – ont donné un nouvel élan à la repolitisation de l'islam. Ce processus de repolitisation façonne un processus plus large où tous ces facteurs sont à la fois des produits, des composantes et des catalyseurs. Alors qu’hier, le terrorisme était considéré comme une facette de la politique moderne laïque, principalement associée à la montée du nationalisme, l'anarchisme et le socialisme révolutionnaire, le terrorisme islamiste s’inscrit dans ce que David Rapoport appelle la «quatrième vague», celui motivé par des impératifs divins. L’évolution des tendances au sein de la quatrième vague de terrorisme a conduit à un changement significatif dans les menaces posées à la société. Bruce Hoffman note comment le terrorisme motivé par des impératifs religieux diffère du terrorisme purement laïc. En particulier, il met l'accent sur les systèmes de valeurs radicalement différentes, les mécanismes de légitimation et de justification, les concepts de la moralité embrassés par des terroristes et la vue millénariste qui informe souvent leur processus de pensée et les influences de leurs actions. Tandis que «la religion semble être la tendance générale dominante de la quatrième vague du terrorisme», «les attentats suicides semblent être la force motrice de la hausse de la létalité». En tant que telles, certaines ruptures ont profondément bouleversé la donne en matière de la létalité à savoir la généralisation des attaques suicides que Bruce Hoffman appelé «les missiles de croisière humaine» ; le culte de la mort collective (tuer autant que possible) ; le choix d’attaques de cibles plus faciles ; et le déclin des groupes. Pour certains, le choix de cibles faciles est en partie dû au manque de capacités pour frapper des cibles difficiles. Que ce soit vrai ou faux, il est néanmoins un phénomène nouveau que les grands attentats terroristes sont principalement dirigés contre des cibles faciles et qu'ils sont si cruels – des tendances à l’origine de la hausse de la létalité. Bref, la voie est à la «privatisation de la violence» mettant fin à la fameuse expression : «le terrorisme, c’est peu de victimes, mais beaucoup de spectateurs». Désormais, tuer autant que possible. Le terrorisme de la quatrième vague est indissociable de l’émergence des «nationalismes religieux». Les «nationalistes religieux sont modernes sans être modernistes», explique Juergensmeyer. Ils «sont unis par un ennemi commun – le nationalisme séculier occidental – et un espoir commun pour la renaissance de la religion dans la sphère publique». Le nationalisme religieux est la relation entre nationalisme et une croyance religieuse particulière. Cette relation peut être décomposée en deux aspects : la politisation de la religion et l'influence réciproque de la religion sur la politique. Dans le premier aspect, une religion commune peut être considérée comme contribuant à un sentiment d'unité nationale, un lien commun entre les citoyens de la nation. L’autre aspect politique de la religion est le support à une identité nationale, semblable à une ethnie, la langue ou la culture. L'influence de la religion sur la politique est plus idéologique, où les interprétations actuelles des idées religieuses inspirent l'activisme politique et l'action, par exemple, les lois sont votées pour favoriser un respect plus strict religions. John Calvert indique que la renaissance de l’islam comme une force vitale dans les affaires mondiales est l’un des concepts de base de la contestation islamiste radicale. A ce niveau mythique, l'islamisme radical «partage des points de similitude avec les mouvements politiques d'opposition d'autres temps et lieux, y compris les mouvements nationalistes laïcs, qui appellent eux aussi à la réaffirmation collective». On peut citer l’IRA irlandaise dont «la conscience politique et la volonté d'adopter la violence politique a été façonnée par la vision d'une renaissance de l’Irlande». D'autres exemples pourraient être cités, mais, en somme, ce sont de «mouvements [qui] diffèrent sur une multitude de points, y compris leur engagement à l’action directe, mais tous partagent la prémisse sous-jacente de la régénération de la communauté par la lutte».
Le «terrorisme millénariste»
Au sein de la quatrième vague, on distingue deux types de terrorisme religieux, à savoir le «terrorisme religieux politique» qui vise un objectif politique, par exemple pour les insurgés : la religion est utilisée comme un moyen pour attirer des disciples et justifier ses actions ; et le «terrorisme millénariste» qui n'a pas un tel objectif et se bat pour un but plus abstrait, sacré, qui est impossible à atteindre. C'est ce dernier type qui affecte le plus les sociétés européennes et que l’on craint le plus. Il est généralement prêt à mener des représailles pour quelque chose que quelqu’un a fait. Si la société ou quelqu’un de celle-ci a fait quelque chose, c’est tout le monde qui est pris comme une cible potentielle. James Piazza montre que les groupes liés à Al-Qaïda sont beaucoup plus meurtriers (36,1 morts par attaque) que les groupes religieux qui ne sont pas affiliés à Al-Qaïda (9,1 morts par l'attaque). Al-Qaïda et Daech sont bien sûr le meilleur exemple d'un groupe de symboles de la montée du terrorisme religieux millénariste. Seuls les groupes millénaristes semblent perpétuer des attaques au cœur de l’Occident. On ne sait pas vraiment ce que signifient pratiquement les déclarations d’allégeance, vu l’autonomisation des groupes terroristes et la diversité des intérêts et des enjeux. Probablement, un lien symbolique est mutuellement bénéfique (l’attribution du label pourrait renforcer la légitimité parmi les radicaux et faciliter le recrutement). D’où l’intérêt de mettre l’accent sur l’environnement opérationnel – les facteurs qui influent sur les opérations – pour appréhender les comportements de chaque groupe. Les Etats ont intérêt à se focaliser sur leur défense contre le vaste réseau d’ennemis engagés dans de multiples stratégies. Utiliser le pétrole comme une arme ; racket, prise d’otage, etc. (djihad économique) ; pénétrer les centres culturels et identitaires pour affaiblir la résilience nationale (djihad idéologique) ; amadouer et dissuader le public pour stériliser l’autodéfense (djihad politique) ; utiliser les lois nationales pour détruire les libertés et protéger la collecte de l'argent et les terroristes (djihad subversif) ; chercher à contrôler la politique étrangère (djihad diplomatique). Ces nouveaux guerriers millénaristes sont moins intéressés par le nationalisme que par le «djihad mondial» défendu par Al-Qaïda et Daech avec lesquels bon nombre de combattants continuent de maintenir des liens étroits quoiqu’ambigus. Aucune de ces deux organisations ne peut être contrôlée par un seul leader de jour en jour. Dans de nombreuses régions du monde, le 11 Septembre et ses conséquences ont catalysé le recrutement et le soutien global aux organisations terroristes islamistes et la propagation de générations de cellules auto-radicalisées et une tendance vers le «micro-terrorisme». Le contexte post-11 Septembre a entraîné d’importants changements parmi les terroristes islamistes, donnant naissance à des organisations avec une structure ayant un moindre degré de centralisation, qui fonctionnent dans une logique de «bas en haut», faisant que l'initiative en matière de planification et d'exécution des attaques sont fixées principalement entre les membres des cellules et pas nécessairement au sein des structures de direction. La mort de Ben Laden semble semer des graines d’un nouvel terrorisme : renforcer la tendance de l’autonomisation des cellules locales, plus de liberté à tracer leur propre chemin et planifier leurs propres campagnes de violence.
Une politique mondiale étato-centriste
En août 1998, Madeleine Albright, alors secrétaire d’Etat, affirmait que «le terrorisme mené par des entités non étatiques est la guerre du futur». Mais nonobstant la réalité et l'exagération des menaces transnationales, la politique mondiale est toujours assortie aux Etats. «Même après le 11 Septembre, la sécurité nationale dans l'ensemble continue à être définie de manière traditionnelle», note M. Mazarr. «Les menaces sont concrètes, précises et fondées sur les capacités matérielles. Les enjeux, pour la plupart, sont des questions politico-militaires telles que l'énergie, le territoire, les alliances, la crédibilité et le prestige. Plus important encore, la réponse en cas de défi est de déployer les éléments éprouvés de la realpolitik : action militaire, formation de coalitions, menaces et promesses, intervention ouverte ou couverte.» La stratégie des Etats-Unis et de leurs alliés est restée étato-centriste et le lien entre les organisations terroristes et les Etats commanditaires est devenu la pensée stratégique principale qui sous-entend la guerre contre le terrorisme. La longue guerre porte de nombreuses similitudes avec la guerre froide, notamment la manière dont l'insurrection et la contre-insurrection sont considérées avant tout dans le contexte des rivalités interétatiques comme l’illustre tragiquement le cas syrien, et les dynamiques locales ou régionales critiques de la révolution et contre-révolution sont négligées. Les décideurs américains et leurs alliés ont appliqué une stratégie qui répond à des impératifs militaires classiques et la pensée géopolitique. La réponse à la menace terroriste a été «réactive et anachronique», s'appuyant sur une stratégie centrée sur l'Etat pour lutter contre un phénomène essentiellement non étatique. La prévalence des intérêts géopolitiques dans leurs calculs et la centralité du stato-centrisme dans leur pensée stratégique a conduit à supposer de manière très explicite et mécanique que les terroristes ne peuvent être efficaces que grâce à des sponsors étatiques.
Tewfik Hamel
(*) Chercheur en histoire militaire et en études de défense à l’université de Montpellier (France)
Bibliographie
1) Pradiq Kumar Bose, «Securité, terreur et paradoxe démocratique», Naqd, 24, pp. 95-101.
2) Bruce Hoffman, «La mécanique terroriste», Calmann-Lévy, Paris, 1999, p. 49.
3) John Calvert, «The Mythic Foundations of Radical Islam», Orbis, hiver 2004
4) Walter Laqueur, «The Age of Terrorism, Brown and Company, Boston; Little, 1987
5) Mark Juergensmeyer, «The Worldwide Rise of Religious Nationalism», Journal of International Affairs, vol. 50, n. 1, 1996.
6) Mark Burgess, «A Brief History of Terrorism», CDI, Washington, D.C., 2 juillet 2003
7) Walid Phares, «Future Jihad», Palgrave, Macmillan, 2005
8) Michael J. Mazarr, «The Psychological Sources of Islamic Terrorism», Policy Review, n. 125, 1 juin 2004.