Yacef Saâdi raconte la Bataille d’Alger – L’affaire de la trahison de Guendriche dans le détail (VII)
C'est dans la vieille ville, au café Benkanoun, à la rue Randon, que j'ai rencontré pour la première fois en 1944 Guendriche Hacène. C'est lui qui, quelques années plus tard, allait nous perdre et transformer Alger en un gigantesque navire en perdition. Il portait le sobriquet de Judas sans se plaindre outre mesure. On disait même qu'il s'en enorgueillissait parfois. C'était un «justicier» intransigeant et bavard, un scrutateur intraitable qui, lorsqu'une partie de dominos ou de cartes atteignait son plus haut degré de suspense, intervenait sans crier gare pour dénoncer le ou les tricheurs, vrais ou imaginaires, apparemment par simple plaisir de gâcher le jeu. D'où le surnom de Judas. Anticipait-il disait déjà sur ses futures activités de délateur ? Personne à l'époque n'y songeait encore. Un peu plus tard, en 1948, nous militions dans l'OS (organisation secrète) sur laquelle, en principe nous comptions pour déclencher les hostilités contre la présence coloniale. Hélas !, l'enthousiasme engendré. Par cette perspective fut de courte durée. C'est au mois d'août 1956, par le plus pur des hasards, qu'Ali-la-Pointe et moi avions rencontré Hacène Guendriche et son ami Hamoud Ader, le locataire de la maison. Ils nous offrirent du café préparé à la hâte, puis souvenirs et réminiscence prirent le relais. On évoqua un passé récent, celui de l'OS, à l'époque où Hamoud Ader était notre chef. A première vue, ils avaient été attentifs à mes explications. Ce dont j'étais sûr, c'était que dans leur tête les interrogations n'allaient pas manquer de se manifester, après cela, nous bûmes encore du café et, avant de nous séparer, je leur offris de se déterminer. La semaine suivante, une autre rencontre nous réunit cette fois chez Guendriche. Nous eûmes une longue discussion qui déboucha sur un engagement ferme de leur part de s'impliquer immédiatement avec nous. J'en fus ravi, car justement nous manquions de cadres à la zone III Alger ouest, dont le responsable avait été arrêté. Hamoud Ader hérita donc du poste et eut comme adjoint Guendriche qui, sans doute impatient de faire sa mue, décida de troquer du même coup le sobriquet de Judas contre celui de Zerrouk. Sans aller jusqu'à nous méfier d'eux, nous décidâmes Ali et moi de leur faire passer une sorte d'examen probatoire, un test pour les mettre à l'épreuve. Ils y consentirent sans réserve et, pour montrer qu'ils étaient décidés à se battre, organisèrent rapidement la zone III qui en peu de temps, multiplia les exploits, leurs groupes armés ne connaissant pratiquement pas de répit.
En revanche, les semaines qui suivirent, notre marge de manœuvre fut frappée de plein fouet par les conséquences de la grève de huit jours qui offrit mille et une occasions à l'adversaire de nous déstabiliser. Visiblement, aucun secteur du Grand Alger ne fut épargné et la zone de Hamoud Ader et Guendriche ne faisait pas exception. Conséquence ? Mes contacts avec eux furent interrompus et, comme il n'y avait pas moyen de faire autrement, je résolus d'attendre que la situation s'améliore pour les rétablir. En effet, aussitôt la grève terminée, je rétablis sans difficulté le contact avec l'ensemble des secteurs, à l'exception, cette fois, de la zone III dont les responsables tardaient à donner signe de vie, nous laissant dans une incertitude des plus angoissantes. Etaient-ils morts ? Vivaient-ils quelque part, mais n'osant pas se montrer de crainte de se faire repérer ? Dans ce cas, où étaient-ils ? Pour répondre à toutes ces questions, une solution me parut la mieux indiquée : l'épouse de Guendriche. Selon les informations recueillies auprès de la femme de Guendriche, alias Zerrouk, ce dernier était réfugié chez une de nos militantes. Quant à Hamoud Ader, elle nous apprit qu'il s'était replié vers le maquis. .
Entre temps, Hadji Athman (Ramel) avait été promu capitaine responsable militaire pour les trois zones et ce qui restait des groupes armés. Le 6 août 1957, surprise ! Zerrouk est arrêté. Les parachutistes profitent de ce coup de filet pour arrêter par la même occasion Saïd Bakel trouvé dans le même refuge. Le 10 septembre 1957, Saïd Bakel s'évade, mais sa cavale est interrompue net aux environs d'un bourg de la Mitidja appelé Chebli, lors d'un accrochage avec l'armée française. Il meurt avant d'avoir pu nous informer de l'arrestation de Zerrouk.
Il nous aurait évité bien des déconvenues. Car préoccupés à parer au plus pressé, nous ignorions que le plan conçu par Zerrouk et ses manipulants pour nous perdre était déjà en route. En effet, Zerrouk, arrêté, est conduit tout droit vers l'école Sarrouy pour se voir délier la langue par les «spécialistes» que l'on sait. Mais à peine les tourmenteurs de service ont-ils entamé leur phase de mise en train que Zerrouk lève les bras pour, spontanément, se mettre à table. Il avoue appartenir à nos réseaux, à la zone III pour être précis. Et, en fin de compte, il prête serment d'allégeance, il trahit. Judas-Zerrouk-Hacène-Guendriche bascule donc à l'ennemi. Il est aussitôt libéré de ses entraves. Une mise à l'épreuve l'attend. Il s'y soumet avec délectation. Même si à première vue elle paraît relever de la simple formalité, elle vaut à mon avis la peine d'être relatée. Pris en charge par le capitaine Chabanne, son directeur de conscience, Zerrouk inaugure sa carrière de lâche absolu par l'envoi d'une lettre à Ramel, son responsable direct. Une lettre écrit sous la dictée de Chabanne, par laquelle il demande à Ramel de remplacer les agents de liaison habituels par de nouveaux. Ramel accepte les termes astreignants de la proposition en les attribuant à un regain de vigilance, ce qui n'a au demeurant rien de déplaisant. En fait, Zerrouk ne cherche qu'une seule chose : baliser le parcours à l'aide de ses propres agents puisés sûrement dans le milieu interlope de la «bleuite», pour mener aisément à son terme sa première initiative de déstabilisation sans courir le risque d'être percé à jour. Son but : s'emparer du refuge de Ramel et offrir ce dernier à Massu en gage de fidélité. Le message m'est transmis le soir même pour information.
C'était cette façon d'opérer depuis des mois qui nous avait évité jusque-là des déboires. Elle n'était donc pas superflue. En plus, un Zerrouk qui «ressuscite», ce n'était pas banal non plus. Je lus donc le message. Et rien, de prime abord, ne me parut suspect. Mieux, je n'eus aucune difficulté à reconnaître les caractéristiques propres à la graphie de Zerrouk-Judas étant moi-même amateur de techniques calligraphiques dont j'ai eu maintes fois l'occasion de me servir pour établir de vrais «faux» documents d'identité à nos militants. Zerrouk affirmait dans sa missive avoir eu la chance de franchir les mailles du filet une première fois dans le quartier où il s'était réfugié pour en gagner un autre. Et qu'à présent il était à l'abri…
Ramel continuait de correspondre au moyen de messages avec Zerrouk qu'il supposait toujours en liberté. Pour dérouter les traîne-patins, il avait choisi des jeunes puisés dans divers quartiers de la vieille ville, estimant sans doute que, ne se connaissant pas, il y aurait moins de risque que quelqu'un les suive jusqu'à son refuge. En effet, dès qu'un message est fin prêt, l'un de ces jeunes l'achemine jusqu'à la boîte aux lettres de Zerrouk et là s'achève sa mission. Un second le relaie et, prenant en charge le courrier destiné à Ramel, il va le déposer dans une seconde boîte aux lettres sur le chemin de retour. Un troisième enfin entre en scène et termine ce que les deux autres ont fait. Zerrouk, dont nous ignorions toujours la félonie, avait certainement dû prendre les précautions nécessaires pour éviter qu'un des agents de liaison en exercice puisse localiser son refuge. Or, à la manière dont les choses allaient évoluer, il faut croire que le système de cloisonnement mis en place par Ramel pour prévenir d'éventuelles infiltrations n'avait pu tenir longtemps la route. Le 26 août 1957, l'ensemble de l'édifice s'écroula. Non sans fracas : Ramel y perdit la vie ainsi que trois autres personnes, dont Debbih Chérif. Le jour suivant, branle-bas de combat. Tout ce que compte le 5e bureau français comme vecteurs de propagande est mobilisé pour amplifier l'agit- prop. En quelques heures, le mot d'ordre a pris racine. Ce sont les «bleus de chauffe», répète-t-on, qui ont localisé le refuge de Ramel. Des noms sont cités : Alilou, Baâbouche et d'autres, tous rescapés de la grève grâce au capitaine parachutiste Léger qui les a pris à son service. En fait, cette grossière diversion visait à orienter les esprits concernant la mort Ramel, ailleurs pour protéger le travail de sape de Hacène Guendriche-Judas-Zerrouk dont nous continuerons à ignorer l'existence jusqu'à la fin de la seconde Bataille d'Alger. En ce qui me concerne, Zerrouk faisait toujours partie des nôtres. Il était donc logique qu'il remplaçât Ramel pour coordonner les activités des trois zones de combat. Je franchissais ainsi la cote d'alerte en puissant dans nos dernières réserves. Pour ne pas perdre de temps, j'envoyai sur-le-champ mon deuxième agent de liaison Mahmoud Benhamidi accompagné de Petit Omar auprès de Mme Guendriche qu'il connaissait déjà pour lui demander d'inviter son époux à donner signe de vie le plus tôt possible. Nos deux agents revinrent peu après assurés qu'ils n'auraient de réponse que le lendemain dans le meilleur des cas. Le lendemain, Petit Omar, qu'un mystérieux pressentiment avait fait entre temps changer d'avis, se désista et laissa Mahmoud assurer seul la mission. Mahmoud s'y rendit en effet après m'avoir demandé la permission de se faire accompagner de sa petite sœur, une enfant éveillée de moins de quatre ans, dont le rôle consisterait à dissimuler des messages dans l'endroit le moins soupçonnable de sa petite personne. Astucieux ! Enfin «retrouvé» par sa femme, Guendriche me destinait une longue lettre dans laquelle il réaffirmait ses positions «révolutionnaires». Soucieux cependant de m'endormir, il m'informait qu'il venait de changer de pseudonyme et s'appelait désormais Safi : le «pur» !
Safi commençait par me rassurer en s'excusant pour son silence «prolongé», sécurité oblige ! Et en termes enflammés, il réaffirmait «sa volonté de poursuivre et d'intensifier la lutte». Enfin, pour achever de me gruger, il réitérait son fallacieux credo, se déclarant «prêt à venger la mort de Ramel et Debbih Cherif en projetant d'exécuter de ses propres mains». Alilou qu'il accusait d'être le principal instigateur des malheurs qui s'étaient abattus sur nous. En chargeant outrageusement Alilou, Guendriche ne faisait qu'obéir aux ordres de son manipulant. Il va sans dire que tout ce que me racontait Guendriche n'était qu'un tissu de contre-vérités, une manœuvre destinée à gagner ma confiance, à me circonvenir pour me localiser et ensuite faire intervenir ses commanditaires afin de me capturer. Pour détourner l'attention de l'opinion et en particulier pour rendre aisés les déplacements de Safi- Guendriche, le capitaine Chabanne et consorts lui organisèrent une planque dans un appartement, rue d' Isly, à l'angle de la rue de Tanger à proximité d'un cinéma d'essai : le Marivaux. Désormais confortablement installé, Guendriche Safi allait prendre de l'importance en s'associant à la confection d'une monstrueuse toile d'araignée. Le principe du dispositif imaginé pour nous soumettre s'appuyait, comme on devait s'y attendre, sur la force. Une force évidente certes, mais qui, couplée avec la ruse, était encore plus efficiente. Donc ils allaient opter pour la localisation du refuge, ainsi que nous allons le voir. Lors de la dernière liaison en date, Guendriche m'avait adressé une longue lettre. Le voici maintenant expédiant un autre message, toujours par le truchement de sa femme. L'explication ? Simple ! Pister mes agents jusqu'à mon refuge ! Au vu de la procédure en cours, il était clair que l'état-major militaire français cherchait à rééditer, par des moyens autrement plus importants, une opération identique à celle du 26 août 1957, à la rue Saint-Vincent-de-Paul, en commençant par endormir ma vigilance. Rôle qui, naturellement, échut à Chabanne, lequel continuait de tirer le maximum de ressources de Guendriche qui, dans un troisième message, m'annonçait que sa «femme attendait un bébé pour bientôt». Un bébé ? Première nouvelle ! Mais puisqu'il disait qu’il n'y avait aucune raison d'en douter. Si le nouveau-né est de sexe masculin m'informait Guendriche pour me chloroformer tout à fait, il était prêt à le prénommer Mourad, à la mémoire de Debbih Chérif dont c'était le nom de guerre. Plus loin, il me demandait de lui transmettre d'urgence un plan type de construction de cachette et, en urgence signalée, des schémas directeurs pour fabriquer des bombes. N'ayant pas de raison de me méfier, je lui fis parvenir tout ce qu'il avait réclamé, toujours par l'intermédiaire de son épouse, et ce, dans les plus brefs délais ! Craignant par ailleurs que cette dernière ne souffrît de manque de moyens au moment de l'accouchement et pendant la période post-natale, je crus devoir lui faire parvenir une somme d'argent pour faire face aux frais.
L'engrenage de ma capture était désormais en route. J'y contribuais en toute bonne foi. Pour achever de m'abuser tout à fait, Guendriche multipliait les messages, ce qui permettait aux «bleus» de suivre à la trace les allers et retours de mon propre agent. A un tel rythme, je devais le vérifier à mes dépens, un jour ou l'autre ils allaient situer avec exactitude le lieu de mon refuge. C’est ce qui arriva ! Le chemin de mon élimination étant, de ce fait, balisé, l'état-major de Massu n'allait pas tarder à pavoiser.
La fin d’une aventure passionnante
C'était le 24 septembre 1957. La décision d'investir le lieu où j'étais réfugié avait sûrement été prise la veille. Le bouclage eut lieu vers 2 heures du matin. La Haute Casbah tout entière fut encerclée par environ dix mille hommes de troupe selon les estimations les moins chauvines. Dix mille hommes pour boucler rues, impasses, terrasses… Des moyens colossaux y furent acheminés. La démonstration de force, pour cette curée-là, ne faisait aucun doute. Et pour cause ! Au 3, rue Caton, nous étions trois personnes : Fatiha Bouhired, la «propriétaire» en tire au nom de la ZAA, Zohra Drif et moi-même. Les autres, Ali la Pointe, petit Omar, Hassiba ben Bouali et Mahmoud Bouhamidi, étaient au 4 chez les Guematti. Façon judicieusement sécuritaire d'occuper les lieux. Façon efficace, à en juger par le nombre des déconvenues qu'elle nous avait épargnées jusqu'alors.
Mais il y avait de l'imprévisible dans l'air. Je souffrais depuis cinq jours d'une grippe asiatique doublée d'une angine qui m'avait rendu atone. J'étais littéralement cloué au «lit» sous l'empire paralysant d'une fièvre culminant régulièrement entre 39 et 40 degrés. L'engourdissement m'avait ramolli les membres, l'esprit, tout juste si je réussis à comprendre le message de Fatiha apeurée m'annonçant l'encerclement de la haute ville. A partir de ce moment-là, je dus rassembler mes dernières énergies pour les mettre au service du seul organe qui a encore toute son utilité dans une casemate : l’ouïe. Je me mis donc à l'écoute. Et petit à petit, je commençai à discerner le bruit alentour, une sorte de brouhaha compact et bourdonnant. Puis, plus distinctement, des voix, alternées, dans un désordre consternant. Plus de doute, la meute était là, dehors, tout autour, prête à donner l'assaut. Au milieu de la cacophonie, une voix connue, familière, nettement perceptible : celle de Guendriche- Judas-Zerrouk-Safi. C'était donc lui ! Puis, peu après, la voix de Hadj Smaïn. Tiens, pensai-je, lui aussi ! J'en fus mortifié. Et du coup soulagé d'apprendre enfin quels étaient les traîtres parmi nous. De toute façon, il était bien trop tard. Pour les chefs de l'expédition, Godard en particulier, tout était en ordre. Seulement en arrivant sur les lieux, rue Caton donc, ils s'étaient aperçus qu'un choix d'adresse était à faire, sans quoi le «gibier» risquait de s'envoler. En effet, les renseignements des agents d'infiltration, traîne-patins, bleus de chauffe, mouchards, menaient tous vers le 4 de cette même rue. Or, Hadj Smaïn qui était de la curée spontanément apportait un correctif et, au lieu du 4, désignait plutôt le 3 qu'il connaissait parfaitement pour y avoir séjourné lors du passage à la Casbah de Germaine Tillon. Il y eut comme une confusion dans l'air. Finalement, Godard trancha dans le sens du renseignement livré par Hadj Smaïn. Il devait certainement se dire «après tout qu'est-ce qu'on risque ?» De toute manière, les paras étaient décidés à démolir tout le quartier s'il le fallait, l'essentiel étant de nous atteindre ! Hadj Smaïn, plus zélé qu'on n'eût pu le penser interviendra par deux fois pour guider les militaires : la première en les renseignant sur le 3, la seconde en leur désignant ma cachette. Dès lors, tout espoir de nous en sortir vivants s'était envolé. Jusque-là, j'ignorais toujours s'il s'agissait d'une machination ou d'un effet du hasard. Ce ne fut que lorsque Godard m'interpella à haute voix pour m'annoncer qu'il n'ignorait pas que j'étais malade que je compris. «Nous savons que vous êtes malade !» Phase apparemment sibylline, insidieuse. Une seule personne hors du 3 et 4 savait que je l'étais effectivement : Judas. Par conséquent, le félon c'est lui, pensai-je. Ce dernier savait en effet que j'étais bien malade, je le lui avais moi-même appris dans un message, la suite s'enchaînant de fait comme dans l'affaire Ramel : des agents de liaison qu'on surveille et le tour est joué. Conclusion ! Deux taupes d'inégale importance étaient infiltrées dans nos rouages. La version des faits concernant l'arrestation de Hadj Smaïn peut se résumer comme suit : j'avais chargé Hadj Smaïn de se rendre en Tunisie afin de rencontrer les dirigeants du FLN et leur faire part du désir du gouvernement français à engager des pourparlers en vue d'un éventuel cessez-le-feu. En cours de route, sa vigilance s'émoussa un tant soit peu et dès qu'il débarqua à Alger, il fut filé 24 sur 24 par les agents du 5e bureau français jusqu'à ce que les traîne-patins de Guendriche et Chabanne eussent achevé de localiser mon refuge. Aussitôt, on lui mit le grappin dessus et l'on essora de telle sorte qu'il avoua l'endroit où je me trouvais.
Pendant qu'on investissait la maison, il était clair qu'il n’y avait plus aucune chance de nous en sortir. Nous vivions les dernières minutes d'une aventure passionnante et pleine de rebondissements. A présent, les soldats étaient tout proches de nous. Des coups furent frappés au travers de la dalle recouvrant la sortie de la cache. Et je dis : «Cette fois, c'est fini. Notre parcours est à son terme.» Zohra ne répondit pas. Elle n'avait pas peur, ayant vécu de bien pires moments depuis des mois. Dans l'obscurité du réduit, on ne se voyait presque pas. On communiquait en chuchotant. Maintenant que les jeux étaient sur le point d'être faits, un baroud d'honneur s'imposait ! Décidé à jouer mon va-tout, je repoussai la dalle de sortie de la cachette et, dégoupillant ma grenade, je la lançai dans le couloir. Fit-elle des dégâts parmi les assaillants ? Je n'en suis trop rien à vrai dire. Puis, comme un automate, je me saisis de ma mitraillette, y fichant mon second et ultime chargeur et, à travers la lucarne du réduit, je continuai à tirer. Au jugé ! Le long du corridor, des soldats s'écroulèrent et avec eux blessé, le colonel Jean-Pierre. Pendant ce temps, avec une fébrilité décuplée, Zohra était en train de détruire les documents. Après le silence de mon arme, le colonel Godard tenta, en amplifiant sa voix, de parlementer avec moi. En vain, car je ne répondis pas. Mon refus de dialoguer l'agaça visiblement, refus signifiant sans doute dans son esprit que je leur réservais d'autres surprises. Connaissant leur mentalité de démolisseurs patentés, ils n'hésiteraient pas à souffler le pâté de maisons. J'en étais convaincu. D'ailleurs, à peine avais-je fini de penser à cette «solution», que les artificiers recevaient l'ordre de bourrer l'immeuble d'une charge de TNT. Après cela, aucun doute ne pouvait subsister sur leurs intentions. La charge placée à proximité de mon abri ne nous laisserait aucune chance, dis-je à Zohra. Godard m'accorde cinq minutes pour sortir de la cache, affirmant, au nom de l'honneur militaire de la France, que je serais considéré comme prisonnier de guerre. C'était à mes yeux un engagement solennel imprescriptible que pût être par la suite le régime politique qui succéderait au gouvernement de la SFIO. Cinq minutes, c'était peu pour réfléchir ! Je me sentais acculé à ne pas jouer les héros inutilement. Voici pourquoi ! La situation, scabreuse au plus haut point, se présentait comme suit : il y avait d'une part Fatiha Bouhired et les familles des locataires des maisons avoisinantes ; de l'autre, la maison d'en face, celle de la famille Guematti, à quelques mètres seulement, abritant au même moment Ali la Pointe, Mahmoud Bouhamidi, Petit Omar et Hassiba Ben Bouali. Le groupe d'Ali se trouvait dans une cachette certes difficilement repérable, mais en cas de déflagration du TNT, tout cela ne servirait à rien. En revanche, il était impérieux que Fatiha dont Chabanne ignorait les liens particuliers qu'elle entretenait avec nous fût épargnée. Car appréhendée et forcément soumise à la «question», il y aurait de fortes chances qu'elle avoue et livre le refuge du 4. Donc Ali et son groupe. On imagine les dommages ! Nous échangeâmes Zohra et moi toutes ces réflexions en quelques instants à seule fin de choisir de quelle façon nous allions mourir. Car nous étions bel et bien coincés. Il n'était plus question de lambiner, le TNT n'étant pas particulièrement sélectif dans ses effets.
Il était clair qu'en optant pour une mort plus responsable, le dilemme dans lequel nous étions captifs disparaîtrait. Et au lieu d'entraîner dans notre malheur des innocents, et par la même occasion nos compagnons, nous l'éviterions. En levant les bras pour marquer notre reddition, c'était évidemment notre tête que nous glissions, en anticipant à peine, sous le tranchant du couperet. En dépit du procès qui aurait lieu et des effets de manche des magistrats, nous n'avions rien d'autre à attendre que la mort. Ceci dans les meilleurs des cas. En optant pour cette solution, c'était en vérité pour épargner la vie d'innocents en grand nombre, et pour permettre à Ali la Pointe de relancer la ZAA ; je décidai donc de parlementer. Pendant ce temps, Godard qui guettait notre reddition me renouvela aussitôt sa «parole d'honneur» que mon statut de captif serait celui d'un prisonnier de guerre. De toutes les conditions que je lui avais opposées, Godard n'en avait refusé aucune. Dès lors, il ne me restait plus qu'à m'exécuter. C'est ce que je fis. Avant de sortir de mon trou, comme pour être en accord avec ma conscience, je jetai un regard à Zohra, un regard qui voulait dire tant de choses. Puis je sortis. A un pas derrière suivait ma compagne de lutte. Une fois dehors, nous fûmes embarqués dans un véhicule, sans brutalité. Et conduits ensuite à la villa Nador, sur les hauteurs d'Alger pour être interrogés. Nous séjournerons 22 jours durant dans le secret le plus complet. Ce fut au colonel Godard, chef d'état-major de la 2e DP, qu'échut la besogne de m’interroger. Mais étrangement, je constatai que l'interrogatoire n'était pas poussé. J'étais, il est vrai, le dernier survivant d'une grande aventure en tant que chef politico-militaire du Grand Alger. Je les avais combattus, ils m'avaient capturé dans des circonstances que l'on sait, aussi inhumain que cela pût être, je devais payer. Qu'ils respectassent ou non mon statut de soldat comme prescrit dans diverses conventions internationales, le résultat était déjà prononcé : j'étais déjà mort, au moins politiquement. Alors advienne que pourra !
«Et Ali la Pointe dans tout cela ?» Mais il a rejoint les maquisards de la Wilaya III (Kabylie) depuis plusieurs jours déjà ! Il est certain que s'il était resté à Alger, vous l'auriez tué ou capturé, déclarai-je au colonel Godard. Quant à Hassiba, à cette heure, elle doit être en route vers Tunis. Une chose est sûre : elle n'est plus à Alger. A vrai dire, cela m'importait peu. Pendant ce temps, le travail de sape de Guendriche se poursuivait sans relâche. J'étais encore empêtré dans mes idées noires lorsque, par un matin particulièrement oppressant moralement, un officier change en héraut pour la circonstance vint nous apprendre d'un air triomphant : «ça y est ! Ali la Pointe est dans la poche», j'en fus effondré. Mais je dus réprimer mon affliction pour ne pas donner à l'officier l'occasion de s'en réjouir. Un officier du genre agité, hyper gesticulant qui nous tendit une lettre que Ali selon lui, venait d'adresser à Safi-Guendriche. Ali ne sachant ni lire ni écrire, c'était donc à Hassiba Ben Bouali qu'il revenait d'assumer son secrétariat. En m'exhibant non sans une pointe de malignité la lettre adressée à Judas, l'officier jubilait manifestement de malveillance. Le nez plongé sur le morceau de papier, nous reconnûmes immédiatement, Zohra et moi, l'écriture de Hassiba (cette lettre figure sans aucun doute dans les archives françaises de cette époque). C'était donc vrai, Ali était tombé dans le même traquenard que nous. Ignorant que Guendriche avait tourné casaque, il tentait à son tour de nouer contact. En peu de semaines, la ZAA avait été pratiquement démantelée. J'avais fondé beaucoup d'espoir sur Ali la Pointe lequel, hélas !, allait être lui aussi éliminé. Godard et consorts usant pour ce faire du même procédé que pour Ramel et ensuite pour moi.
Le 8 octobre 1957, c'est la reproduction du même scénario qu'à la rue Caton. On encercle le quartier, on menace devant la maison du 5 rue des Abdérames. Un homme, le propriétaire du domicile selon les témoins, sort de la maison pour répondre aux injonctions des militaires. Il confirme qu’Ali et ses frères de combat sont bien à l'intérieur. A partir de là, plus d'hésitation ! L'ordre est aussitôt donné d'évacuer la maison du 5. Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Bouhamidi Mahmoud et Petit Omar sont sommés de sortir les bras en l'air. Mais on n'insiste pas trop. Pendant ce temps, tel que je l'imagine des artificiers bourrent les flancs de la maison de dynamite. Des signes de mains s'échangent, puis un ordre fuse ? Une apocalyptique explosion et la maison s'écroule, emportant par son souffle d'autres habitations. Mélangés aux gravats, les quatre corps déchiquetés de nos compagnons. Après ce forfait, il ne restait plus grand monde pour envisager une éventuelle relance de la ZAA. Il y avait eu Ramel, Sid Mourad, moi-même neutralisé, à présent Ali et ses camarades : l'hémorragie se poursuivait à un rythme effroyable. Ce fut au tour de Boualem Abaza, un pionnier de la ZAA, revenu récemment du maquis de Grande-Kabylie de tomber dans le piège. Ce ne serait pas le dernier, le piège allait se refermer sur un autre de nos cadres dirigeants : Abderrahmane Benhamida, dit Salim. Benhamida était responsable politique pour le Grand Alger au cours de la seconde bataille d'Alger. Voici comment il se fit avoir ! Après mon arrestation, alors qu'il se trouvait dans l'ignorance totale de la félonie de Judas, le responsable politique qu'il était pris l'initiative de contacter Hacène Guendriche lequel, après mon élimination, était à ses yeux le responsable militaire de la ZAA. Il décida de prendre contact ne serait-ce que pour coordonner les actions à entreprendre, des projections à échanger pour voir comment relancer le combat. Sélim s'étant souvenu d'une «boîte aux lettres» de secours, boîte que j'avais, dans ma bonne foi signalé à Guendriche, établit alors lune liaison avec le traître, suivie d'une correspondance, l'ombre de Chabanne planant sur la main de Guendriche pour lui faire écrire des lignes aussi séduisantes que perfides. En fait, le même procédé qui m'avait abusé fut appliqué et comble d'ironie, il marcha ! Voici comment : Sélim ne se sentant pas en sécurité dans le refuge où il se trouvait à ce moment-là, il demanda à Guendriche de l'aider à en trouver un autre. Etrangement, il obtint immédiatement satisfaction, Guendriche lui fixa rendez-vous au tournant Rovigo, à la lisière de la Casbah, où il devait être attendu par une jeune fille brune à l'intérieur d'une voiture de marque Citroën 11 chevaux de couleur noire. Confiant, Sélim fut ponctuel. Le véhicule était là. Il ouvrit alors la portière de la «onze» et s'installa près du chauffeur qui le conduisit tout droit à l'intérieur d'une caserne toute proche sous la menace d'un revolver pointé sur son dos par un homme installé sur la banquette arrière près de la jeune fille brune, l'appât de Hacène Guendriche. Après l'arrestation de Benhamida Abderrahmane, on me transféra à la prison de Barberousse (Serkadji) dans un quartier sous haute surveillance où la règle en vigueur, du moins en ce qui me concerne, était l’isolement intégral. Quant aux «paroles d'honneur» qui m'avaient été si généreusement distribuées, jetées aux orties, foulées au pied par ceux-là mêmes qui les avaient prononcées. Conséquences ? Je ne fus jamais traité en prisonnier de guerre. Bref ! Comme bien d'autres frères de lutte arrêtés les armes à la main, je fus jeté dans de sordides cachots et des oubliettes datant de l'époque ottomane. Tout cela bien entendu après des procès retentissants. Comble de l'absurdité ! Par trois fois, je fus condamné à la peine capitale. J'ai attendu des mois durant seul dans le sous-sol de la prison pour être exécuté. Puis vint le général de Gaulle.
Dès sa prise de pouvoir en France en 1958, il décréta l'arrêt des exécutions capitales et commua les condamnations à mort en détention aux travaux forcés à perpétuité. Concernée par la commutation de peine, l'administration pénitentiaire se vit donc dans l'obligation de me sortir de l'ombre pour me transférer dans la maison d'arrêt de Maison-Carrée (El-Harrach), dans la banlieue sud d'Alger. Là, le milieu carcéral était moins répressif. L'idée de continuer le combat et de faire en sorte que le brasier d'Alger fût entretenu en permanence germa en moi aux premiers jours de mon isolement dans la prison de Barberousse. Aussi, de ma prison de Maison-Carrée, quelques mois après ma grâce intervenue fin 1958, j'ai repris le combat en reconstituant des cellules terroristes qui entrèrent en action ; ainsi qu'en témoignent les documents officiels émanant de la Délégation générale (ex-GG) et de la présidence du Conseil français elle-même. Mon transfert rapide et secret dans une prison de France a, seul, interrompu mon activité. Capturé parmi les derniers militants de la Zone autonome d'Alger, je n'ai pas eu de révélations à faire sur notre organisation du FLN tant à l'intérieur qu'à l'extérieur d'Alger. Les artisans de ma capture et les procès-verbaux que j'avais signés en témoignent. Les différents interrogatoires, tous axés sur la confirmation et les précisions de certaines actions armées passées, n'ont jamais eu le caractère de faiblesse que l'on voulait m’imputer. Mon souci constant puisque j'ai revendiqué la responsabilité de toutes les actions armées qui se sont déroulées dans l'agglomération algéroise surtout depuis l'été 1956, date de la première exécution capitale de Zahana et Ferradj, a été de soustraire le plus possible de militants à la vindicte des forces répressives soit en minimisant leur rôle, soit en niant leur participation aux opérations dangereuses susceptibles d'entraîner pour eux les plus hautes condamnations. La mission et la responsabilité qui m'étaient confiées pendant la guerre furent menées à leur terme, selon mes moyens, avec la plus grande foi qui ait pu m'animer. Et si on a l'air d'insinuer dans la VBA je ne sais quelles attitudes équivoques, l'auteur n'ayant manifestement pas les qualités nécessaires pour rendre compte de l'humain, il paraît fou qu'il ose se lancer encore dans le surhumain. La mort qu'aucun homme, sans raison valable, ne choisit délibérément, à moins qu'il soit inconscient ou fou, peut devenir une souillure et une lâcheté. La mienne dans ce combat profond et total n'aurait été pour moi qu'un suicide. Cette fin, je l'ai toujours, attendue, venant de l'ennemi comme il est logique, d'une humeur égale. Devant tous ceux de mes frères de combat qui ne revenaient plus, elle me semblait si inéluctable que je me sentais renaître à chaque moment particulier de la lutte. Quant à me l'infliger en complète contradiction avec mes convictions et mon sentiment de la guerre pour le plaisir de quelques «historiens» et galonnés satisfaits, je reconnais que cela dépassait ma détermination personnelle. «Le sacrifice ne signifie, disait St-Exupéry, ni amputation ni pénitence.» La presse ultra, en dépit de sa promptitude à relayer le service d'action psychologique du colonel Argoud, ne souffla mot sur mon arrestation. Et ce ne fut que le lendemain que les quotidiens du matin livrèrent l'information illustrée de la photo de Zohra Drif et moi-même encadrés par les parachutistes. Après mon arrestation, une forte campagne d'intoxication et de démoralisation de la population d'Alger a été montée par les services psychologiques. Le discrédit qu'on essaya de jeter sur ma personne, la tendance à vouloir jeter la confusion dans l'esprit du lecteur impartial n'a pas eu apparemment d'autres buts que celui-là. Le capitaine Paul-Alain Léger, ancien résistant de la Seconde Guerre mondiale, principal fondateur du Groupe renseignement et exploitation (GRE) raconte l'histoire des bleus de chauffe (p. 215) dans son ouvrage intitulé «Aux Carrefours de la guerre» publié chez Albin Michel en 1989. Il relate la mort de Ramel et Sid Mourad, mon arrestation, celle d'autres militants du FLN ainsi que la découverte du refuge d'Ali la Pointe (p. 260-261).
Ces opérations ont été menées au début par le capitaine Léger avec la collaboration du colonel Yves Godard, du colonel Jean-Pierre, du capitaine Chabanne, du capitaine Allair, le capitaine La Bourdonnaye, le capitaine Faulk, supervisés par le général Massu. Le rôle principal fut joué par le traître Guendriche Hacène, alias Zerrouk, Safi, puis Basil.
Yacef Saâdi
Cette partie est extraite du livre La bataille d’Alger-tome III
Demain : Yacef Saâdi raconte la Bataille d’Alger – Ceux qui s’arrogent le droit de paraître plus héroïques qu’ils ne l’étaient
Lire des extraits du livre du capitaine Léger sur la trahison de Guendriche
Voir les témoignages du capitaine Faulques et du général de La Bourdonnaye
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