Interview – Stéphanie Maupas : «Le bilan de la Cour pénale internationale est plus que critiquable»
Algeriepatriotique: Vous venez d’éditer Le Joker des puissants : le grand roman de la Cour pénale internationale.Pourquoi ce titre ?
Stéphanie Maupas : Le Joker des puissants tente de montrer comment les puissants tentent d’instrumentaliser la Cour. Le joker, la CPI, est en quelque sorte une carte utilisée dans les jeux politiques ou diplomatiques par «les puissants». Il s’agit bien sûr des grandes puissances, mais pas uniquement. Il y a aussi les dirigeants qui se servent de la Cour pour faire avancer leurs intérêts propres. Par exemple, la Côte d’Ivoire, qui accepte de livrer l’ancien président Laurent Gbagbo à la Cour, mais refuse ensuite, lorsqu’elle pourrait s’intéresser aux crimes commis dans le camp de ceux qui sont au pouvoir, de poursuivre sa coopération, comme elle en a pourtant l’obligation, avec elle. Et d’autres aussi. Quant au sous-titre, le grand roman, il montre mon intention de raconter le travail de cette Cour. Ce que font ses juges et ses procureurs est très complexe, et je souhaitais en montrer la complexité, montrer aussi ce qu’il se passe derrière les audiences. Avant les procès, il y a les enquêtes, la protection des témoins, les arrestations. Mon livre tente de raconter une histoire de cette juridiction.
A ce jour, une trentaine de dirigeants politiques africains ont été ou sont dans le viseur de la Cour pénale internationale (CPI), alors qu’une seule enquête a été ouverte hors du continent africain. Le statut de Rome, fondateur de la CPI, ne concerne-t-il que les Africains ? Comment expliquez-vous cette justice sélective ?
Depuis le mois de janvier, la procureure enquête aussi pour des crimes commis en Géorgie, lors du conflit russo-géorgien de 2008. Mais il est vrai que pendant des années, la Cour s’est essentiellement penchée sur l’Afrique. Je ne crois pas qu’il y ait une quelconque intention de cibler le continent, comme les leaders de l’Union africaine ont pu le dire. Beaucoup de crimes sont commis sur le continent et il était dès lors plus que légitime que la Cour s’y intéresse. Par ailleurs, de nombreux Etats africains ont ratifié son traité, ce qui la rend compétente. Par exemple, elle ne peut pas aujourd’hui intervenir en Syrie, elle n’en a pas la compétence, la Syrie n’a pas ratifié son traité. Enfin, plusieurs Etats africains se sont tournés vers elle, comme l’Ouganda, la Centrafrique, la République démocratique du Congo et d’autres. C’est eux qui lui ont demandé d’intervenir. Mais certains se sont opposés à la Cour lorsque le procureur a pu s’intéresser aux exactions perpétrées par leur propre camp. Néanmoins, si l’Afrique a été à ce point ciblée, c’est aussi parce que dans l’esprit du procureur, il était possible de conduire plus rapidement des affaires. Politiquement, personne n’allait s’opposer à des poursuites contre les chefs de l’Armée de résistance du Seigneur, qui a terrorisé l’Ouganda pendant des décennies, puis la RDC et la Centrafrique. Et lorsque le procureur s’est intéressé à la RDC, il a pris soin de ne pas froisser les pouvoirs en place ou impliqués, comme le Rwanda et l’Ouganda, et bien sûr la RDC. A trop adhérer à ce que voulaient les Etats, les grandes puissances et les pouvoirs locaux, elle a lentement perdu sa prétention d’universalité.
En treize ans, la CPI n’a inculpé qu’une trentaine de personnes et n’a bouclé que deux procès à l’encontre de trois miliciens congolais. Elle reste impuissante devant le terrorisme qui dévaste des pays entiers, les crimes commis contre le peuple palestinien, l’Afghanistan, la Libye, etc. La CPI a-t-elle toujours lieu d’être ?
Son bilan est plus que critiquable et elle peine à se réformer. Ses procédures sont longues, les procès souvent à huis clos, ses jugements inaccessibles et ses enquêtes ont jusqu’ici été très mal conduites. Alors qu’elle est compétente pour l’Afghanistan, la Libye, l’entité palestinienne, elle n’a agi que de façon marginale, voire nulle. Elle a besoin de la coopération des Etats pour agir, et est sans cesse entravée dans son action. Et elle n’a pas été capable à ce jour de s’imposer dans le jeu diplomatique pour remplir son mandat, comme elle l’aurait dû. Mais à l’heure où l’on ne parle que de guerres, elle reste, malgré ses nombreuses déficiences, un instrument qui vise à la paix, mais un instrument marginal.
Certains chefs d’Etat proposent le désengagement des pays africains du Statut de Rome, accusant la CPI d’être l’instrument d’un «néocolonialisme» judiciaire. Pensez-vous qu’un retrait collectif des pays du Sud de cette institution soit possible ?
Jusqu’ici, ces menaces n’ont jamais été suivies d’effet et les pays du Sud sont intervenus à chaque fois que l’un des «puissants» était ciblé par la Cour, comme le Soudanais Omar Al-Béchir ou le président kenyan Uhuru Kenyatta. Chaque pays souhaite une justice à la carte. Celle lui permettant de mettre hors-jeu un opposant politique, ou même participer à un changement de régime. Lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU a demandé à la Cour de poursuivre les auteurs de crimes commis en Libye, c’était dans l’objectif d’accompagner un changement de régime, mettre hors-jeu Mouammar Kadhafi. C’est aussi à la Cour de savoir imposer son autorité, ce qu’elle ne fait pas. Par peur parfois, justement, que les Etats lui retirent son soutien. Ce qu’on observe, c’est que jusqu’ici, les menaces de l’Union africaine ont visé à faire pression sur la Cour. Mais sortir de son traité aurait des conséquences. Les Etats qui le feraient perdraient alors la possibilité de savoir ce qu’il s’y passe, d’agir sur elle, car ce sont ses membres qui élisent ses procureurs et ses juges, et qui votent son budget. C’est aussi prendre le risque de perdre le soutien de l’Union européenne, très engagée en faveur de la Cour.
Un attentat vient de secouer la capitale européenne Bruxelles. Un commentaire ?
La Cour n’a pas la capacité d’intervenir sur chaque attentat terroriste, soit parce qu’elle n’est pas compétente, comme en Irak ou en Syrie, soit parce que les Etats peuvent conduire les procès, comme en France ou en Belgique. Comme la Cour n’intervient qu’en dernier recours, elle n’est pas à ce stade compétente, voire même nécessaire. Mais dans une lutte plus large contre le djihadisme armé d’Al-Qaïda ou de l’Etat Islamique, il me semble qu’elle pourrait avoir une vision. Apporter un peu de justice dans le conflit israélo-palestinien pourrait peut-être permettre de contrer certains discours. Aujourd’hui, elle poursuit un membre d’Ansar Dine pour la destruction des mausolées de Tombouctou, elle pourrait faire plus. Au Nigeria, base de Boko Haram, en Libye, où l’Etat Islamique s’impose de plus en plus. La Cour ne changerait pas la dynamique, mais participerait de la longue lutte idéologique, largement délaissée.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi