Abderrahmane Zakad : vie et mort d’un écrivain algérien
Par Abdellali Merdaci – Je me souviens de notre rencontre à Constantine. C’était au printemps 2009, au mois de mai, et sous les frondaisons de la ravine germait le gui printanier. J’avais, depuis bien longtemps, lu Abderrahmane Zakad et je trouvais étrange, subtilement inquiétant, le parcours de cet ingénieur-urbaniste dans la littérature, hors des basses-fosses du microcosme culturel algérois. Je l’avais invité à venir parler à mes étudiants et à mes collègues du département de langue et littérature françaises de l’Université de Constantine. Il avait accepté ce que je lui avais présenté comme une audacieuse confrontation et, d’emblée, il avait écarté toutes les démarches d’intendance habituelles en la circonstance. Il ne voulait ni billet d’avion ni chambre d’hôtel avec vue sur la vallée du Rhumel, ni restaurant gastronomique sous la voûte étoilée, non pas qu’ils manquèrent à la proverbiale hospitalité de l’institution universitaire qui voulait l’accueillir ; de fait, Abderrahmane Zakad était arrivé dans notre cité par le «dur» et il m’avait assuré qu’il pouvait se contenter d’une litière spartiate et même d’une paillasse dans un de ces hammams de la basse ville dont il cultivait le soigneux secret.
A l’épreuve, Zakad s’était révélé un exubérant personnage, en mouvement dans une implacable vérité : «Tout bouge. Seule reste figée l’ignorance.» Je souhaitais qu’il évoque l’écrivain Zakad mais il avait choisi de saluer Constantine, sa Constantine à lui, souvenance armoriée de fiévreuses et lointaines transhumances d’homme libre. Il en arpentait déjà au crépuscule les ruelles encaissées et serpentines de la Swiqqa, vieille amante cruelle, pour en rappeler les beautés ravalées de jadis et naguère ; il était contrit d’apprendre qu’il n’y avait plus de gargotes braisant des têtes de mouton à minuit, soufflant sur les mânes de Tahar Ouettar qui les arrosait de breuvages forts et juteux, et il s’était résolument assis devant une fricassée de dindonneau frit au «Tiddis», à l’orée d’une avenue bruyante du centre-ville. Il avait serré dans sa maigre besace de voyageur sans bagage un poème à la médina, une sorte d’élégie soupirante d’émotion et elle ne manquât pas chez ses jeunes auditeurs, et un documentaire sur la syntaxe spatiale débridée de la «Nouvelle Constantine» qu’il n’aimait pas dont il commentait les images d’une voix claire. Et il nous suffisait de l’entendre dans une explication très technique développer la tragique méprise politico-administrative de la «cuvette de Boussouf», un «viol urbain à ciel ouvert», pour que monte l’indignation dans l’assistance. Rugueux exercice ? Les Constantinois sont réputés ne pas connaître leur ville, et ils n’ont jamais admiré ou haï, depuis Gautier, Flaubert et Maupassant, et peut-être Haddad, Kateb, Mimouni et Boudjedra, que celle qui naît dans l’imagination buissonnière de ses prestigieux visiteurs.
Mais Zakad n’avait consenti à aller vers son auditoire d’universitaires constantinois que pour rasséréner ce sentiment inapaisé de la passion des livres et de la littérature. Ce sont alors d’imprescriptibles balises qui forgent un âge d’homme dans le pourpre des mots simples d’écrivains qu’il a approchés, d’Albert Camus à Kaddour M’hamsadji, comme une taie d’érudition. Pédagogue chaleureux, semant les incommensurables voies de la littérature et des arts, de Swift à Borges, de Munch à Picasso, de Fauré à Stockhausen, dressant comme dans un inventaire de comptable les mythes de la modernité littéraire chez Proust et Céline, il pouvait surprendre en reprenant pied dans la terre ferme de la littérature algérienne et déclamer théâtralement un distique oublié de Messaour Boulanouar. Etait-il quasiment sommé par une étudiante de décliner, comme dans un poste frontalier, son identité et ses ressources ? Il s’était très vite déclaré littéralement en déshérence. Paraphrasant Baudelaire, Zakad affirmait être le couteau et la plaie : Kabyle par cette infinie et nodale filiation maternelle, il se reconnaissait arabe, quelque part entre Boussâada et d’insondables oasis sahariennes ; cette singularité, il s’en réclamait et cela irritait certainement, avec la semblable intensité, ses interlocuteurs «kabylo-kabyles» et «arabo-arabes». Sans doute estimait-il incarner dans ce métissage entre deux eaux croupissantes la fragile unité de son pays. Ce pays, il voulait y croire assez tôt, lorsque jeune conscrit de l’armée française il avait déserté son campement de France (Savoie ou Champagne ?) parce qu’il lui répugnait de tirer une seule cartouche contre les siens ; il rejoignait les «frères» combattants de l’ALN, et cette ancienne et fervente militance lui paraissait-elle si encombrée entre vrais et vrais-faux moudjahidine dans les allées de l’Etat pour qu’il refuse de s’y arrêter ? Et, lorsque le doute se faisait insistant, il essayait de comprendre pourquoi les vieux ont légué à une infâme postérité un douteux passé de l’Algérie en guerre de libération, désormais conspué par les jeunes. Il avait pourtant gardé quelques photographies en noir et blanc des maquis où il apparaissait, silhouette efflanquée et donquichottesque, dans la brume des feux.
Retournons donc à Constantine. C’était la veille ou l’avant-veille de sa conférence à l’Université. Zakad s’était délicatement sustenté chez notre ami commun le peintre-sculpteur Ahmed Benyahia, élève de César, et on s’était retrouvés dans un troquet à thé logé dans une anfractuosité de Bir Menahel, proprement soûlés de littérature et de cité céleste corrompue par le parpaing et les sporadiques révoltes de ses barbares périphéries. Revenaient en chaîne dans notre discussion dans un mélange délirant les sordides conflits domestiques de Joyce et de son gendre-commissionnaire Samuel Beckett, le moyen français de Rabelais qu’il prétendait maîtriser parfaitement en récitant un passage du Quart Livre, de monstrueuses bombances prêtées à Nicolas Boileau, une biographie fantasque de l’écrivain juif new-yorkais Philip Roth, l’âge réel des ponts centenaires de Sidi Rached et de Sidi M’cid, traversés par dix mille voitures et cent mille piétons chaque jour et la date exacte de leur chute dans l’oued – calculée selon un funambulesque algorithme tiré d’un incunable traité d’algèbre de Mésopotamie – qui signera l’inéluctable déclin de la cité. Il pouvait avec la science mathématique de l’ingénieur-urbaniste prophétiser que dans cent ans Constantine, mangée par les ronces, sera un village perdu et abandonné d’Ali Mendjeli, mégapole du XXIe siècle. Cette insurmontable (dirais-je, presque insupportable) éloquence de l’orateur était-elle une posture ? Je ne le pense pas. Zakad était dans le tourment du technicien-poète, et c’est à cette aune qu’il interprétait le monde, précisément le petit monde de la culture, en fulminant contre les imposteurs de tout acabit qui y gambergent. Mais il avait sa morale : il ne citait jamais de noms, c’est à la cohorte anonyme et maléfique qu’il s’attaquait, sombrement rageur.
Dans la proximité fraternelle et exigeante du philosophe Mohamed Bouhamidi, du chroniqueur Ahmed Halfaoui et du physicien et didacticien Ahmed Bensaada, nos chemins se sont encore maintes fois croisés et nos encres rebelles entremêlées dans ce combat pour une Algérie indépendante, faisant front aux dérives néocoloniales dominantes dans le champ culturel. Ce fut, entres autres, cette méchante polémique autour de la «Caravane Camus», initiée par Yasmina Khadra, écrivain et directeur du Centre culturel algérien de Paris. Nous ne comprenions pas pourquoi les Algériens, et surtout leur gouvernement qui avait autorisé ladite «Caravane», s’accrochaient à un «Camus algérien» et à la notoriété du Nobel français qui n’avait jamais admis une Algérie indépendante, qu’il voyait comme un condominium égyptien. Et ce furent d’autres engagements non moins âpres contre la censure gouvernementale, au Sila par exemple, à la fois brutale et vaine, contre les aggiornamentos de la Françalgérie, de ses Sansal, Daoud, Benmalek, de ses Allouache et Lledo, de leurs épigones, continûment attentifs à éveiller et à attiser par de sombres calculs les songes d’Israël. Et, opiniâtrement, contre la bêtise des appareils institutionnels de la culture.
Abderrahmane Zakad appréciait les questions sans réponse, et il ne se privait pas d’en poser dans nos discussions, dans nos échanges épistolaires et dans ses interventions publiques. Et il ne devait pas non plus se priver de fustiger cette presse «pseudo-démocratique» d’Alger, ces trois ou quatre titres ronronnant qui pratiquent la censure au hachoir de boucher, qui lui avaient fermé leurs portes et leurs colonnes. Etait-il dans le cas de se mettre dans le tort pour justifier toutes les exclusions ? Ces dernières années, il avait décidé de quitter la capitale pour Béjaïa, sa ville natale ; il ne pouvait s’empêcher, malgré tant de rebuffades, de fomenter encore et encore le débat d’idées sur le champ culturel algérien. Se revendiquant «agitateur culturel» et se qualifiant de «plus beau bébé d’Algérie», ce qui lui sera pleinement concédé, il avait trouvé dans la rigoureuse et professionnelle équipe du site d’information Algeriepatriotique et de sa phalange de lecteurs transnationaux un havre d’amitié et d’intelligence pour amadouer la solitude d’une réclusion douloureuse. Habile bretteur, couvrant d’un marais d’opprobre des institutions culturelles à la ramasse, portraitiste rieur des tares dissonantes de notre société, qui pleure toujours ses anciens maîtres, il pratiquait la raillerie comme une nécessaire autodérision, car il ne s’amendait jamais des galipettes qu’il reprochait à l’Algérie et aux Algériens. L’année passée, ne s’étonnait-il pas de voir surgir un prix littéraire Assia-Djebar sous les auspices de l’Anep, «juge et partie» ?
L’écrivain a grandi dans cette dualité prismatique reprochée à l’Anep, la société et le pouvoir ; il se projetait irréductiblement double : «couteau» et «plaie», «Kabyle» et «Arabe», «musulman» et «laïc», «ingénieur» et «poète», «blanc» et «noir», etc. Il avait sa conception de la littérature qui emprunte à un code d’honneur quasi bédouin : ne jamais déblatérer sur un président de la République, ni prendre inopportunément la pose en «opposant du système» à la place des «opposants dûment mandatés par les citoyens et les urnes pour s’opposer», ni marcher sur les cadavres des Palestiniens, vitupérer les Arabes et l’islam et les parquer dans une fangeuse «Nuit de Cologne» qui sent la racaille. Ce n’étaient même pas des lignes rouges, peut-être une éthique d’écrivain qui ne voulait pas soumettre la temporalité du littéraire à celle du politique : il exécrait franchement s’acheter un nom d’écrivain en trépignant du popotin outre-Méditerranée sur les turpitudes du siècle et des siens et se lamentait gravement du pernicieux «gène Sansal Boualem». Après une carrière méritante d’ingénieur et de formateur en urbanisme, l’habilitant à lire le tissu urbain comme une page de sanglant polar avec ses hécatombes de drames tus, il avait écrit plus de dix livres, vivant la littérature dans une souffrance plurielle sans lieu cardinal : souffrances de l’écriture, de l’édition, de la diffusion. Il publiait parfois à compte d’auteur et vendait lui-même sous le manteau ses ouvrages sur le parvis de la Grande Poste, à Alger, et dans les rues adjacentes, fuyant d’hargneuses escouades de la maréchaussée. Littérature dépenaillée de Zakad aux mille éditeurs, aux mille feuilles et aux mille maux, qui lui valut d’être sévèrement rossé par un palefrenier-voyou-«ch’mata» improvisé marchand de mots. Certains soirs, face à l’angoisse de la caisse à moitié pleine, il suppliait les passants de prendre gratuitement ses livres et, en d’autres matinées, ils lui revenaient en lecteurs avertis qui l’enchantaient. Dans sa carrière d’écrivain (et, hasardeusement, de vendeur ambulant non patenté de littérature), ce sont des milliers de livres, de sa propre veine, certes, mais aussi d’écrivains du vaste monde qu’il a fait connaître et partager à des lecteurs de passage, si proches dans leur quête de la littérature, pour mériter son attachement et son respect.
Cette passion des livres, tirant un trait sur une vie, ne lui aura-t-elle pas assigné un destin ? Cette année, c’est immanquablement l’Anep qui préside une distribution de prix aux «Amis du livre» dans la même et détestable confusion de genres que Zakad dénonçait. Cette nouvelle a fait florès dans les journaux au moment où il se mourait. L’a-t-il lu pour en désespérer, lui le passeur de livres et de littératures, hors des rails, dont le nom a été absent des palmarès académiques officiels, et le sera davantage maintenant qu’il n’est plus de notre monde ? Mais il aurait sûrement dédaigné cette reconnaissance frelatée, ses enfumages de chair grasse et ses bruits de sous percés, n’ayant d’inclination que pour celle, vive et nourricière, de lecteurs de tous les horizons.
Zakad avait l’intuition d’écrire dans une société statufiée, empierrée, qui n’avance plus – pour autant qu’elle ait avancé dans son impénétrable histoire «sans lignes de départ et d’arrivée». Il s’exprimait avec ses mots défiant la poésie et la technique car il était inimaginable pour Zakad de ne pas «faire du Zakad». Sa présence dans la littérature algérienne du premier demi-siècle d’indépendance comptera lorsque seront remisés fiels et agaceries de satrapes du livre entre lotissements chics de Hydra et place du 1er-Mai ; il se savait affublé par les coteries littéraires algéroises, «friandes de soupe au crabe» dans les diffas des chancelleries étrangères, de cette terrible étiquette d’écrivain sulfureux, quoiqu’il n’ait jamais insulté et craché sur personne. Il ne s’attristait que de la bêtise de groupements anonymes et tapageurs qui ont fait de la culture «une maison d’abattage», subséquemment de leurs glapissements indécents, et se surprenait-il avec une litanie de Brassens à moquer leur «ignorance encyclopédique» ? «Ce fou de Zakad !» sifflaient-ils. «Lunaire», «aérien» mais aussi d’autres épithètes moins honorables qui fâchent. Un éditeur algérois, qui n’était pas son ami, le traitait de «roue crantée rouillée». Oui, Zakad était ingérable. Mais était-ce un défaut lorsque, comme lui, on vient de si loin pour rester sous la table, là où ne tombent plus les miettes de la prospérité, où naissent les criantes inégalités ?
Sa littérature aura un avenir. Elle s’adressera aux générations futures lorsque la démocratie et la justice ne seront plus de vains mots d’une langue assiégée, mue en proie d’imbéciles pensionnés, de barbus à claquettes enivrés de musc et de fatwas homicides, de bébés siamois formant système qui connaissent la musique, d’éternels béni-oui-oui embusqués de la rente, de Françalgériens zélotes de l’indigénat et fervents zélateurs du sionisme, qui poussent à un 1er juillet 1962 à l’envers, de séparatistes de tout crin qui attendent de dépecer le pays et lui enlever son nom, voguant sur une époque démente. Zakad a rêvé d’une nation de citoyens armés pour lire son infini message de déréliction de notre temps. Un temps algérien foudroyant que l’écrivain a éprouvé, dont il a patiemment relevé l’engrenage des heures, plus souvent affligées, en scrutant comme dans une horloge phénicienne les «mouvements des ombres portées» de notre société.
Abdellali Merdaci
Professeur de l’enseignement supérieur, écrivain, critique.
Œuvres d’Abderrahmane Zakad
Romans et récits : Trabendo, 2001 ; Les Jeux de l’amour et de l’honneur, 2004 ; Le Terroriste, 2009 ; Une femme dans les affaires, 2009 ; Les Amours d’un journaliste, 2013 ; L’Orphelin, 2015 ; L’Innocent, 2015 – Nouvelles : Le Vent dans le musée, 2006 ; Une enfance dans le M’zab, 2008 – Poésie : Un chat est un chat, 2003 ; Patrimoine, 2012 ; Constantine, Béjaïa, Boussâada et autres poèmes, 2015 – Jeunesse : L’Enfant et la Mer, 2015.
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