Bahar Kimyongür à Algeriepatriotique : «Erdogan n’a pas orchestré le coup d’Etat mais a laissé faire»
Le journaliste et polémiste belge d’origine turque Bahar Kimyongür revient sur le coup d’Etat avorté en Turquie. Il prédit des purges, des actes de vengeance et une répression tous azimuts. Interview.
Algeriepatriotique : Que s’est-il passé à Ankara exactement la nuit du 15 juillet ?
Bahar Kimyongür : Un petit groupe de hauts gradés de l’armée ont tenté un coup d’Etat et ont entraîné avec eux un nombre limité de garnisons. Le même scénario s’est produit à Istanbul. Ce putsch ressemblait d’emblée à un coup d’épée dans l’eau. Personne n’y a cru. Le vendredi soir, à l’annonce de la prise du pouvoir par la junte, le premier ministre Binali Yildirim semblait confiant et sûr de la victoire de son clan.
Qui sont les putschistes ?
Des militaires qui avaient sans doute leurs propres raisons de se rebeller contre un Président qui les a marginalisés sur le plan économique et politique et qui a exposé la nation turque à un danger intérieur et extérieur imminent : terrorisme djihadiste, islamisation agressive de la société, insurrection nationale kurde, mafiatisation du régime, polarisation confessionnelle du pays…
Certains affirment que le réseau Gülen a tout orchestré. Cela reste toujours à prouver. Les gülénistes sont présents depuis 40 ans dans les hautes sphères du pouvoir certes, mais cela ne veut pas pour autant dire qu’ils sont les véritables commanditaires du putsch.
D’autres accusent les kémalistes. Il est vrai que le communiqué de la junte lu à la télévision d’Etat TRT comportait une coloration kémaliste. Cela dit, le Parti républicain du peuple (CHP), parti fondé par Mustafa Kemal Atatürk, a condamné avec force ce coup d’Etat. Les putschistes ont même bombardé le Parlement où étaient notamment retranchés des députés kémalistes. L’hypothèse d’un coup kémaliste semble par conséquent peu probable.
L’esprit de corps étant très fort dans l’armée tuque, il se peut que les putschistes soient simplement des militaires qui défendent leur institution sans affiliation politique, mus par un sentiment d’humiliation et de revanche.
Pourquoi l’ensemble de l’armée n’a-t-il pas suivi ?
Les putschistes étaient étroitement surveillés. Leur marge de manœuvre était réduite. Tout le monde garde à l’esprit les purges menées par le régime Erdogan dans les milieux militaires et les procès de Balyoz et Ergenekon. Ajoutez à cela le prosélytisme pro-Erdogan au sein de l’armée. La marginalisation et l’amateurisme condamnaient leurs conjurés à une défaite certaine.
Pourquoi c’est la police qui a fait avorter la tentative de coup d’Etat ?
La police et le service de renseignement MIT sont les institutions les plus épurées de Turquie. Fethullah Gülen y a perdu toute influence. La police fonctionne comme une milice au service du parti au pouvoir.
L’interception en 2013 de camions remplis d’armes à destination des djihadistes en Syrie illustre les rivalités entre les magistrats et gendarmes pro-Gülen d’une part, et les agents du renseignement pro-Erdogan d’autre part. Ces camions étaient sous escorte de la MIT, elle-même sous contrôle direct du Premier ministre de l’époque, c’est-à-dire Erdogan en personne. Lorsque les perquisitions des camions ont commencé, les gendarmes envoyés sur les lieux par des magistrats pro-Gülen ont dégainé leurs armes contre les membres de la MIT qui protégeaient le convoi. Cet incident est l’un des signes avant-coureurs de l’affrontement du 15 juillet 2016 entre militaires putschistes et police.
Comment expliquer ce nombre important de morts en quelques heures seulement ?
Les putschistes n’ont pas fait dans la dentelle. Des tanks ont foncé sur des civils. Ils ont tiré sur la foule et bombardé la Sûreté ainsi que le QG de la MIT. Des civils ont lynché des soldats désarmés. Et puis, surtout, deux institutions sécuritaires armées jusqu’aux dents se sont affrontées à l’arme lourde dans des mégalopoles comme Istanbul et Ankara.
Erdogan a-t-il réellement le soutien de l’Occident, même si les capitales occidentales ont appelé au rétablissement de la démocratie dès les premières heures de la tentative de putsch ?
Le sentiment de toute-puissance du Président turc fait peur en Occident. Le despote d’Ankara souffle le chaud et le froid dans le dossier des réfugiés qu’il menace d’envoyer en Europe et va jusqu’à lancer des poursuites judiciaires sur le sol européen contre des citoyens européens qui le critiquent. Cela n’empêche pas l’Occident de le soutenir, car Erdogan est doté d’un Etat fort nécessaire à la protection du flanc sud-est de l’Union européenne et de l’Otan. De plus, Erdogan bénéficie d’un appui populaire indéniable à la fois au pays et dans l’émigration turque et musulmane d’Europe. Par conséquent, l’Europe ne peut aujourd’hui se passer de lui.
Qui est Fethullah Gülan installé aux Etats-Unis qu’Erdogan accuse d’être le commanditaire de la tentative de renversement du régime ? Est-il à ce point influent pour faire se soulever une partie de l’armée contre le chef de l’Etat ? D’où tire-t-il cette influence ?
Fethullah Gülen est un prédicateur influent et le fondateur d’un mouvement politique et spirituel, le Hizmet. Depuis 40 ans, sa djemaat infiltre les rouages de l’Etat turc. Sa force, il la tire de son réseau d’écoles et de ses appuis dans les milieux d’affaires. La djemaat de Gülen a réussi à former et à placer des milliers de ses membres dans la police, la magistrature, l’armée, l’administration, le patronat et le corps enseignant. Le réseau Gülen est un véritable Etat dans l’Etat. Erdogan a, d’ailleurs, utilisé Gülen pour accéder aux plus hautes fonctions de l’Etat. La guerre qui oppose les deux hommes est une guerre entre frères ennemis. Ils se servaient l’un de l’autre jusqu’en 2013.
Des images atroces de soldats lynchés et décapités par les partisans d’Erdogan circulent sur les réseaux sociaux. Pourquoi la police n’a-t-elle pas réagi ?
Le lynchage est une pratique courante en Turquie. C’est même un sport national. En effet, les groupes islamistes et les «Loups gris» descendent souvent dans la rue pour combattre ceux qu’ils appellent les «traîtres» : militants de gauche, pro-kurdes ou alévis. La police a toujours laissé faire, histoire de maintenir la terreur sur les forces d’opposition.
Certains observateurs ont estimé que ce coup d’Etat serait un coup monté par Erdogan. Qu’en dites-vous ?
Non, ce n’est pas un coup monté. Erdogan a de vrais ennemis au sein de l’Etat. Il n’a pas orchestré le putsch mais a laissé faire. La MIT était au courant du putsch plusieurs heures à l’avance mais a préféré laisser les putschistes afin de les démasquer et de préparer la contre-attaque. Erdogan accusait sans preuve le réseau Gülen d’être une organisation terroriste. A présent, Erdogan dispose des preuves étayant ses allégations. C’est un putsch authentique mais mené sous surveillance.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Des purges. Des actes de vengeance. Une répression tous azimuts. Le vaincu sera humilié. Et puis viendra le tour des véritables forces démocratiques du pays qui sont restées en dehors de la guerre entre loyalistes et putschistes. Malheur aux vaincus !
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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