Trahison ou fidélité du corps diplomatique à l’étranger ?
Par S. Bensmail – De manière générale, la question sensible de la trahison (ou de la fidélité) du corps diplomatique vis-à-vis de son gouvernement n’est ni spécifique à la puissance d’un Etat ni liée à la vulnérabilité de son administration.
Une diplomatie française qui a perdu rayonnement et sens des réalités
Chez l’éditeur R. Laffont, la sortie de l’ouvrage de V. Jauvert, La face cachée du Quai d’Orsay, montre en effet que cette question touche même les pays du G7, pourtant si friands d’éthique et de transparence. Plus encore, en France, du fait de l’alignement de l’élite politique sur des intérêts étrangers depuis la fin de l’ère Chirac, la gestion catastrophique du double dossier syrien et iranien – très lié, ne l’oublions pas – par l’ex-ministre des Affaires étrangères et collectionneur d’objets d’art, Laurent Fabius, et les conséquences dramatiques pour Paris, montrent l’abandon de la souveraineté nationale aux Anglo-Saxons et à leurs alliés. Dans une bien moindre mesure, les révélations sur les coulisses du Quai nous rappellent, il y a plus de dix ans, les abus persistants au sein des consulats français, en Afrique et au Maghreb, mais aussi en Europe centrale. Croyez-vous vraiment que ceci a été définitivement et totalement éradiqué ? Tant sur le plan de la corruption proprement dite que sur celui, plus grave encore, de l’allégeance à l’Empire (avec ses principaux vassaux, en particulier les Arabes de la Péninsule et du Golfe, la Jordanie) ainsi que la Turquie et Israël, le Quai d’Orsay a perdu toute crédibilité. Et Vincent Jauvert d’écrire : «Ces hauts fonctionnaires compétents ne supportent plus de voir le ministère des Affaires étrangères malmené budgétairement et à la dérive, parce qu’une nomenklatura est plus attachée à défendre ses propres intérêts qu’à défendre ceux de la France.»
Pays déstabilisé, diplomates visés
Dans un contexte de plus en plus tendu et mouvant où l’allié d’aujourd’hui peut devenir l’ennemi de demain, un Etat doit à tout prix préserver sa diplomatie et ses représentations. Il lui est indispensable d’éradiquer non seulement les pratiques illégales de clientélisme, de détournement de fonds et de toute forme de criminalité (dont la pédo-criminalité) – ce que révèle ce journaliste courageux Jauvert –, mais aussi de lutter efficacement contre la manipulation et l’influence de ses diplomates par des puissances étrangères. A cet égard, les faits divers impliquant une ambassade (délits, crimes, scandales, affaires sexuelles, pratiques «grises») sont autant de «vulnérabilités» permettant aux services d’intelligence étrangers d’approcher, de compromettre voire de retourner son personnel, dans le but de s’attaquer au pays concerné. Ainsi, actuellement en Syrie, au Venezuela et au Brésil notamment, toutes les opérations de déstabilisation menées par les Etats-Unis ont cherché à préparer l’effondrement et la capitulation par la défection monnayée d’un maximum de diplomates ennemis. Cela n’est certes qu’un volet tactique, mais toutefois important, de la guerre hybride et complexe en vue d’un «regime change» – guerre autant psychologique que médiatique, financière, économique et militaire. Qu’est-ce donc qu’une guerre hybride ? Andrew Korybko nous l’explique : «Le grand objectif derrière chaque guerre hybride est de perturber les projets multipolaires interconnectant des pays souverains en manipulant les conflits d’identité provoqués extérieurement (ethnique, religieux, régionaux, politique, etc.) au sein d’un Etat de transit ciblé.» En bref, principalement pour l’énergie et les ressources naturelles restantes, il s’agit donc de la lutte à mort de l’Empire contre les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et de la volonté de ces derniers de s’affranchir de son hégémonie en offrant une alternative multipolaire et légaliste aux dizaines d’autres pays épuisés par la prédation et l’asservissement. Pour exemple, Wikileaks et les piratages d’emails de décideurs étatsuniens, en particulier de ceux du département d’Etat avec la guerrière et psychopathe Hillary Clinton, ont montré que l’attaque contre Damas a été planifiée et dirigée depuis au moins 2006. Six années après le déclenchement de cette guerre programmée, l’extraordinaire résilience de l’Etat et de l’Armée syriens et le très faible nombre de ses diplomates transfuges ont rendu cette résistance encore plus énigmatique. Je me demande parfois que doit en penser cet ancien d’un régiment d’infanterie coloniale (Rima, l’un des corps d’élite de l’infanterie de marine française) rencontré en 2010, qui me racontait son expérience au Liban, là où «les soldats syriens pissaient dans leur froc au contact» de son unité… Vantardise et suffisance, comme souvent, d’un ancien soldat se posant comme patriote nostalgique et terminant comme garde du corps de familles princières arabes en mal des Champs… Triste ironie du sort. Rien à voir cependant avec Patrick, qui terminait ses dernières semaines comme agent de sûreté avant la retraite, dans une administration parisienne. Grand, sec, le torse abîmé par de profondes blessures dues à un tir de sniper à Beyrouth, Patrick a néanmoins gardé un grand attachement pour cette région, s’est marié à une Algérienne et m’a assuré avoir surpris plus d’une fois ses officiers indiquant que l’attaque du Drakkar, bâtiment où logeait l’armée française, n’était pas le fait du Hezbollah – contrairement à la version officielle. Nous avons rapidement sympathisé à la suite de la fouille de mon sac, que j’avais commentée comme étant «du cinéma national» et «du pipeau médiatique». Justement et en vain, les médias français ont tellement attendu l’effondrement de la Syrie qu’ils ont dû faire appel à un peu d’imagination. Par exemple, dans l’un des JT de BFM-TV de 2012, l’«expert en géopolitique» Harold Hyman déclarait : «L’ASL se gonfle de soldats retrouvés.» «Ce sont des milliers de défections possibles qui attendent (…) selon cette (même) ASL et CNN.» Appuyé par un titrage familier, «les pontes du régime doutent», Hyman commentait de manière pathétique la défection d’un «ami proche de Bachar Al-Assad, M. Tlass (…) à qui on donne de belles voitures, de beaux cigares…» Laissant une impression d’improvisation, tout en reprenant presque mot pour mot un extrait du livre du journaliste Malbrunot, ces commentaires ont ajouté au malaise déjà perceptible sur le plateau. Du côté de la presse écrite aux ordres, le Monde, toujours plein de ces mêmes dissonances cognitives et propagande atlantiste, n’hésite pas – via Christophe Ayad – à nous expliquer que la vraie-fausse défection de Lamia Chakkour, ambassadrice de Syrie à Paris, a été montée par les renseignements syriens piégeant la TV du Quai d’Orsay, France 24 ! Selon lui, Damas serait donc derrière l’annonce de la trahison de ses propres diplomates. Merci aux millions d’euros de nos subventions et à nos brillantes écoles de journalisme ! Deux ou trois choses intéressantes semblent avoir échappé à l’analyse de ce spécialiste es-manipulations. D’une part, les deux ambassadeurs expulsés d’Europe l’ont été par les Etats les plus bienveillants à l’égard des filières terroristes en partance pour le djihad en Syrie : la France et la Belgique – ceux-là mêmes qui ont été les plus frappés par les derniers attentats. D’autre part, interrogation légitime : le renvoi de l’équipe syrienne en place était-il dû à cette nouvelle ambassadrice «aussi peu commode qu’inexpérimentée», selon Ayad, ou aux anciennes pratiques et éventuelles compromissions des diplomates en poste ? Enfin, en rappelant que Madame Chakkour a prudemment fait appel à son père, ancien général chrétien baathiste et lui-même ex-ambassadeur à Paris, le journaliste fournit un éclairage inédit sur l’action de la nouvelle représentante de la Syrie contre les éventuelles failles internes et les difficultés avec Paris. A son corps défendant, et incidemment, C. Ayad dévoile enfin l’une des clés de la résilience de cet Etat et de son armée : le nationalisme arabe (et laïc) a constitué le socle même des institutions syriennes, nationalisme autour duquel toutes les confessions (y compris chrétienne), communautés ethniques et classes sociales se sont soudées. Et c’est justement cela qui explique, au moins en partie, à la fois le projet impérial de destruction de cet Etat-nation (comme l’Irak ou la Libye hier) et sa résistance. De plus en plus de révélations documentées en témoignent aujourd’hui.
Absence de trahison massive du corps diplomatique syrien
Messieurs les directeurs du Quai et les rédacteurs en chef, défections en masse donc ? Qui se rappelle d’une longue liste d’ambassadeurs, de consuls et autres vice-consuls syriens à travers le monde, qui ont réellement basculé dans le camp adverse et confirmé en avoir décidé, ainsi, en suivant l’ex-Premier ministre syrien, Riad Hijab, début août 2012 ? Que nenni, au grand dam des officines transatlantiques, des think tanks «néocons» et de son alter ego parisien, la voix extérieure et officielle de la Syrie, El-Kharijiyya, ne s’est toujours pas éteinte. Elle continue inlassablement à dévoiler, auprès notamment de l’ONU, les contradictions, doubles langages et crimes des pays agresseurs. A quelques rares exceptions près, ces défections en nombre n’ont pas eu lieu, en dépit d’un programme substantiel de financement équivalent à 5 millions de dollars pour chaque «prise» importante (du calibre d’un ambassadeur), voire plus, si l’on en croit certaines sources bien renseignées. Il est donc utile de s’interroger sur l’absence de trahison massive du corps diplomatique syrien à l’étranger, absence qui a permis au gouvernement de Damas de continuer de résister et de se consolider sur le front si particulier de la négociation diplomatique. Imaginez un seul instant le coup de tonnerre qu’aurait constitué le passage chez l’ennemi de Walid Mouallem, ministre des Affaires étrangères, ou de Bachar El-Jaafari, l’élégant représentant à l’ONU ? N’en déplaise aux experts de la machine de propagande et à la haute hiérarchie du Quai d’Orsay, tous adeptes du déni de la réalité, la Syrie a bel et bien fait l’économie de telles ignominies. Comme analysé ici ou là, ce type de déni est par ailleurs révélateur d’une déliquescence de la pensée postcoloniale et occidentale, toujours impérialiste et supérieure aux autres, et se combine à cette spécificité si franco-parisienne faite de cynisme et de sophistication. Ici, quotidiennement, dans plusieurs milieux distincts et souvent étanches les uns aux autres, je l’observe lors d’échanges personnels ou de rencontres professionnelles. Bien rares sont les avis indépendants et non formatés, subversifs ou simplement critiques. Face donc à cette absence d’effondrement de l’Etat syrien et de sa diplomatie au profit d’un Etat islamique qui arrange bien du monde, la déception des services de renseignement des pays agresseurs (et à leur tête la CIA, la MI5, la DGSE, avec leurs homologues saoudiens, qataris, jordaniens, turcs et,last but not least, israéliens), pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs :
– la sélection d’un corps diplomatique intègre et fidèle à l’Etat ;
– l’appartenance de ce personnel (et de leurs familles respectives) aux «segments» plus larges de clans, tribus ou communautés – pas uniquement confessionnels – restées sur place et qui, de fait, sont comptables de ses agissements.
Ce qui peut-être, dès lors, intéressant est l’importance que l’on accorde à chacun de ces critères dans l’explication générale de la résilience de l’Etat et de sa haute administration. Bien sûr, les ennemis du «régime de Bachar (…) qui doit partir» – ce mantra obsessionnel du maître étatsunien et de ses obligés – rétorqueront sans nul doute que la seule et unique raison de ce non-évènement (l’absence de défection massive) s’explique justement par la répression féroce et le chantage exercé par Damas sur ses fonctionnaires installés dans les autres capitales. Mais est-ce bien la seule explication qui vaille ? Je ne le crois pas.
Cette absence de défection massive fait bien partie de l’énigme syrienne, trou noir incompréhensible pour les stratèges politiques et les intellectuels occidentaux et français en particulier, dont le logiciel est réglé sur un calcul «bénéfices/risques» et une conception de leur fonction obéissant à leurs intérêts personnels. Depuis 2013, cette résistance surprenante de l’appareil d’Etat de la Syrie a stimulé en retour l’hubris vengeresse de ses mortels ennemis. La violence de la guerre s’en est trouvée redoublée. Elle a transformé toute cette région, berceau des religions du Livre et lieu énergétique central aux sens pétro-gazier et spirituel du terme, en un gigantesque brasier dont les flammes commencent à lécher L’Europe.
Qui sème le vent récolte la tempête
Tout en pleurant ses larmes de crocodile quant à la tragédie des «migrants» – et à sa mise en scène, cette Europe entrevoit en effet son proche futur : chaos et déclassement social, plus ou moins «grand remplacement» des populations par des flux incessants de réfugiés, stratégie de la peur et du bouc émissaire, islamophobie et salafisation entretenues par un pouvoir de manigance, émeutes urbaines voire guerre civile, destruction de l’identité notamment catholique et culturelle, hausse importante du chômage… Le piège tendu par les puissants amis «qui (nous) veulent du bien», de Washington à Wall Street, et de Downing Street à la City, se referme lentement et achève une Europe déjà affaiblie et domestiquée. N’oublions pas l’enjeu crucial des Tafta et Tisa étatsuniens dans l’emprise totale sous l’Empire, les prochaines sorties de l’euro qu’il faudra éviter aux prix des pires vilenies, ainsi que les préparatifs de la guerre contre la Russie et la Chine qui risquent de la dévaster. Comme le conclut Daniel Estulin, journaliste d’investigation de renommée mondiale, dans Fuera de control, à force de jouer avec le feu aux côtés des Anglo-Saxons, et d’alimenter ce nouveau Frankenstein, tout en bombardant par vengeance des populations civiles (en favorisant le recrutement terroriste), la France, comme le Vieux Continent, arrive aujourd’hui au seuil «des portes de l’enfer». Dans l’ambiance chaotique qui règne de plus en plus dans la France urbaine, entre les grèves du mouvement de lutte contre le gouvernement «socialiste» – et notamment sa réforme du Code du travail –, le durcissement de sa gestion sociale et sécuritaire, les émeutes qui commencent à s’installer et la pauvreté inégalée, la guerre imminente contre la Russie passe hélas inaperçue. Les derniers évènements de l’Euro 2016 (et des JO de Rio) et la diabolisation – répression des supporters de la Russie, sont les quelques derniers avatars sportifs de cette russophobie agressive qui préparent les masses à leurs propres souffrances. Mais regardons un peu en arrière en ce qui concerne ce pays martyrisé, la Syrie.
Destruction des services publics et résilience de l’Etat syrien
Dès 2011, plus les fonctionnaires faisaient preuve d’attachement au service public qu’ils devaient au peuple syrien, plus les exactions les visaient en deuxième ligne, juste après les militaires assassinés ou capturés. Dès les premiers mois, de nombreuses vidéos d’atrocités ont circulé sur le Net, montrant l’égorgement ou la décapitation de ces agents de l’Etat qui ont tenu leur poste à l’arrivée des «rebelles modérés» dixit le Quai, soit modérément décapiteurs. D’autres nous montrent, depuis des centres des impôts, des postes, des usines, des centrales électriques, leur défenestration ou au mieux leur cruel asservissement pour les basses besognes. Le but pour ces groupes armés islamistes et leurs sponsors était et reste toujours d’éliminer toute présence de l’Etat. L’escalade actuellement en cours à Alep, et les pilonnages incessants (des hôpitaux d’abord, puis des lieux d’enseignement, enfin des autres équipements publics, en parallèle avec les quartiers résidentiels), démontrent cette volonté systématique et planifiée de briser le moral de la population et de l’armée. Il ne s’agit plus de tirs aléatoires aux moyens artisanaux, mais bien de feux d’artillerie constants, coordonnés et précis, selon de nombreux témoignages entendus. Est-ce vraiment une coïncidence si Alep devait devenir, dans les cinq années à venir et avec ses 65 000 entreprises prévues à terme, le premier moteur économique du monde arabe, le lieu de convergence d’un haut degré technologique, industriel, scientifique et financier ? Ces dernières semaines, après tant d’avanies et d’engagements non respectés par l’Empire depuis la chute du Mur de Berlin, la Russie a feint d’être étonnée et de (re)découvrir la duplicité des Etats-Unis lors des accords de cessez-le-feu de Genève. La trêve a, comme prévu, servi non seulement à stopper l’avancée remarquable de l’armée syrienne et de ses alliés (après la prise de Palmyre ouvrant la voie à Raqqa), mais aussi à acheminer plus de 2 000 tonnes d’armement sophistiqué et 7 000 terroristes par la Turquie (sans compter les autres passages), tout cela sous l’égide de la CIA. Petite pause donc, avant escalade majeure ? Tout porte à le croire.
Alep, «la mère de toutes les batailles»
A l’heure actuelle, les Etats-Unis menacent de détruire l’aviation syrienne et même russe au nord de la Syrie, afin de protéger ses propres unités spéciales (conseillant les milices kurdes extrémistes) qui agissent illégalement sur le sol d’un Etat souverain. Du jamais vu. Les Mig 29 syriens sont désormais escortés par les fameux SU-35 russes ; c’est dire la tension.
Briser l’Etat en détruisant ses services publics et en terrorisant ses fonctionnaires me rappelle l’Algérie dans sa période la plus noire du GIA et de l’AIS (1992- 2002), leurs menaces et exactions à l’encontre notamment des inspecteurs des impôts, des journalistes, chercheurs, enseignants, professeurs, médecins, sans parler des ouvriers et techniciens, etc. C’est ainsi que l’un de mes chers amis, de l’université de Batna, circulait régulièrement avec quelques collègues (comme de milliers d’autres à travers tout le pays) en autobus ou en voiture, sans aucun porte-document ni ouvrage. Kamel avait ses cours notés sur quelques feuilles pliées en quatre dans ses poches, en prévision des «faux barrages» de terroristes décrits notamment par l’imMonde comme des «révolutionnaires», de simples «militants» pro-démocratie. Propagande, propagande… Les oiseaux de mauvais augure ont dû manger leurs chapeaux, frustrés par ce pays plusieurs fois meurtri, mais toujours récalcitrant, debout. L’Etat a alors pu résister durablement face au terrorisme islamiste avec la synergie de son armée et de son administration, synergie appuyée par le soutien de la grande majorité de sa population soucieuse de paix et de stabilité. Selon un haut fonctionnaire à Alger, dévoué à son pays depuis sa jeunesse passée au sein du FLN, le rôle peu mentionné de l’administration publique a en effet été primordial lors de la «décennie noire».
En Syrie, dans cette guerre sans pitié contre une nébuleuse internationale de groupes essentiellement takfiristes d’obédience wahhabite (prônée par nos amis les Saoud, qui se font décorer à Paris de la Légion d’honneur), le président Bachar Assad a réussi à imposer un principe essentiel face aux «faucons» : celui de maintenir, coûte que coûte, le paiement des salaires et des retraites de tous les fonctionnaires travaillant ou non dans les zones sous contrôle terroriste. Cela a réaffirmé l’autorité de l’Etat, complété intelligemment la reconquête des zones perdues ainsi que la politique de réconciliation nationale. Autre principe tout aussi important, cette fois-ci militaire : la reprise des quartiers, villages et villes s’est toujours faite avec le souci de préserver les civils, contrairement aux innombrables dépêches occidentales et à leurs fameux «barils d’explosifs». Ce principe tactique continue de coûter cher à l’Armée arabe syrienne, mais permet, dans la durée, de conserver cet appui populaire si vital.
Plusieurs faits me viennent à l’esprit, à propos de la résistance des fonctionnaires (ou futurs fonctionnaires) syriens, résistance inimaginable depuis les salons feutrés des ministères parisiens. Ce directeur des Antiquités à Tadmor, ou Palmyre, sauvagement exécuté puis pendu – son corps ayant été jeté aux chiens avec interdiction à quiconque de l’enterrer. Ce vieil homme de grande culture a fait preuve d’un courage inouï en refusant de fuir à l’arrivée des hordes sauvages, préférant se consacrer avec ses proches au sauvetage des plus belles pièces historiques (jusqu’aux derniers moments précédant l’entrée en ville des assaillants). Il a refusé de s’agenouiller dans ce simulacre de justice cher aux terroristes dopés au Captagon, pour être finalement égorgé. Paix à son âme. A ce jour, je n’ai encore rien lu comme réel hommage à cet amoureux de l’Antiquité dans les médias français, pourtant adeptes de ce type d’exercice, le ministère de la Culture ou par les intellectuels qui dominent la scène parisienne. Terrible aveu de cynisme et de mépris de l’homme, aux antipodes des valeurs françaises qui rendaient la voix de la France si respectée. «Ce sont vos morts…» Je me rappelle aussi la décision, inique, du gouvernement prétendument socialiste d’interdire la tenue des dernières élections présidentielles dans les consulats syriens en France, entraînant un grand mouvement de solidarité et de mobilisation étatique, ce qui a permis aux Syriens en France de voter à Damas lors d’un voyage court. Enfin, lors d’un entretien à bâtons rompus, une femme médecin libanaise, formée en Arabie Saoudite, mais loin d’avoir été «haririsée», m’a appris avoir reçu plusieurs étudiants syriens aux prises avec leurs banques respectives – qui les empêchaient de recevoir leur bourse de Damas. Je savais que des bureaux de poste jouaient servilement les auxiliaires de police pour des titres de séjour dépassés ou simplement inexistants de certains de leurs clients, mais pas des banquiers se mêlant de géopolitique ! Cela éclaire à la fois sur le climat de zèle malsain qui règne dans un pays sans repères et sur l’étroite connivence entre le milieu de la finance et les ennemis de «Bachar, le bourreau de son peuple». Le philosophe Michel Onfray le dit à sa manière : la «république bananière» qu’est devenue la France est dirigée entre «copains coquins (…) formatés à l’ENA- Sciences Po». Elle «n’a plus de vision ni d’intelligence politique». Seule demeure «une soif absolue de pouvoir, sans pensée géopolitique (…) ni politique arabe». Sa diplomatie désastreuse est désormais assurée par des «techniciens mondains».
«Douce France», brutal déclin
Pour Bassam Tahhan, politologue franco-syrien hélas inaudible ici : «Il faudra un jour que ces responsables français passent devant la Cour pénale internationale. On ne peut pas pardonner à des responsables politiques d’avoir menti (…) Entre la France et la Syrie, il y a un contentieux très lourd.» Pourquoi de tels mensonges et un si grand aveuglement de l’establishment français ? L’historien russo-arménien Sarkis Tsaturyan répond avec pertinence, en minorant toutefois le rôle bien plus important de la perfide Albion (depuis Lawrence d’Arabie) et d’Israël : «Les récentes déclarations de l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing sont les premières qui attestent de la volonté des élites françaises de rétablir leur mainmise coloniale sur la Syrie. La France et le Royaume-Uni ont sous-traité cette guerre secrète pour le compte de Washington, en 2011. A l’époque, la France avait déployé des légionnaires sur place pour créer l’Armée syrienne libre dont le drapeau n’était autre que celui de la colonisation. » Tout s’éclaire donc : «Bachar doit partir» pour que «François revienne»… ou croit revenir. Prise au piège répété des retombées économiques annoncées par ses alliés anglo-saxons manipulateurs, fausses promesses de partage de butin, la France veut toujours croire à son grand rôle historique et se fait encore rouler dans la farine. Voyez l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, mais aussi les Balkans. Elle se comporte comme une vieille dame hautaine et intéressée, maintes fois abusée malgré ses restes d’antan et ses cruelles intrigues. Maintenant, quel rapport la Syrie, en tant qu’Etat et diplomatie, a avec l’Algérie me direz-vous ?
Repositionnement de l’Algérie et nécessité d’un corps diplomatique fiable
Eh bien ! il faut se rappeler les menaces réelles qui pèsent sur ce pays. Dès 2013, Sergueï Lavrov – qui n’est pas vraiment un plaisantin mondain et accuse si justement la France des évènements du Proche-Orient depuis les accords de Sykes-Picot – profitait d’un passage à Tunis pour avertir l’Algérie des menaces directes d’une déstabilisation par «proxy war», dont le «printemps arabe», Daech et les bombardements d’une coalition démocratique font partie du même tourniquet destructeur. C’est connu, aujourd’hui, les Etats occidentaux leaders, Etats-Unis, Grande-Bretagne et le «caniche français», n’ont en effet plus suffisamment de ressources (militaires et humaines, logistiques et financières) pour lancer des bombardements massifs voire une invasion terrestre. De plus, la guerre par proxy, appuyée par les opérations secrètes (de plus en plus fréquentes), permet d’éviter une confrontation directe, coûteuse en vies humaines pour un régime politique basé sur «l’opinion publique». Contrairement à ce que l’on peut penser, la déstabilisation du Sahel, aux portes de l’Algérie, n’a pas été une conséquence involontaire ou irréfléchie de l’opération libyenne engagée par Nicolas Sarkozy, avant même les forces de l’Otan. Préparée depuis 2009 comme «une guerre qui n’est pas la guerre», ses objectifs ont été de permettre à terme l’installation de bases militaires permanentes dans la région, de sécuriser et développer les sites énergétiques notamment d’Areva, de renforcer enfin la présence militaire en Afrique tout en créant les conditions d’un chaos plus ou moins contrôlé. Le piège a été tendu à l’Armée nationale algérienne (ANP), le gouvernement socialiste ayant fait pression sur Alger pour obtenir sa participation dans l’opération Barkhane, toujours en cours. Bien heureusement, malgré ses incohérences et son aptitude à se mettre dans le pétrin, l’Algérie a poliment et fermement décliné l’offre. Au lieu d’un enlisement sur le terrain, comme ce qui arrive immanquablement à son homologue d’outre-mer, Alger a choisi de poursuivre le renforcement défensif de son réseau, des frontières tunisiennes aux frontières maliennes, quitte à neutraliser une certaine profondeur stratégique au-delà de ces frontières. Les socialistes sont encore et toujours dans leur tradition la plus belliciste et la plus anti-arabe qui soit. Mon vieux camarade Bernard, communiste sincère de la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie (Fnaca), m’a confié que ce qu’il a vécu, dans sa jeunesse provençale, avec Guy Mollet et les «pouvoirs spéciaux», rappelle étrangement notre sombre époque. Après plus de dix ans de partage, il a finalement pu me parler de son expérience comme conscrit dans l’Est algérien, «des hurlements venant de baraquements éloignés de la caserne», des «corvées de bois» du petit matin et même «des dizaines de corps que des soldats jetaient du haut du pont suspendu de Constantine depuis les camions» alors qu’il tenait sa guérite lors de nuits interminables. Coincée entre un Maroc qui se sait désormais et la menace «djihadiste» fabriquée par les grands Etats prédateurs réunis autour de leur bras armé officiel, l’Otan, prise dans la montée d’un mécontentement populaire qui s’exprime par quel que quatre mille émeutes par an, immobilisée par un conflit persistant entre les clans sur l’après-Bouteflika, l’Algérie voit en effet les nuages s’accumuler au-dessus de sa tête. Sa balance commerciale s’est du reste fortement effondrée, au moment où l’Union européenne fait grande pression sur son secteur énergétique. La plus grande vigilance d’Alger devra donc être de mise, par le biais non pas uniquement militaire, mais aussi administratif et notamment diplomatique. Au regard de ce qui s’est passé en Syrie, en Libye et maintenant dans tous les pays récalcitrants, l’Algérie devra se prémunir de toute grande opération psychologique par la corruption ciblée, planifiée et généralisée de sa haute fonction publique. Ceci me semble essentiel dans ce qui va advenir ces prochains mois. Mais, comme souvent lors de toute épreuve cruciale, le cours des évènements n’est pas favorable. Cela tombe bien mal en effet, après le travail de sape, de discrédit orchestré médiatiquement et de désorganisation de l’un des instruments les plus efficaces de la lutte contre les menaces sécuritaires, le DRS – ainsi que d’autres services –, via leurs plus hauts patrons. Ceci doit nous interroger sur les agendas des uns et des autres, à Alger et ailleurs. Dans ce même ordre d’idées, nous avons pu noter le refus récent d’Alger de mettre à disposition une base navale à la flotte russe en Méditerranée, les manœuvres conjointes que la marine algérienne effectue avec la VIe flotte américaine, voire son rapprochement des instances de l’Otan, la base étatsunienne officiellement établie pour le renseignement militaire du Sahara, près de Tamanrasset (qui semble servir de tête de pont aux opérations spéciales américaines). Nous pouvons y ajouter aussi le laissez-faire des autorités face aux actions de certaines ONG occidentales, la mise en place de programmes de séduction et de «recrutement» d’une certaine élite intellectuelle et politique locale intéressée, au bénéfice du «maître universel» de l’Empire. Cependant, dans l’escalade extraordinaire qui se prépare du fait de la grande frustration que ce dernier expérimente pour la première fois de son existence «essentialiste» face à l’entrée en scène de la Russie, de l’Iran et aussi de la Chine (précédés par les Hezbollah libanais et irakien), pour protéger la Syrie et se protéger eux-mêmes, l’Etat profond algérien semble revenir ouvertement à ses premiers choix. Devant les risques imminents d’une conflagration au moins régionale, on observe en effet une accélération qui ne trompe pas : le refus de participer à cette «Otan arabe» chargée de liquider la résistance islamique (au Yémen, au Liban, en Syrie et ailleurs) sous la houlette des Saoud, le refus de céder au chantage visant à inscrire le Hezbollah comme «organisation terroriste» – un comble de mauvaise foi quand on sait qui finance les groupes terroristes et qui les combat réellement –, la visite du ministre algérien des Affaires étrangères au président syrien – des rumeurs parlent même d’une invitation officielle qui aurait été faite par Alger à ce dernier. A mi-terme de l’agression de la Syrie, un virage s’est opéré : le renforcement de la coopération militaire avec la Russie et l’achat de matériels ultra-protecteurs de l’espace aérien tels que les batteries de missiles S-400 et les meilleurs avions de combat Suhkoï, en plus d’hélicoptères d’attaque (notamment nocturne), l’intérêt de plus en plus fort pour les Brics et la réorientation vers l’Asie, la position maintes fois réitérée de non-ingérence face aux dossiers les plus chauds de la région, etc. Est-ce une position plus assumée de l’Etat dans ce conflit planétaire qui se joue pour le moment en sourdine et dont la Syrie et l’Ukraine sont les deux lignes de fracture existentielles ? L’avenir nous le dira.
Selon des témoins privilégiés, lors d’un tête-à-tête peu formel il y a quelques années, Vladimir Poutine a réagi au toujours sémillant et cabotin Obama cherchant à savoir pourquoi la Russie tenait tant à la Syrie. Sa réponse, subitement glaciale, a été en substance : «Pour la Russie, la Syrie est aujourd’hui ce que Stalingrad a été dans les années 1940.» Dans cette troisième guerre mondiale encore tiède, une lutte féroce a débuté depuis quelques années, opposant les grands Etats prédateurs de l’Occident, en manque de ressources (et à l’approche d’un effondrement du dollar et de l’économie sans précédent), au reste du monde vassalisé ou en voie de l’être. Celui-ci s’empresse de rallier, par affinité ou par peur, l’autre bloc sous la direction de la Russie et de la Chine, avec la place si spéciale de l’Iran. L’Algérie devra rapidement purger ses problèmes internes afin de se mettre en ordre de bataille en se donnant les moyens de ce retour à la position politique et univoque qui l’a tant honorée il y a quelques décades. Dans cette perspective, la protection de son corps diplomatique de toute tentation et compromission, l’amélioration qualitative de son recrutement et de sa formation (notamment en éthique, en droit, mais aussi en interculturalité et en intelligence économique), devront faire partie des vraies priorités de son ministère.
Il y a quelques années déjà, dans l’une des ambassades algériennes d’Afrique noire, je me rappelle avoir rencontré Younès. Devenu un ami fidèle et prévenant, ce dernier m’a marqué par sa modestie et sa spiritualité, sa haute intelligence et son sens de l’Etat, tout comme sa grande ouverture d’esprit et sa volonté de représenter au mieux son pays. Dur avec lui-même, doux avec les autres, il reste toujours à mes yeux aux antipodes d’un certain type d’Algérien aujourd’hui en vogue – cet «affairiste» peu soucieux du bien commun et assez éloigné des idéaux de la révolution et de l’islam. En ces temps dangereux et hautement inflammables, prions Dieu pour que les Younès de l’extérieur et les Kamel de l’intérieur se multiplient – que la diplomatie et l’Etat d’une part, le savoir transmis et la technologie d’autre part, reprennent toutes leurs forces.
S. B.
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