Socrate était-il antidémocrate ?
Par Kamel Bouslama – Pour comprendre comment le concept de liberté d’expression dans l’Antiquité a traversé les siècles et a fini par acquérir le droit de cité dans les esprits contemporains, rien de tel qu’une remontée dans le temps, en l’occurrence vers les sources grecques de l’histoire de la démocratie. Plus précisément en l’an 399 avant notre ère, quand le philosophe Socrate (v. 470-399 av. J.-C.) considéré aujourd’hui – à tort ou à raison – comme le père de la démocratie, fut traduit en justice, accusé en cela de «mépriser les dieux ancestraux, de corrompre la jeunesse d’Athènes et d’introduire des divinités nouvelles».
Il est ainsi noté que toute sa vie durant, dans son enseignement, Socrate avait manifesté son hostilité à l’égard de la démocratie athénienne. A un point tel, d’ailleurs, que si le «démos» (le petit peuple) d’Athènes, la multitude, avait fait preuve de tant d’obscurantisme et de partialité qu’il le supposait, sa cause aurait été désespérée. Mais l’étroitesse du scrutin au terme de son procès – 280 voix pour sa mort, 220 pour l’acquittement – montre que ce n’était pas le cas. En le condamnant à boire un poison mortel, la cigüe, le jury du tribunal de l’Héliée, à Athènes, n’avait pas la conscience tranquille. Socrate voulait pourtant mourir, n’était-ce – comme le rapportent les écrits anciens – parce que la 280e voix fut… la sienne propre !
Pour en revenir au procès en question, l’un des plus célèbres de l’Antiquité, il est relaté par deux disciples de Socrate, Platon et Xénophon, dans leur «Apologie de Socrate». Plusieurs amis du philosophe lui ont par ailleurs offert de le défendre, mais il refusa leurs offres. Par «démos», il faut entendre «petit peuple» d’Athènes («cratos» signifiant «pouvoir»), c’est-à-dire les citoyens mâles nés d’un père athénien et d’une mère fille de citoyen athénien. En vertu d’une loi datant de 451 avant notre ère, le petit peuple était donc souverain. C’est de lui en dernier ressort que dépendait toute prise de décision engageant l’ensemble de la cité, en vertu du principe majoritaire qui était le corollaire de l’égalité juridique (isonomie : égalité devant la loi) qui existait entre les citoyens.
Il faut dire en cela que sur certains sujets et problèmes fondamentaux, le philosophe se trouvait en désaccord total avec ses concitoyens. Et même avec les citoyens des autres cités grecques. Alors, Socrate antidémocrate ? Les historiens contemporains se l’accordent, c’est peu de dire qu’il était antidémocrate. Il était antipolitique au sens grec du terme. C’est-à-dire qu’il désapprouvait le concept de «polis» (la cité). Il désapprouvait que la cité se trouvât gouvernée par la multitude, comme dans les démocraties, ou par l’élite, comme dans les oligarchies. En fait, Socrate ne croyait pas les êtres humains capables de gouverner eux-mêmes et ne voyait dans une communauté humaine qu’un troupeau. Pour lui, «un troupeau a besoin d’un berger qui le mène, et le berger n’a pas besoin de consulter ses moutons».
Le mot pour désigner la liberté de parole n’existait pas chez les Romains
D’après Xenophon dans «Les Mémorables», pour Socrate, seul mérite de gouverner «l’homme qui sait». On trouve ici en germe une idée que le philosophe Platon développe à son tour dans la théorie du philosophe-roi. Autre question demeurée pendante, Socrate a-t-il jamais songé à briguer lui-même une charge en qualité d’«homme qui sait» ? L’oracle de Delphes avait dit de Socrate, en précisant que ce dernier aimait à s’en vanter, que nul n’était plus sage que lui. Mais le philosophe passait son temps à démontrer que la seule chose qu’il savait, c’est qu’il ne savait rien, ce qui le plaçait au-dessus de tous les autres Athéniens, dont aucun ne pouvait rivaliser avec lui en la matière.
A l’époque, quel était l’avis des Grecs d’une manière générale ? Aristote, l’autre grand philosophe (384- 322 av. J.-C.) allait le résumer quelques années plus tard en disant que «l’homme est un animal politique». C’est-à-dire un animal qui vit dans une «Koikonia» que l’on traduit par Etat-cité, ou communauté. Ce qui, selon Aristote, rend la vie possible, c’est le «logos». Autrement dit, la faculté de parler, de raisonner et de persuader, qui distingue l’homme des autres animaux.
Toujours selon Aristote, auteur de la fameuse citation «une seule hirondelle ne fait pas le printemps ; un seul acte moral ne fait pas la vertu» (traduit en arabe, cela donne «l’exception ne peut être une règle générale»), toujours selon Aristote donc, grâce au langage, l’homme devrait pouvoir discerner le bien du mal et parvenir à vivre en paix avec ses semblables en respectant suffisamment les droits et les opinions de chacun, pour qu’une vie en commun soit possible. Poussant le raisonnement tel qu’énoncé, on se demande aujourd’hui si, entre autres, ce n’est pas grâce à la liberté de parole que purent être créés les grands chefs-d’œuvre du théâtre tragique et comique grec, qui comptent encore parmi les merveilles de la littérature universelle.
Cela dit, qu’est-ce qui pouvait bien faire croire que les Athéniens – pour ne pas dire les Grecs – accordaient tant de prix à la liberté d’expression érigée en principe de gouvernement ? A l’évidence, quand un peuple a conscience d’une idée, c’est qu’il a déjà au moins un mot pour l’exprimer. La liberté de parole, au sens où nous l’entendons, n’existait pas chez les Romains qui n’avaient pas de mot pour en parler. Les Grecs, en revanche, ne possédaient pas moins de quatre termes pour la désigner. Le plus ancien, attesté d’abord chez l’auteur tragique Eschyle (v. 525-456 av. J.-C.), est composé des termes «eleuthéros» qui veut dire libre, et «stomos», bouche. Le deuxième terme, qui fait sa première apparition chez l’historien et voyageur Hérodote (v. 484- 424 av. J.-C.) est «isegoria» qui, étymologiquement, signifie un droit égal à la parole devant l’assemblée.
Le troisième terme est «parrhasia», que l’on croit être un néologisme spécifiquement athénien. Apparaissant pour la première fois dans les poésies tragiques d’Euripide (480 – 406 av. J.-C.), il désigne à la fois la franchise et la fierté avec lesquelles les Athéniens se targuaient de leur droit à la liberté de parole, en tant que citoyens d’une cité libre.
Vient enfin le quatrième terme, «isologia», qui veut dire égalité de droit à la parole. Il apparaît chez l’historien Polybe (2e siècle av. J.-C.) dans une histoire qui représente un intérêt particulier pour les Américains. Car Polybe y parle de la Ligue achéenne, première tentative réussie de gouvernement fédéral. Les pères fondateurs de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique s’en inspirèrent d’ailleurs pour concevoir le système américain… actuellement en vigueur !
C’est la liberté de dire le contraire qui constitue la liberté de parole
L’expérience démocratique athénienne qui, comme on le voit, demeure d’une brûlante actualité à travers le monde, nous enseigne ainsi que «la pierre de touche de la véritable liberté de parole n’est pas de savoir si ce qui est dit ou enseigné est conforme à la règle ou à la pensée de ceux qui nous gouvernent, soient-ils peu ou nombreux. C’est la liberté de dire le contraire qui constitue la liberté de parole».
Or, paradoxalement, Socrate n’avait même pas cru devoir user de son droit à la parole tel que le concevaient ses contemporains, c’est-à-dire user de la liberté de dire le contraire. C’est d’ailleurs en cela qu’il faut comprendre aussi qu’il était antidémocrate.
Imaginez cette fiction par laquelle il eut dit aux membres du jury : «Voyez-vous, mon vécu est tel que, devant vous aujourd’hui, je ne puis opter ni pour le «démos» (petit peuple) ni pour le «cratos» (pouvoir), encore moins choisir les deux – réunis – à la fois, car aucun des deux n’a ma faveur».
Si Socrate l’avait fait, il aurait peut-être été acquitté par le tribunal devant lequel il avait comparu. Sur ce point, l’historien Plutarque écrit qu’après avoir laissé condamner Socrate à mort, les Athéniens s’en voulurent et se prirent de haine pour ses accusateurs à un point tel qu’on forçait les garçons des bains publics à changer leur eau de baignade, entre autres harcèlements, si bien qu’ils (les accusateurs) se suicidèrent par pendaison.
Pour terminer, une question à brûle-pourpoint : qu’en est-il de la démocratie dans notre pays puisqu’on en parle beaucoup, un peu trop même, sans trop savoir de quoi il en retourne, un peu comme s’il s’agissait de l’Arlésienne, ce personnage dont on parle souvent mais qui n’arrive ou ne se produit jamais, même pas sur les planches d’un théâtre ?
Eh bien, si, en guise de réponse, on s’en tient à la définition des deux groupes de syllabes grecques (démos et cratos) qui forment le mot «démocratie», il y a tout lieu de penser que, depuis 1962, année de l’indépendance de notre pays, tous les régimes politiques qui se sont succédé au sommet de la République se sont certes emparé du «cratos», bien entendu sans jamais vouloir le lâcher, mais sans pour autant s’appuyer sur le «démos» dont ils ont très peu tenu compte, en tout cas rarement, dans leurs courses successives au fauteuil présidentiel.
Au point qu’il n’est pas étonnant, aujourd’hui, que l’Algérie connaisse de façon aiguë quelques avatars parmi les plus évidents et s’en accommode pourtant : étatisme sans Etat, économisme sans économie, islamisme sans islam, etc. Tout cela parce que notre pays ne s’est toujours pas départi, depuis 1962, de l’illusion trompeuse, «mystificatrice», du démocratisme sans démocratie véritable.
K. B.
Journaliste, psychopédagogue
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