Une contribution d’Abdelmalek Smari(*) – Adieu Malek Chebel, mon cher professeur !
Malek Chebel fut mon professeur à l’université de Constantine durant le deuxième semestre de l’année universitaire 1981/82. Je me souviens de lui quand, leste et énergique, il entra pour la première fois dans notre classe, filière de psychologie clinique. Il me semblait alors plus brun qu’aujourd’hui, à cause de sa barbe noire, peut-être, mais une barbe élégamment taillée. Il était maigre, de taille moyenne et avait un regard confiant et sûr de lui-même, un front fier, une tête qui semblait recueillir toute la science des méthodes psychothérapiques (module qu’il allait nous enseigner). Il était un peu grave, mais sur le doux : il ne prodiguait son sourire qu’après avoir tendu son oreille et toute sa sensibilité, et écouté bien son interlocuteur.
Il était vêtu alors d’habits d’une étrange couture mais avec un goût enviable, épatant ; un pantalon noir, bouffant mais pas trop, une veste noire elle aussi qui ressemblait à une redingote, une chemise blanche qu’un gilet noir (!) exaltait la blancheur la rendant éblouissante. En Algérie, je n’avais jamais vu un monsieur vêtu à sa manière… un vrai dandy mais point superficiel : un dandy intelligent, critique et profond !
Bref, il venait à peine de rentrer chez lui, en Algérie, pour contribuer à l’effort de son pays de former ses concitoyens : une manière de témoigner à ce pays sa reconnaissance et sa gratitude… Après tout, c’est cette Algérie, n’est-ce pas, qui avait fait de lui ce qu’il était devenu plus tard : un grand Algérien. Le hasard avait fait que l’un de ses compagnons des premières années universitaires devînt plus tard un ami à moi aussi ! Cet ami commun m’avait raconté un peu ce qu’était – cet être étrange pour moi ! – Malek Chebel. Il me disait qu’il fut, comme tous les mortels, un étudiant bien intelligent qui s’informait mais était un peu «chahutant», birichino, aurait dit un Italien sur un ton toute douceur.
Le professeur dandy était aussi peintre ! L’un de ses tableaux – me disait l’ami commun – avait pour objet un paysage de mer : une plage déserte (de Skikda sûrement) où gisait solitaire et abandonnée, seule face au vent, aux ondes et au lointain horizon, une canette de Coca-Cola ! Ne m’en demandez pas l’interprétation ! J’avais beau la chercher, et je la cherche encore, mais peut-être seul Chebel en avait le secret et le sens.
«Moi aussi, dis-je un jour à cet ami commun, je crois avoir connu ce professeur étrange, ce dandy, ce grand psychanalyste !» Connu ? Pas tellement mais vu ! Oui, je crois l’avoir aperçu, di sfuggita, durant le quart d’heure de récréation, dans l’une des multiples cours que comptait le lycée Réda-Houhou, ex-d’Aumale, à Constantine. Pour prouver, d’abord à moi-même bien entendu, l’existence réelle d’un tel souvenir, j’avais fait un petit calcul mental et j’avais trouvé que pendant que je faisais ma sixième, lui, M. Chebel, faisait sa terminale.
Après neuf ans donc (temps nécessaire, à lui pour faire son doctorat ; à moi pour arriver à la 3e année universitaire), nous nous étions re-croisés dans la vie ! Logique, non ? Etant donné que le calcul était juste ! C’était lui. Il n’y a pas de doute là-dessus. Il était là, donc, par une matinée ensoleillée, dans l’une des multiples cours que comptait le lycée Réda-Houhou, en train de jouer au basket-ball ! Il était grand, et j’étais petit. Il était athlétique, réussi… et mon regard était resté accroché à lui qui évoluait élégant, allègre, vif, sur le terrain avec des mouvements dignes du divin Vaslav Nijinsky. Mouvements admirables, mouvements totalement nouveaux pour moi qui venais de ma petite Hamma, l’obscure périphérie attardée…
Pourquoi je tiens encore à cette rencontre ? Je ne saurais me l’expliquer. D’ailleurs, je ne la considère point une vision, je peux mettre ma main au feu… et même si un jour j’apprendrai que Chebel avait fait un autre lycée, je nierais plutôt la réalité. Je voudrais tant appartenir au lycée auquel il avait appartenu ! En tous les cas, l’université, cette brève et belle rencontre de ce petit semestre, suffirait à me couvrir d’honneur et de fierté.
Je retiens de lui quelques critères fondamentaux pour présenter le compte rendu décent, publiable, d’une recherche scientifique : clarté, sensibilité, originalité, honnêteté bibliographique… Il m’avait même loué un jour pour mes idées qu’il trouvait un peu belles et originales mais m’avait reproché ma carence linguistique ! Ainsi m’avait-il appris qu’une idée sans un mot précis qui en rende compte est une idée morte, muette, inutile. Et qu’un mot sans idée est une coquille vide, mort lui aussi, stupide et inutile.
Malek Chebel et les médiocres
Chebel ne supportait pas la médiocrité, et durant son passage à notre institut, il avait été confronté à la stupide bureaucratie des responsables et de leurs méthodes de gestion peu professionnelle. Un jour, durant une réunion du comité scientifique, il avait dit leurs quatre vérités à ces incompétents qui avaient osé le traiter d’incompétent, lui qui, à temps égal, se trouvait déjà à soutenir sa thèse pour un deuxième doctorat pendant qu’eux pataugeaient encore dans leur paresse, loin même d’un simple DEA… Seul le dDirecteur dudit institut, Mourad Barkat, avait alors terminé son DEA et soutenu sa thèse, sans retard ! Il les avait traités de bande d’incapables ignorants. Ils avaient perdu la parole devant lui, pourtant combien ils étaient agressivement loquaces avec nous autres, les étudiants ! Ils ne savaient plus quoi dire, et Dieu seul sait combien ils étaient arrogants, ces petits professeurs d’université qui, n’ayant même pas entamé l’écriture de leur thèse, se donnaient déjà pour des Charcot, Vallon, Piaget et autre Freud !
Ils avaient à peine un cursus de licence plus deux semestres alors qu’ils eussent dû être déjà en ce moment-là «doctorisés»’, avec tout l’argent que l’Etat algérien déboursait sans compter pour les former et – malgré la crise économique s’annonçant – leur offrir stages, livres et voyages pour la France, la Suisse et la Belgique !
Malheureusement, la médiocrité domine et sévit justement là où l’incompétence et la paresse sont reines.
Ainsi, déçu et agressé par les siens, Malek Chebel s’en fut allé pour toujours. Il s’en fut allé pour devenir le psychologue, l’anthropologue multi-doctorisé ! Il publiait ouvrage sur ouvrage d’une grande valeur scientifique. Malheureusement, on l’avait vexé de nouveau quand on avait voulu (et arrivé à) faire de lui un spécialiste de cette sottise : homo islamicus !
Malheureusement !
On ? J’entends par ce «on» les mystificateurs, ces âmes sombres qui ont déguisé les mercenaires en djihadistes bédouins et travesti les desseins de l’empire en charia islamique afin de mieux abuser les abusables damnés de la terre, sans éveiller – le moindre du monde – la conscience et l’opinion mondiales bien endormies dans les draps des leurres et de la médiocrité tissés par les mains savantes de l’empire du moment.
Ces âmes sombres ont fait de ce grand et digne scientifique un vulgaire mufti, un imam spécialiste des rites du nikah et de l’œsophage, de la fornication et de la défécation chez les aliénés et pervertis de bédouins, j’allais écrire babouins !
Ainsi se comportent-elles, ces âmes sombres, avec toute la matière grise qui risque de les découvrir et les dénoncer : elles les encensent avec de faux louanges, les ligotent avec des mensonges et les font taire en leur donnant l’os homo islamicus à ronger ; et ils le rongeront malheureusement sans jamais en avoir raison, sans jamais se rassasier ; et ils ne s’en réveilleront qu’une fois tout leur destin ait été compromis et celé.
Regardez Tahar Benjelloun, Kamel Daoud, Boulam Sansal, entre une marée d’exemples (sur Kamel Daoud, je reviendrai un jour proche), tous sont devenus de bêtes muftis ! Même Michel Houlbecq est devenu le grand mufti de la République, une république qu’on dit laïque et chrétienne !
Enfin, ce n’est pas un hasard qu’un mercenaire illustre – utilisé par la CIA pour détruire la Libye et assassiner son chef d’Etat, Kadhafi – ami de mercenaires qu’il appelle djihadistes ! – s’intéresse particulièrement à Chebel et lui remet, en 2008, la Légion dite d’honneur et se réjouit avec ces mots lâches et hypocrites : «Grâce à vous, la France découvre, ou redécouvre, un islam qui connaît et aime la vie, le désir, l’amour, la sexualité.»
Abdelmalek Smari
(*) Ecrivain algérien vivant en Italie
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