Peuple laborieux, qui pense à toi ?

Par Kadour Naïmi – Veut-on constater à quel point on peut, en Algérie, étudier ou faire du théâtre tout en ignorant la majorité de ses destinataires potentiels ? Un article permet de s’en rendre compte, «Comment séduire le public ?», publié dans le quotidien El-Watan du 30 septembre 2016. Ecartons d’abord tout malentendu. Je n’ai pas assisté à la journée d’étude dont il rend compte ; je ne dispose que de ce qu’a écrit le journaliste. Par conséquent, mes observations se basent uniquement sur ce qu’il a relaté.

On lit : «Le théâtre algérien (TNA) ose enfin ouvrir le débat sur l’intérêt que porte le public aux pièces. Des solutions sont proposées pour faire revenir les spectateurs dans les salles. (…) Comment renouer avec le public ? Comment faire pour attirer les spectateurs en grand nombre vers les salles de théâtre ? Des questions auxquelles ont tenté de répondre plusieurs intervenants (…)»

La réponse est dans la question elle-même : on ne se préoccupe nullement d’aller vers le public dans les lieux où lui se trouve : les quartiers où il vit, pour ne pas ajouter ceux où il travaille. En outre, étant donné que les salles de théâtre se trouvent uniquement dans quelques villes, plus exactement dans leur centre, le reste de la population n’est pas considéré : celle qui vit dans les périphéries de ces villes, celle qui vit dans les villes dépourvues de ce genre d’établissement et celle qui réside à la campagne, dans les grands et petits villages.

L’essayiste Ahmed Cheniki déclare : «Comme si le spectateur était absent de la représentation théâtrale, alors que tous les grands hommes de théâtre prennent comme point de départ le public qui contribue à façonner les réseaux thématiques et les éléments esthétiques. Il est tout à fait normal d’interroger ce phénomène du public dont les réponses permettraient peut-être de régler, au-delà de la dimension esthétique, les jeux extrêmement complexes de la réception et de la fréquentation.» Ahmed Cheniki propose de revoir l’organisation des établissements étatiques du théâtre et des coopératives. «Le statut de ces coopératives est flou. On ne sait pas si elles sont dans le théâtre amateur ou professionnel. Les créateurs du théâtre sont victimes d’une situation figée et d’une gestion peu étudiée des espaces de spectacles», dit-il.

Là aussi, l’intervenant parle d’«absence» du spectateur et non pas des artistes de théâtre auprès du public. Pourtant, Ahmed Cheniki est un chercheur et essayiste qui, de par ses fonctions, connaît l’expérience du Théâtre de la mer, dont il a parlé dans des écrits précédents. Il sait, sinon devrait savoir, que cette compagnie n’a jamais eu à se poser le problème du public, puisque c’est elle qui allait là où il se trouvait, précisément :

– en ville, dans des espaces divers : de travail (usines), d’études (lycées, université), de vie (quartiers) ;

– dans les centres de formation professionnelle de petites villes ;

– à la campagne : dans des villages, comme Gdyel, ou à la ferme autogérée de Bouchaoui, près d’Alger.

Entre fin 1968, moment de sa fondation, jusqu’à 1973, où j’ai quitté la compagnie, elle a présenté ses réalisations des centaines de fois, de cette manière. Seulement quatre représentations de Mon corps, ta voix et sa pensée furent données au TNA d’Alger (où spectateurs et acteurs se trouvaient sur le plateau, transformé en espace circulaire de jeu, autrement dit halqa) et cinq représentations de La Fourmi et l’Eléphant à la salle El-Mouggar d’Alger.

Pourquoi Cheniki n’a-t-il pas relaté cette expérience qui démontra, dans les faits, que le problème n’est pas l’absence du public au théâtre mais le contraire, celle des artistes auprès du public ?

«Pour Ahmed Cheniki, le théâtre doit avoir des rapports continus avec les écoles, les universités et les secteurs du sport et de la jeunesse. ‘‘Il faut s’interroger sur ce qu’on peut faire aujourd’hui pour améliorer l’activité théâtrale en Algérie. Allons-nous reprendre les expériences de Allalou, Alloula, Bachtarzi ?’’ s’interroge-t-il.»

Quand Cheniki évoque un public autre que conventionnel, il ne mentionne pas celui laborieux : la partie de la population qui vit dans les quartiers pauvres, ainsi que les ouvriers des usines, les paysans des fermes et des villages.

En outre, on constate que ce chercheur cite des «expériences» mais pas celle du Théâtre de la mer. Pourtant, en matière de public, quelle troupe et quel homme de théâtre a accompli ce que cette dernière et son animateur ont réalisé auprès du public dans toutes ses catégories, sans en exclure aucune ?

Dans l’article, on lit ensuite : «Makhlouf Boukrouh a analysé l’évolution de la présence du public au fil du temps depuis l’indépendance du pays. ‘‘Dans les années 1960, 1970 et 1980, le problème ne se posait pas. Le public était présent. Les chiffres peuvent en témoigner. Il y avait un environnement qui permettait ce déplacement du public. Aujourd’hui, il faut s’interroger sur le fonctionnement des théâtres, sur la qualité des spectacles offerts au public, sur la continuité des représentations’’, relève-t-il.»

On constate que le seul genre de public considéré est l’habituel public : celui des établissements conventionnels des villes.

On lit encore : «Il faut être réaliste et se dire : que se passe-t-il avec nous ? Comment sont gérés les établissements de théâtre ? Ont-ils des programmes à long terme ? Comment choisit-on un texte ? Qu’avons-nous fait ces dix dernières années ? Où sont passés les résultats des conférences et débats organisés au TNA ?» se demande le metteur en scène Chawki Bouzid. Il plaide pour un rapprochement entre pratiquants du théâtre, les critiques et l’administration des théâtres. «Pour l’instant, chacun est dans son carré. Avant de penser au public, il faut instaurer un dialogue entre les créateurs et l’administration.»

Et pourquoi pas le «rapprochement» entre les pratiquants de théâtre et le public qui ne peut aller dans les salles conventionnelles des quelques villes ?… Les hommes de théâtre ne sont-ils pas, eux, dans leur «carré», en ignorant ce public ?

L’article poursuit : «Habib Boukhelifa, enseignant à l’Institut supérieur des métiers des arts de spectacles et de l’audiovisuel (Ismas), estime que (…) ‘‘un système politique et social qui ne peut pas gérer une ville ou sécuriser le citoyen ne peut pas, à mon point de vue, organiser une activité théâtrale’’.»

Il est vrai que le problème sécuritaire existe. Mais dans quelle mesure ce facteur est-il vraiment déterminant dans l’absence de public ?

«Ces dernières années, nous avons tourné en rond. L’entreprise théâtrale est devenue plus un espace de rente qu’un espace de production.»

N’est-ce pas, justement, cette «rente» qui, non seulement explique la carence de production mais, également, l’oubli du public ?… Tant que le salaire mensuel arrive dans le compte bancaire, pourquoi se soucier d’autre chose ?

 «Ceux qui peuvent améliorer beaucoup de choses à l’art théâtral sont marginalisés, entre autres, les enseignants de l’Ismas. Comment peut-on souhaiter la présence du public avec des spectacles médiocres, des spectacles qui ne répondent pas à l’amplitude passionnelle d’un peuple et à son authenticité. (…) La présence du public dans les salles dépend de la qualité des spectacles.»

Bien entendu, la médiocrité est un des facteurs de l’absence de public. Mais là encore, celui évoqué est le même : celui des salles conventionnelles. La «recherche» justement proposée par Boukhelifa ne concerne pas les autres catégories de public.

Continuons.

«Hamida Aït El Hadj, metteur en scène et enseignante à l’Ismas, refuse que les créateurs soient culpabilisés. ‘‘Nous ne sommes pas coupables de la désertion du public, de l’absence du théâtre scolaire. Le théâtre a disparu des écoles et des manuels d’enseignement. Les gens du théâtre ne sont pas coupables de la décennie noire. Pendant dix ans, les Algériens ne pouvaient pas sortir de leur maison le soir, comment voulez-vous qu’ils reviennent au théâtre aujourd’hui ? Il n’y a pas de transport le soir dans les villes. Tout s’arrête après 17 h. Je ne suis pas coupable et je continue de lutter pour que le théâtre vive dans ce pays’’, relève Hamida Aït El Hadj, plaidant pour revoir le système de formation aux arts dramatiques et les formules de tournées des spectacles.»

Il est vrai que la «décennie noire» a tout bloqué. Mais elle a pris fin en l’an 2000 environ. Dix-sept années sont passées. Alors ?

Quand Hamida parle de «ce pays», entend-elle autre chose que l’habituel public des conventionnels théâtres ?

Voyons la suite : «Mohamed Frimehdi, metteur en scène, estime qu’il faut prendre en compte les complexités de la vie sociale moderne, la technologie et les modes de consommation avant d’analyser la problématique de la relation du public avec le théâtre. ‘‘Les arts vivants doivent s’adapter à cette situation. Les jeunes portent aujourd’hui dans leurs poches, grâce au Smartphone, des tonnes d’informations, d’images et de sons du monde entier. La dictature de la rapidité fait que les gens n’ont plus le temps d’aller à une salle de spectacle pour passer une heure à regarder une pièce.’’»

Là aussi, le même conventionnel public est envisagé. En outre, si l’on suit la logique de cet extrait, ne semble-t-il pas que la seule solution qui reste est tout simplement de fermer les théâtres ?

«La plupart des intervenants ont insisté sur l’importance de la communication et de la promotion des spectacles de théâtre, notamment à travers l’affichage en ville, les réseaux sociaux et les médias. ‘‘Avez-vous vu un jour une publicité pour pièce de théâtre dans un journal ou au petit écran ?’’ interroge le critique Nabil Hadji.»

Cet extrait laisse supposer que les participants croient à la qualité des œuvres proposées, tout en ne considérant, encore, que le public conventionnel des villes.

Enfin, l’article conclut : «Le scénographe Abderrahmane Zaâboubi souhaite l’organisation d’assises nationales ‘‘sérieuses’’ sur le théâtre pour discuter de tous les problèmes et proposer des solutions en vue de relancer les arts vivants à travers le pays d’une manière durable. ‘‘Il faut ouvrir un débat direct avec le public, inviter ses représentants à ces assises, savoir ce qu’il veut’’, propose-t-il.»

J’apprécie la référence de Zaâboubi au «sérieux». En outre, il est le seul à considérer le public comme ayant quelque chose à dire pour «savoir ce qu’il veut». Notons que ce souci est exprimé non pas par un chercheur, un auteur ou un metteur en scène, mais uniquement par un scénographe.

J’aurais voulu, cependant, savoir ce qu’il entend par l’expression «à travers le pays» : à quels types de publics il se réfère ?

Concluons.

Dans toutes ces interventions, à l’exception de Zaâboubi, le public est évoqué sans considérer important de savoir ce que lui pense et veut.

En outre, le seul public évoqué est celui des théâtres conventionnels des quelques villes où il existe.

Toutes les autres catégories de publics ne sont pas mentionnées : celles qui, précisément, sont exclues du droit culturel de voir des œuvres théâtrales. Et ces catégories sont exactement celles qui produisent la richesse du pays, sont la majorité de la population et fournissent la nourriture que mangent les participants à cette journée d’étude : les ouvriers et les paysans, sans oublier leurs familles qui vivent dans des quartiers délaissés des villes et dans des villages mal entretenus dans les campagnes.

Pourquoi donc ce public-ci n’a-t-il pas bénéficié de l’attention des intervenants ? Pourquoi le journaliste qui relate leurs propos n’a-t-il pas, lui non plus, noté cette particularité ?… Question subsidiaire : pourquoi l’expérience du Théâtre de la mer n’a-t-elle pas été rappelée tout au moins par le chercheur Cheniki et le journaliste Métaoui ?

Ultime question : le problème du théâtre en Algérie réside-t-il dans l’absence du public ou, au contraire, dans l’ignorance où est tenue sa majorité par ceux qui écrivent sur le théâtre ou le pratiquent ? Cette majorité de public ne mérite-t-elle pas l’attention de la part de personnes qui, je suppose, sont démocrates et progressistes ?

K. N.
Ex-fondateur et animateur du Théâtre de la mer

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