Est-ce qu’on a le droit d’interdire la parole ?
Par Youcef Benzatat – A entendre le slogan «il est interdit d’interdire», visiblement non ! On n’a pas le droit d’interdire la parole ! Cela voudra dire qu’il faut laisser tout faire et tout dire. C’est l’idéal pour l’homme en société, certes, mais les conditions pour y être sont tellement semées d’embuches que, parfois, il est nécessaire d’empêcher un danger potentiel lié à la parole de provoquer plus d’incidences déconvenantes.
Interdire à Ali Belhadj ou à tout autre parti islamiste la parole en public, c’est aussi l’empêchement d’un danger potentiel lié à la parole. Puisqu’il ne reconnaît de Constitution que le Livre révélé, reléguant le peuple à des sans-voix où la démocratie est kofr (blasphème). Une telle parole transporte dans son sillage les germes de la division et de la violence. Elle représente un danger potentiel puisqu’elle exclut une partie des électeurs de leurs droits politiques qui sont constitutifs des droits fondamentaux de l’Homme. C’est une parole qui ne peut donc se légitimer d’elle-même vis-à-vis de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Dans le cas inverse, la parole à se légitimer d’elle-même serait celle de la promotion de la liberté de conscience et de la démocratie, seules garantes du respect de l’individu et de l’intérêt général. C’est une parole qui n’a pas à être jugée. Elle est portée par ce qui est commun à toute l’humanité : le respect des droits de l’Homme. Donc, toutes les paroles qui se légitiment d’elles-mêmes sont imprescriptibles.
Les femmes dans le monde à dominante islamique sont soumises à une posture en public qu’elles n’ont pas décidée, qu’elles subissent contre leur gré et que ce sont d’autres qui s’en sont chargés. La femme est castrée dans son rapport au monde et aux autres par le fait d’être privée de souveraineté sur son corps en étant amenée à refouler son langage en public. C’en est aussi une autre interdiction de parole.
Les militants pour la démocratie en Algérie sont souvent empêchés de parole publique. A moins de faire partie de ceux qui font la loi. Soit l’agrément du parti est refusé ou à l’étude et les autorisations de réunions publiques refusées en toute violation de la loi. Cela nuit à la liberté de la parole car cette interdiction ne pourra se justifier d’elle-même du fait qu’elle renforce la dictature en privant les électeurs de leurs droits politiques.
Les médias sont, eux aussi, soumis à une retenue vis-à-vis de tous ceux qui peuvent exercer sur eux une quelconque pression, et être médiatiquement corrects, car de cela dépend leur visibilité et leur survie. Cela est valable également pour les institutions internationales. On a vu récemment comment un rapport émanant d’un département de l’ONU et accusant Israël de pratiquer une politique d’apartheid contre le peuple palestinien fut censuré. C’en est une interdiction de parole très caractérisée, d’autant que le crime visé par cette parole est qualifiable de crime contre l’humanité.
Ce sont tout autant des interdictions de paroles publiques au même titre que celles des poètes, des écrivains ou de chroniqueurs.
En définitive, une parole est interdite en public non pas seulement du fait qu’elle ne pourra pas se justifier d’elle-même, en constituant un danger potentiel sur les droits inaliénables de l’Homme mais plutôt en fonction du rapport de force du locuteur et de la qualité du législateur.
Que dire de l’interdiction à un écrivain de prendre la parole en public ?
Faire une fixation sélective sur l’une de ces paroles interdites au détriment des autres par lesquelles elle est liée organiquement ne l’élève pas forcément au statut de parole qui se légitime d’elle-même. Cela peut paraître a priori une interdiction de parole dans l’absolu mais cela peut constituer, à l’inverse, un empêchement de danger potentiel lié à cette forme de parole.
Par son isolement de son environnement culturel, cette parole laisse le doute entier sur sa solidarité avec les autres interdictions de parole qui constituent la matrice de son univers d’émanation. La fixation fait naturellement de l’ombre à ce qui n’est pas cette parole elle-même, jusqu’à l’indifférence. Allant jusqu’à l’offense de mémoires blessées et douloureuses ou vers la division pourvoyeuse de violence dans l’insouciance. Toutes deux ne pouvant se légitimer d’elles-mêmes : d’une part, réduire la souffrance de l’injustice et de toutes sortes de privations en un jeu de langage relève de négationnisme à défaut d’humilité et de compassion avec les victimes ; d’autre part, lorsque l’écrivain se rend sur une terre où la population est soumise à un régime d’apartheid et qu’il est frappé d’autisme en glorifiant le coupable et en se rendant sur sa terre patrie et semer la haine interethnique, forcément sa parole en public est nuisible et ne se légitime pas d’elle-même et, du coup, tombe sous le couperet de l’interdiction car elle est porteuse de danger potentiel sur le respect des droits de l’Homme. Au même titre que pour la négation de la Shoah qui est sévèrement punie par la loi en tant qu’acte de parole. Il s’agit dans ce cas d’une offense à la mémoire blessée et douloureuse des Juifs. Le rappel permanent dans les médias et dans la diffusion de la culture de la barbarie à laquelle ce peuple fut exposé agit comme une catharsis, une libération.
Blesser la mémoire et la conscience douloureuse du fait de l’injustice, de l’oppression, à l’apartheid et au génocide (la violence coloniale en Algérie et l’apartheid en Palestine aujourd’hui) ou alimenter les dangers potentiels de la violence interethnique (islam politique et séparatisme berbériste) implique la délégitimation de cette parole. Car elle ne peut se légitimer d’elle-même. Au lieu de rassembler, elle divise ; au lieu d’apaiser les mémoires et les consciences blessées, elle en aggrave la douleur. C’est ce danger potentiel qu’elle véhicule qui est soumis en premier à une interdiction. Dans ce cas, interdire cette parole, c’est dépolluer le champ de l’énonciation et consolider les conditions à l’émergence d’une parole libérée. Dire, c’est faire, comme dirait Austin. Dans l’acte de parole, il y a le faire. En faire d’une tragédie un jeu de langage, c’est se rendre complice, volontairement.
C’est ce que l’on observe en ce moment dans les cercles de faiseurs de paroles dites libres, autoproclamés en tant que tels, autour de l’interdiction de prise de parole publique d’écrivains algériens sur le sol de leur patrie. Dont la fixation vire à la caricature par endroits, pour ne pas dire jusqu’au ridicule. Accompagnant dans son délire de persécution une parole qui veut vous forcer l’oreille par tous les moyens, y compris la mise en scène théâtrale tragicomique. Un selfie dans un avion simulant la fuite de la persécution et sa surmédiatisation sans que la parole incriminée elle-même ne soit convoquée dans son intégralité et dans son implication dans les enjeux nationaux et internationaux relève autant de la victimisation outrancière pour la gloire que de la malhonnêteté tout court !
Y. B.
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