Que faire ? (II)
Par Kadour Naïmi – Des exemples existent : les syndicats autonomes, la Coordination nationale de défense des droits des chômeurs (CNDDC).
Mais, il y a des exemples moins visibles, mais non moins importants. J’en mentionne un. Il fera rire les uns, ricaner d’autres ; il n’y a pas à s’en étonner.
Supposons que dans le pâté de maisons où j’habite, les rues sont pleines de saletés, offensant les yeux et le nez, pour ne pas évoquer la dignité.
Les habitants accusent le service d’hygiène de manquer à sa fonction ou les employés au nettoyage de fainéantise ; de leur côté, les travailleurs de l’entretien des rues se lamentent des habitants qui jettent leurs objets inutiles n’importe où. Cercle vicieux.
Entre temps, les rues demeurent dans leur état lamentable ; et chacun garde bonne conscience : les citoyens comme les employés au nettoyage.
Les uns dénoncent la «mauvaise gestion» de l’Etat ; les représentants de celui-ci, quand ils ne se taisent pas par indifférence ou mépris, considèrent les citoyens comme des incapables et des personnes manquant du minimum d’éducation.
Eh bien, pourquoi nous, citoyens de cet ensemble d’immeubles, ne décidons pas de nous occuper nous-mêmes et ensemble de la propreté de nos rues ?
Ne serait-ce pas ainsi une manière de démontrer une chose très importante et même décisive ? A savoir celle-ci : en cas d’absence d’institution étatique, nous sommes capables de nous prendre en charge nous-mêmes.
Je parie que si un groupe de citoyens résout ce problème, il aimera de la même manière trouver une solution à d’autres problèmes concernant la petite collectivité formée par cet ensemble de maisons.
Alors, ces citoyens apprendrons à s’autogérer, découvrirons qu’ils en sont capables. Le respect réciproque reviendra parmi eux ; ils marcheront la tête haute et le regard fraternel.
Peut-être, ou plutôt certainement, ainsi, ils découvriront d’autres domaines où exercer leur liberté de manière autonome et solidaire. Petit à petit, l’oiseau fait son nid. L’autogestion, manifestation de liberté solidaire, s’apprend en l’exerçant ; en constatant les résultats positifs on en découvre les avantages.
L’histoire l’enseigne, malgré l’occultation de ceux qui la redoutent parce qu’elle menace leurs intérêts de dominateurs-exploiteurs : chaque fois qu’une communauté humaine, quelle que soit sa dimension, s’est unie de manière autonome et solidaire, les résultats ont été nettement supérieurs par rapport à la situation où cette même communauté était divisée par ceux qui la dominaient-exploitaient. L’exemple le plus clair et significatif est le changement social opéré en Espagne durant les années 1936-1939, avec la formation des collectivités autogérées (je renvoie au témoignage direct, précis et détaillé de Gaston Duval).
Toutefois, point n’est besoin nécessairement de lecture d’ouvrages pour comprendre ce que je viens d’affirmer.
Pour répondre aux questions «Que faire ?» et «Comment faire ?», il suffit d’appliquer un principe élémentaire, valable en toute époque et pour tout peuple : ne fais pas à ton voisin ce que tu ne veux pas qu’il te fasse, et fais-lui ce que tu voudrais qu’il te fasse.
Bien entendu, il faut commencer d’abord soi-même à appliquer ce principe au sein de sa propre famille, puis avec ses camarades d’études ou de travail, enfin avec toute personne avec laquelle s’établit une relation quelconque.
De la même manière que l’être humain apprend à marcher, à parler et à raisonner, il peut apprendre à résoudre les problèmes communs de manière libre et solidaire. Il suffit d’en comprendre l’utilité, puis de le vouloir, enfin de se mettre à la pratique, et, par elle, faire de mieux en mieux.
Ceux qui trouvent tout difficile à réaliser, en réalité, n’ont aucune envie de faire la moindre chose. En fait, ils sont désillusionnés, désenchantés, désorientés, paralysés. Je le regrette pour eux et pour nous. Je les comprends, parce que j’ai traversé ce tunnel noir.
Mais, par chance, la lumière du flambeau a fini par apparaître à mes yeux : l’exemple de nos aînés, en Algérie comme dans le monde, en remontant jusqu’à Spartacus. Dans la situation la plus désespérée, ils ont su construire petit à petit une société plus libre et plus solidaire. En Algérie, ce processus nous offrit l’indépendance nationale.
Il nous reste, nous, à découvrir comment nous offrir à nous-mêmes notre indépendance sociale. En les imitant, par l’adoption des qualités qui les ont fait vaincre. Je les ai mentionnées auparavant.
Tous les «miracles» sociaux émancipateurs ont été le résultat de mouvements de solidarité ; tous les malheurs furent possibles parce que les dominés-exploités étaient divisés. Voilà pourquoi, sans solidarité effective, pas d’émancipation possible. Par conséquent : d’abord et avant tout so-li-da-ri-té entre les humiliés !
Elle doit se manifester d’abord dans tout ce qui est possible, en commençant par les choses et les aspects les plus petits. J’ai cité auparavant un exemple à propos des saletés des rues. En voici d’autres.
Si dans la partie de quartier où j’habite se trouvent des personnes vieilles ou malades ou impotentes, sans ressources, ne pas nous contenter d’une (trop facile) indignation contre la déficience de l’Etat, et encore moins en évoquant le «maktoub». Ce qu’il faut, c’est trouver le moyen de venir en aide à ces voisins malheureux. Comment ? Il faut se réunir et en discuter. La générosité réelle du cœur et une intelligence pratique de l’esprit, sans besoin de diplômes, finiront par trouver la solution.
Voici ce que j’ai lu sur la manière par laquelle les «Frères musulmans» auraient réussi à obtenir l’adhésion d’une partie de la population en Egypte. J’ai bien dit : j’ai lu. Mais ce qui est relaté, s’il n’est pas vrai, me semble crédible, du moins donne à réfléchir.
Ils sont allés dans les quartiers populaires, abandonnés par l’Etat et par les partis clandestins laïques. Là, ils demandaient aux plus démunis comment ils allaient. Ces derniers, uniquement devant ce geste de curiosité, étaient déjà reconnaissants : «Voilà au moins des personnes qui s’intéressent à nous !» Et puis, ils reçurent quelques cadeaux, des chaussures par-ci, des médicaments par-là, enfin, bref, l’offre de quelques éléments nécessaires à la vie matérielle de tous les jours. Comment dès lors les bénéficiaires n’auraient-ils pas soutenu leurs généreux donateurs ?
Notons que la solidarité authentique, elle, n’a pas besoin d’être manipulatrice. Elle doit se manifester en tant qu’idéal, tout simplement. Tout l’intérêt, tout le bénéfice à tirer de la solidarité est de la pratiquer. Alors, les liens entre les exclus du système s’établissent et, avec le progrès de la solidarité collective, ils se renforcent et se consolident.
Voilà comment sortir du tunnel de la division dans laquelle nous mettent ceux qui en tirent leur intérêt.
Faut-il préciser que je ne parle pas ici d’aumône ?… Celle-ci a uniquement le résultat de perpétrer et même légitimer l’injustice, en donnant une commode bonne conscience au donateur de circonstance… La solidarité dont je parle doit être structurelle, collective. Elle part des «petits» aspects de la vie sociale, tout en visant les plus fondamentaux ; elle s’exerce par le plus petit nombre, tout en cherchant à l’élargir.
Suggestion. Pourquoi ne pas créer, dans un immeuble, un groupe de maisons, une rue ou plusieurs, un comité citoyen de solidarité ?
Pour lui éviter toute récupération manipulatrice, il devrait fonctionner de manière réellement démocratique, avec des représentants librement élus sur la base de leur disponibilité, et révocables à tout moment, selon les besoins.
L’Etat peut-il interdire ce genre d’association pacifique et démocratique, ayant une finalité sociale, sans aucun objectif politique ?… Il ne s’agit de prendre aucun pouvoir, mais seulement de se partager le pouvoir de s’entraider librement, en comptant sur les bonnes volontés et les ressources disponibles des membres du comité de solidarité.
Est-ce une illusion de compter sur l’esprit de solidarité parmi le peuple algérien ?… Ne l’a-t-il pas manifesté dans les moments les plus difficiles : ceux de la lutte armée anticoloniale ?… Alors, pourquoi pas aujourd’hui ?… A propos d’obstacles, qui sont les plus difficiles et les plus durs à affronter et à vaincre : les autorités colonialistes et leurs complices bachaghas du passé, ou, à présent, les nouveaux «bachaghas» de la «chkara» et leurs complices-protecteurs dans les institutions étatiques ?
J’entends l’objection : «Nous sommes peu, trop peu !»
Nos aînés, alors jeunes, des années 1940 à 1954 et même après, étaient-ils nombreux ?
Libérons-nous de la fixation, aliénante et paralysante, sur le moment présent, en voulant le changer immédiatement, tout en sachant que cela est impossible. Apprenons à avoir une vision historique à long terme et, sur cette base, réfléchissons et agissons. Comme nos aînés des années 1940 à 1954.
Souvenons-nous, pour employer une métaphore, de ceci : les gouttes de pluie peuvent former des ruisselets, qui, à leur tour, etc., etc. En d’autres termes, nos actions, bien que petites aujourd’hui, doivent s’exercer en vue d’actions de plus grande envergure, plus tard.
Surtout, je le répète, ne pas prétendre à la réalisation immédiate de grandes actions spectaculaires et éclatantes. Tant mieux si c’est possible.
Autrement, ayons la sagesse de nous contenter de la moindre petite action pour démontrer que oui !, nous, Algériennes et Algériens, malgré l’affreux tunnel désespérant que nous traversons, nous sommes capables de manifester librement une solidarité entre nous, nous les dominés, les exploités, que l’on soit en Algérie ou ailleurs.
Et que cette solidarité ne soit pas limitée à nous comme Algériens, mais, chaque fois que c’est possible, étendue à la planète entière. Cette action internationale commence, déjà, au pays, en trouvant la manière d’être solidaires avec les immigrés qui se trouvent sur le territoire national.
Car, partout où un être humain est humilié, chacun de nous l’est aussi, parce que l’espèce humaine est une, parce que la division la plus importante qui afflige l’humanité est celle entre la minorité d’exploiteurs-dominateurs, tant nationaux qu’étrangers, et la majorité de leurs victimes.
Alors, une dernière fois, que faire ?…
Chercher et trouver les moyens pour cesser d’être solitaire, et devenir solidaire. Boussole : en premier et au-dessus de tout, la solidarité populaire, organisée de manière autogérée, quel que soit le niveau où elle peut exister, en commençant par le possible. Nulle action n’est «petite» quand elle s’englobe dans un ensemble à construire.
Pour y parvenir, chercher et trouver les solutions qui surmontent et mettent fin à ce qui divise les humiliés, à ce qui les met en concurrence pour se battre afin de subsister. Il faut aussi renoncer au désir de s’enrichir au détriment des autres, et à l’illusion de se sauver soi-même en laissant les autres dans le malheur.
Pour y parvenir, il est nécessaire également de ne pas succomber à deux formes de résignation.
L’une est laïque : «Tout est pourri, il n’y a rien à faire !»
Cette conception est trop facile ; elle provient d’un esprit fainéant ; en outre, elle est trop commode, produite par un cœur égoïste. Cette mentalité, je la constate chez ces «intellectuels» qui dénoncent avec indignation la réduction du peuple à un «ghachi» (une foule), sans que leur cerveau nous propose de solution pour s’en libérer, afin que les «ghachis» redeviennent un peuple de citoyens conscients de leurs droits et devoirs.
La seconde forme de résignation est religieuse : «Hada maktoub Allah !» (cela est la volonté d’Allah).
C’est la conception de tous les charlatans qui ont intérêt à maintenir le peuple dans la domination-exploitation.
Pour le croyant réellement sincère et sérieux, au contraire, ce fatalisme est un blasphème ; il nie la Clémence et la Miséricorde de Dieu. En outre, c’est oublier un principe essentiel, celui de l’«ijtihâd alkabîr» (le grand effort) ; il consiste à s’efforcer personnellement, selon les propres moyens, d’améliorer les dysfonctionnements de la vie sociale, les siens et ceux des autres.
«Et toi ?… me demanderait légitimement le lecteur, que fais-tu comme acte de solidarité ?»
Hors du pays, dans la petite localité paisible où je vis, l’âge désormais avancé où je suis parvenu m’autorise à me reposer en jouissant de menus plaisirs, tout en me désintéressant du peuple parmi lequel je suis né.
Eh bien, non. Je fais ce que je peux : consacrer du temps (ce qu’on a de plus précieux quand on approche de la disparition de cette terre) à réfléchir et à rédiger ce genre de contribution. Elle est destinée à mes compatriotes, dont les parents m’ont offert, par leur sacrifice, la dignité d’être algérien, libre de toute domination-exploitation. Mon action, aussi minime est-elle, est une reconnaissance d’une dette en matière de solidarité.
Passons à autre chose. Une première innovation qui me semble tout à fait réalisable est un souhait.
Ah ! Combien je serais heureux de voir un journal insérer parmi ses rubriques celle-ci ! «Solidarité citoyenne» ! Et nous tenir informés sur son progrès parmi le peuple. Cette information constituerait une heureuse compensation à la partie du même journal où nous lisons tout ce qui ne va pas dans le pays ; elle aurait également le mérite de nous aider à garder l’espérance d’un changement concret, même minime, mais augmentant, comme les tiges de blé annonçant une belle récolte.
Kadour Naïmi
(Suite et fin)
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