Le représentant commercial de la Russie en Algérie : «Il faut changer les règles du jeu !»
Le représentant commercial auprès de l’ambassade de la Fédération de Russie en Algérie, et néanmoins deuxième homme de cette institution diplomatique, Alexey Shatilov, n’y va pas avec le dos de la cuillère pour décrire le climat des affaires en Algérie. Pour lui, le gouvernement devra revoir sa copie et sortir de cette situation de marché «à moitié ouvert» s’il veut attirer les investissements directs étrangers. Interview.
Algeriepatriotique : La Russie a assisté au Forum sur l’industrie algérienne durant lequel un conseil scientifique sur l’industrie a été mis en place. Qu’avez-vous pensé du modèle de développement socioéconomique élaboré par les experts présents ?
Alexey Shatilov : Nous avons assisté à ce forum. Il y avait les représentants de notre mission économique et ceux de notre ambassade. Nous avons entendu tout ce qui a été dit dans ce forum et, franchement, je pense que ce n’est pas le meilleur forum qui ait été organisé en Algérie dans le domaine de l’économie et de l’industrie.
Que voulez-vous dire par là ?
Ce forum sur l’industrie a été mal organisé. Et je ne suis pas le seul à le penser, cela a été dit par le premier intervenant lors de cette rencontre, le représentant du FCE, Alexandre Kateb. Quand on organise un forum de cette envergure, on doit avoir un but concret ou bien cela doit être un forum scientifique dans lequel différents spécialistes de différents domaines d’activité, tels que les finances, l’économie et le commerce, se réunissent et étudient la situation économique en Algérie et élaborent ensemble les mesures qu’il faut prendre pour améliorer la situation afin de créer une base pour l’investissement. Des mesures qui seront présentées, par la suite, aux structures étatiques et gouvernementales pour, ainsi, atteindre le but visant à améliorer le climat économique et des investissements en Algérie. Ou alors, il aurait fallu organiser une rencontre où il y aurait des représentants des différents secteurs économiques, Etat et opérateurs économiques, et qui seraient mis en contact direct ; c’est-à-dire une rencontre entre le business et le gouvernement.
Et vous pensez que cela n’a pas été fait ?
Exact. Cela n’a pas été fait. Même la présentation par les structures étatiques n’a pas été faite. Et le fait de toujours inviter les «ex»-dirigeants ne sert absolument à rien. Peut-être ont-ils fait un travail remarquable quand ils furent en poste, mais que peuvent-ils décider maintenant dans le processus de changement de la politique économique et industrielle du pays ? Le principal dans tout cela, l’objectif du forum en lui-même n’a pas été atteint. Pour résumer, il n’y a rien eu de concret.
Qu’entendez-vous par «rien de concret» ?
Je pense que l’Algérie se trouve dans une situation très difficile. L’Algérie est obligée de développer les différentes branches de son économie – hors hydrocarbures – et diversifier son activité économique. Cela devra passer par le législateur. L’Algérie doit changer sa législation pour améliorer le climat des investissements. Il faut que cela se fasse vite, mais avec prudence. Il faut que les choses changent pour que les investisseurs acceptent de venir. Je vous donne l’exemple de la règle 49/51. Si dans quelques secteurs stratégiques de l’économie, cette règle doit être sauvegardée obligatoirement, comme pour les richesses nationales, c’est-à-dire les hydrocarbures, les mines et tous les gisements en or, en fer, etc. – certes, l’Algérie a choisi sa voie qui ne ressemble ni à celle de la Russie, ni à celle de la Chine, ni à celle de l’Europe –, elle doit néanmoins développer les technologies, les finances, le secteur bancaire, etc. Il faut changer les règles du jeu. Il faut rappeler qu’en termes d’impôts, l’Algérie se classe à la première place ! Que propose l’Algérie pour les investisseurs ? Qu’est-ce qui pourrait attirer les investisseurs ici en Algérie et quels sont les avantages qu’elle pourrait proposer par rapport aux autres pays du Maghreb, comme la Tunisie ou le Maroc ? C’est ça la question qu’il faut se poser.
Le gouvernement algérien essaye de pallier la baisse des prix du pétrole. Comment percevez-vous cet effort à partir de Moscou ?
Je pense que c’est une question de travail commun dans le cadre de l’Opep et du Forum des exportateurs de gaz. On essaie de travailler tous ensemble dans le cadre des deux organisations internationales. Ces dernières peuvent recommander aux pays de régler leurs processus dans le cadre du marché international des hydrocarbures. Mais le marché fonctionne selon ses propres règles. Quand un pays pénètre un nouveau marché et devient l’agent réel de celui-ci, il est obligé d’agir selon les règles que ce marché impose.
Sellal a rencontré Medvedev à Moscou pour faire le point sur la coopération algéro-russe. Les deux responsables ont notamment discuté des projets communs dans les domaines de l’énergie, de l’industrie, des infrastructures de transport, des technologies de pointe et de l’agriculture. Où en sont aujourd’hui ces projets ? Y a-t-il une concrétisation sur le terrain ?
Nous progressons pas à pas et essayons de travailler dans toutes ces directions marquées par nos Premiers ministres, et l’un des domaines potentiels où nous avons commencé à travailler est celui de l’agriculture. Pour assurer l’accompagnement bancaire de ces activités, les responsables de la Banque régionale du sud de la Fédération de Russie ont effectué une visite en Algérie en février dernier. Il y a eu plusieurs pourparlers avec la BEA et la Badr. L’ouverture de comptes de correspondance entre la banque russe et la banque agricole algérienne a eu lieu ce début avril. Ainsi, nous avons ouvert la voie pour les exportateurs agricoles algériens vers la Russie. Au mois de février, pour les représentants de ces banques, nous avons organisé des rendez-vous avec les exportateurs algériens. Nous allons commencer à livrer la production algérienne vers la Russie incessamment, avec une augmentation du nombre d’exportateurs et d’opérations financières jusqu’à atteindre un niveau satisfaisant. La banque russe projette, d’ailleurs, d’ouvrir une filiale en Algérie.
Comment la production agricole algérienne est-elle perçue ?
D’après certains paramètres, la production agricole algérienne est de très bonne qualité. Pour qu’elle soit compétitive sur le marché international, il ne manque qu’une présentation et une promotion appropriées. Moi qui suis en Algérie depuis dix ans, je constate que la production agricole est véritablement biologique, car ne contenant aucun adjuvant chimique ; même en comparaison avec la production européenne, elle est meilleure. Pourtant, les exportateurs algériens doivent faire beaucoup d’efforts pour vendre leurs produits à travers les marchés mondiaux. Il reste encore à résoudre le problème de la conservation pendant le transport des produits, de leur calibrage, emballage, présentation, marketing, etc. Mais il faut dire que les produits agricoles algériens sont d’excellente qualité.
Les échanges économiques actuels entre Alger et Moscou sont loin d’égaler le niveau politique des relations qu’entretiennent les deux pays. Ces échanges, hors armement, ont atteint difficilement 885 millions de dollars en 2015. La balance est clairement en défaveur de l’Algérie. Comment expliquez-vous le peu d’intérêt de la Russie pour les produits algériens ?
Pour l’année passée, il y a eu un taux d’échange de 4 milliards de dollars, dont les trois quarts concernent l’armement. Ce résultat traduit bien l’état de la coopération économique entre nos deux pays. En même temps, il faut noter que nos deux économies ne sont pas complémentaires actuellement. Ce, alors que les économies européenne et algérienne sont interdépendantes puisque l’importation des marchandises européennes s’effectue en échange des hydrocarbures fournis par l’Algérie. C’est un échange gagnant-gagnant. L’économie française ou italienne ne pourrait pas exister sans le gaz algérien. En ce qui concerne la Russie, elle est concurrente avec l’Algérie sur le marché des hydrocarbures, où votre pays se classe comme troisième fournisseur de gaz à l’Europe, après la Russie et la Norvège. Cependant, l’intérêt doit être mutuel, et c’est pour cela que nous avons besoin de voir d’une manière claire et précise ce que l’Algérie peut nous proposer en tant que marché, y compris dans le domaine agricole.
Pourquoi les entreprises russes investissent-elles peu dans le marché algérien ?
Pour une raison plus économique que politique. Pour que les investisseurs viennent en Algérie, l’Etat doit assurer un bon climat d’investissement pour créer l’intérêt pour le marché algérien. L’Algérie reste un pays à moitié ouvert au marché international. Dans les conditions actuelles, marquées par l’absence d’un marché de change libre de la devise, de l’épanouissement du marché noir de la devise et de la corruption à grande échelle, il est difficile pour les entreprises étrangères de travailler en Algérie.
Par ailleurs, il y a une lacune en matière d’organisation de forums économiques et industriels qui pourraient présenter tous les avantages de l’économie algérienne et inciter les sociétés étrangères à venir investir ici chez vous. Il est très important que les représentants de l’Etat expliquent aux investisseurs et aux entreprises étrangères les avantages économiques et financiers offerts par l’Algérie et les possibilités de pénétrer le marché algérien. Lorsque les hommes d’affaires étrangers comprendront qu’ils pourront investir leur argent et seront sûrs de faire des bénéfices et qu’ils auront la possibilité d’élaborer des stratégies à moyen et long termes, à ce moment-là, ils viendront nombreux en Algérie.
Pourtant, depuis quelques années, l’Etat algérien invite les investisseurs étrangers en promettant un climat d’affaires jugé «appréciable»…
Lancer des appels d’offres ne suffit pas pour créer une situation favorable aux investissements en Algérie. Comme je l’ai dit auparavant, il faut créer un bon climat d’investissements pour les importateurs et les exportateurs et faciliter les procédures bancaires. Une des solutions possibles serait la libération du cours de la devise. Je comprends bien, cela dit, que si on le fait de façon immédiate, cela pourrait nuire sensiblement à l’économie algérienne. La seule solution dans les conditions actuelles réside dans l’amélioration graduelle de la législation. J’espère que les représentants de l’Etat auront assez de patience et de sagacité pour aller pas à pas vers le redressement de la situation. Pour que l’Algérie devienne une vraie économie de marché, il va falloir sûrement beaucoup de temps.
Où en sont les négociations entre l’Algérie et la Russie concernant la construction de centrales nucléaires à des fins pacifiques en Algérie ?
Il est bien connu que la Russie est l’un des leadeurs mondiaux dans la construction des centrales atomiques. L’agence russe de l’énergie nucléaire Rosatom est en train de construire 34 blocs pour les centrales atomiques à travers différents pays, y compris en Inde, en Chine, en Finlande, en Iran…
Les textes réglementaires qui régissent la coopération nucléaire entre la Russie et l’Algérie existent depuis 2014, suite à la signature du mémorandum entre Rosatom et le Commissariat à l’énergie atomique (Comena). Actuellement, nous sommes en attente des propositions commerciales de la part de l’Algérie.
Interview réalisée par Khider Cherif et Mohamed El-Ghazi
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