Al-Qaradawi : le «global mufti» (III)
Par Mohamed Daoud – Contrairement a ce qui se passe actuellement, l’Emirat a toujours préféré le dialogue, les bons offices, l’entraide aux différents mouvements de résistance dans la région, dont le Hezbollah libanais, mais comme Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen basé à Genève : «La diplomatie du Qatar est devenue presque prisonnière de la chaîne» (33), Al-Jazeera en l’occurrence, par le soutien affiché aux révoltes arabes et en prenant la défense de la démocratie dans ces pays. Pour donner plus de consistance politique à ses soutiens, la chaîne s’appuie sur deux têtes d’affiche : Youcef Al-Qaradawi, comme «vitrine islamique», et Asmi Bechara, comme «vitrine démocratique».
A l’âge de 91 ans, Youcef Al-Qaradawi, risque de vivre ces derniers jours dans la crainte d’être arrêté à tout moment, après que les adversaires politiques actuels du Qatar l’ont mis sur une liste de dangereux terroristes. Cet originaire d’un village égyptien, un homme de religion d’obédience sunnite, a connu plusieurs fâcheuses péripéties durant son parcours de théologien. Après avoir accompli avec succès des études de sciences de la religion et de théologie musulmane et de langue arabe, ce Cheikh a choisi l’activité politique en intégrant le mouvement des Frères musulmans, il était très proche du fondateur du mouvement, Hassan El-Banna.
L’opposition radicale de ce mouvement au pouvoir royal et à Djamel Abdel Nasser a valu à ses membres une féroce répression, dont ce jeune imam, qui est devenu un habitué des prisons égyptiennes. Il s’exile en 1961 au Qatar pour y rester, en contribuant à mettre en place plusieurs institutions éducatives et académiques, spécialisées dans les sciences islamiques. Il prend la nationalité qatarie et devient le président de l’Union internationale des savants musulmans. Théoricien et militant très actif au sein de la confrérie, le Cheikh s’est propulsé sur le devant de la scène à l’occasion des révoltes arabes, en prenant fait et cause pour les insurgés, par le biais de ses déclarations incendiaires et ses fatwas appelant au meurtre des dirigeants arabes, Mouammar El-Kadhafi, et bien d’autres.
Profitant de son passage à Al-Jazeera lors de son émission hebdomadaire «La charia et la vie», pour donner ses avis sur des questions religieuses, mais, comme à son habitude, il déborde sur des questions politiques qui agitent la région du Moyen-Orient. Les manifestations de la place Et-Tahrir au Caire ont été pour lui une aubaine pour retourner dans son pays natal afin d’officier la prière du vendredi 18 février 2011 où il signa la récupération du mouvement de révolte en Egypte par la confrérie. Finalement, la voie est ouverte aux Frères musulmans d’aller aux élections afin d’accéder au pouvoir, ce qui fut fait.
Mais la chute du président élu Mohamed Morsi, considérée par le Cheikh comme un coup d’Etat, sera reçu comme un choc par ses partisans et lui. La chaîne qatarie sera utilisée à fond pour vilipender les nouvelles autorités de l’Egypte. Mais «les positions tranchées du “global mufti”, en cours auprès de l’émir-père Hamad Ibn Khalifa Al Thani, commenceraient en effet à déranger – sinon à agacer – son successeur, le jeune Tamim Ibn Hamad»(34). Alors il se rapproche d’Erdogan, le nouveau dirigeant de la Turquie, affichant soutien et offres de service.
Interdit aux Etats Unis et en Europe et recherché par Interpol, le Cheikh le sera dorénavant dans un certain nombre de pays arabes pour incitation au meurtre et au terrorisme.
Azmi Bechara à la rescousse
Cet intellectuel palestinien qui était membre 1996 à 2007 à la Knesset en Israël a été (exfiltré ?) en 2007 pour aller se réfugier au Qatar. Il va être très utile pour les autorités de ce micro-Etat pour capter et recruter la matière grise du monde arabe. Pourvu de plusieurs diplômes, maîtrisant plusieurs langes et différentes disciplines en sciences sociales et humaines, chercheur et auteur prolifique, il sera la personne idoine pour diriger le Centre arabe des recherches et études politiques. Il a exercé auparavant comme professeur de philosophie à l’Université de Birzeit, participé à la mise en place de plusieurs centres de recherche palestiniens et fondé un parti politique.
Accusé «d’atteinte à la sécurité de l’Etat d’Israël», il part en exil (35). Il sera de toutes les activités de ce Centre de recherches, il organise plusieurs rencontres internationales, publie plusieurs revues et ouvrages, fait de la traduction, lance un journal électronique, El-Arabi El-Jadid, basé à Londres. Profitant de son séjour au Qatar et d’une tribune comme Al-Jazeera, il devient le théoricien incontesté des révolutions du Printemps arabe, et s’y implique jusqu’au bout comme «vitrine démocratique» de ces mouvements sociaux, ce qui lui a valu des remontrances de la part de ses détracteurs.
Les premières critiques lui viennent de ses anciens collègues à Al-Jazeera, dont Ghassan Bendjeddou qui lui dénie toute élévation intellectuelle à diriger les révolutions arabes, le réduisant à un simple bavard qui répète des citations sans justification logique (36), ainsi que d’autres accusations d’intelligence avec le Mossad israélien et d’influence sur les milieux dirigeants au Qatar afin d’appuyer le projet sioniste dans le monde arabe. Ces reproches lui viennent de plusieurs sources (37), dont celle du président-adjoint de la police et de la sécurité publique de l’Emirat de Dubaï le général Dahi Khalfan qui lui conseille de retourner au Knesset et d’informer ses membres que «son plan a échoué»(38). Ce même Dahi Khalfan, connu comme un anti-frère musulman convaincu, a lancé, au passage des flèches à Al-Qaradawi et lancé un mandat d’arrêt à son encontre.
Sentant le vent tourner, Azmi Bechara s’est éclipsé et se fait de plus en plus discret ; par contre, Al-Qaradawi s’enfonce de plus en plus dans la radicalité en appelant sans ambages au meurtre et à la haine de l’Autre, tous les autres sans distinction aucune (39).
Le Qatar dans l’œil du cyclone ?
Mais se savant fragile sur le plan géostratégique, le Qatar est conduit à pratiquer un exercice d’équilibrisme au plan diplomatique, doublé d’une politique d’ouverture et de modernisation, tout en participant activement au remodelage du monde arabe sunnite, suite à la faillite historique des nationalismes laïcs et socialisants issus de la période nassérienne, en soutenant principalement l’ensemble des forces qui composent l’arc islamo-sunnite, du Maghreb au Machrek (40).
Ce processus a été mis en œuvre depuis la chute de Saddam Hussein et l’arrivée au pouvoir des chiites irakiens proches de l’Iran, le Qatar a œuvré avec l’Arabie Saoudite et d’autres pouvoirs sunnites voisins «à l’établissement d’un arc sunnite au Moyen-Orient, dans l’optique de renforcer leur pouvoir dans la région au détriment du voisin chiite iranien» (41), ce qui n’est pas pour aboutir à des résultats fâcheux. L’Iran s’est montré très entreprenant en soutenant «l’axe de résistance» qui comprend bien sûr l’Iran, la Syrie et le Hezbollah libanais, en accentuant son influence dans cette région tumultueuse du Moyen-Orient. Cet axe fera face à l’autre axe, celui de l’Arabie Saoudite et les autres pays du Golfe, inscrit dans le projet israélo-américain du remodelage de la région sous l’étiquette du Grand Moyen-Orient (GMO).
Ayant acquis une certaine influence facilitée par l’impact obtenu auprès des millions de téléspectateurs arabes fidèles à la célèbre chaîne qatarie, le Qatar se lance dans d’autres exercices, celui d’être une puissance régionale, et ses autorités ne lésinent sur aucun moyen : une diplomatie, certes, ambigüe mais agissante, suivie d’accords économiques et d’investissements financiers dans plusieurs domaines. Les observateurs sont nombreux à relever les flagrantes contradictions de la politique étrangère, à savoir l’entretien des relations en même temps avec des ennemis irréductibles : la présence de la plus grande base militaire américaine en dehors des Etats-Unis sur la terre qatarie, de bonnes relations avec les ennemis de l’Amérique dans la région, comme l’Iran et la Syrie, relations diplomatiques avec Israël et soutien au mouvement Hamas dont les dirigeants sont hébergés au Qatar.
Ses rapports avec l’Arabie Saoudite et l’Egypte fluctuent au gré des circonstances (42). La chute des Frères musulmans en Egypte a été un point de discorde entre le Qatar qui a soutenu Morsi et ses partisans, d’un côté, et l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes et le pouvoir militaire en Egypte, de l’autre côté. Le rapprochement du président américain Barack Obama avec l’Iran, dont le Qatar a été partie prenante, a beaucoup dérangé les pétromonarchies du Golfe qui étaient engluées dans la guerre au Yémen.
La venue du nouvel locataire de la Maison-Blanche, Donald Trump, a été perçue comme une opportunité à ne pas rater pour l’Arabie Saoudite et ses alliés afin de régler leurs comptes (43), et imposer un embargo au trublion «petit frère». Les Frères musulmans que le Qatar a soutenus et sponsorisés durant toutes les péripéties du «Printemps arabe» ne sont pas en odeur de sainteté dans les pays arabes en rupture avec ce pays. Ils lui reprochent, entre autres, de soutenir le terrorisme, de développer des relations avec leur ennemi commun : l’Iran, et d’atteinte à la stabilité des pays du CCG. D’après plusieurs sources qataries, cette offensive a été précédée par un actif lobbying émirati dont l’ambassadeur de ce pays a été derrière (soit treize articles ont été publiés sur le Qatar en plus d’un colloque organisé aux Etats-Unis dont l’objet d’étude portait sur ce pays incriminé).
En fait, une lutte pour un leadership a commencé depuis longtemps (44), l’Arabie Saoudite s’est inscrit depuis longtemps dans un processus de déradicalisation qui consiste à réduire la capacité de nuisance des salafistes en les intégrant dans le jeu politique par l’allégeance et l’obéissance au souverain. Ce «grand frère» doit se rapprocher des Etats-Unis sous Trump pour se prémunir des sanctions contenues dans la loi américaine «JASTA» (Justice Against Sponsors of Terrorism Act) qui autorise les familles victimes du 11 Septembre 2001 à poursuivre le royaume wahhabite, loi approuvée par le Sénat américain le 17 mai 2016 et votée par le Congrès le 29 septembre 2016. Le nombre de ressortissants saoudiens impliqués dans les attentats contre les tours jumelles à New York, qui dépasse la dizaine, fait craindre le pire aux Saoudiens.
En effet, la lutte contre le terrorisme (terme polysémique au Moyen-Orient, aux Etats Unis et en Israël, il englobe en même temps les organisations telles que Daech, Hezbollah libanais, le Hamas palestinien et d’autres Etats qui soutiennent ce mouvement implanté à Ghaza comme l’Iran…) génère beaucoup de confusions et est utilisée par certains Etats pour régler des comptes politiques à d’autres Etats et ou à des organisations ou mouvements politiques. Enfin, la région du Moyen-Orient est très importante pour les Etats-Unis qui ont besoin d’y être présents afin de garantir la sécurité d’Israël et d’avoir main basse sur les champs des hydrocarbures. A cet égard, «leur influence sur l’Arabie Saoudite et le Qatar est considérable. Les Américains jouent d’ailleurs sur la rivalité entre les deux pays en misant sur une stratégie bien connue : “Diviser pour mieux régner”.» (45)
De par son activisme international, le Qatar dérange, à plus d’un titre, ses voisins, en premier l’Arabie Saoudite qui lui reproche plusieurs griefs dont celui de faire cavalier seul. En effet, et bien avant la crise actuelle, les brouilles entre les deux régimes wahhabites sont depuis longtemps légion (accrochage armé aux frontières en 1992, graves tensions après la destitution de l’émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani par son fils, en 1995, en 2002 Riyad a rappelé son ambassadeur à cause d’une émission de la chaîne qatarie Al-Jazeera consacrée au fondateur de l’Arabie, le roi Ibn Saoud, la reprise des relations n’a été effective qu’en 2008, également retrait de l’ambassadeur saoudien en 2014).
Il faut reconnaître que les accusations de financement du terrorisme contre le Qatar s’inscrit dans la guerre d’influence et d’hégémonie régionale que se disputent depuis longtemps les deux Etats, et dont l’Arabie Saoudite veut en avoir la main basse et avoir le dernier mot au sein du CCG, ce que refuse le Qatar, ce qui est explicité par médias interposés «Al-Jazeera (qatarienne) et Al-Arabiya (saoudienne) symbolise cette confrontation âpre entre les deux pays du Golfe» (46). Quant à l’opposition syrienne, chacun des deux pays cherche à la garder sous son influence, le Qatar soutenant les Frères musulmans, tandis que l’Arabie Saoudite soutient les groupes salafistes de cette même opposition, et chaque groupe armé œuvre à l’affaiblissement de l’autre groupe et, par ricochet, affaiblir son sponsor.
Quant à l’accusation de soutien et de sponsor du terrorisme, le Qatar réfute cette accusation et mène une campagne médiatique et diplomatique et même académique pour s’en démarquer. Et apparemment, la diplomatie du Qatar s’achemine vers de nouveaux compromis avec ses voisins immédiats et l’Egypte ; par contre, ces derniers sont conscients qu’une autre escalade dans la région leur portera préjudice et affaiblira leurs économies. Une guerre signifierait un embrasement général dans cette contrée, surtout après l’envoi de milliers de militaires par la Turquie et du Pakistan en terre qatarie, et l’intention iranienne d’apporter un soutien logistique au «petit poucet» abandonné par ses grands frères. Ce qui est sûr, rien ne se fera sans les Américains qui possèdent une grande base américaine au Qatar.
M. D.
Professeur à l’université Ahmed-Benbella, Oran 1
(Fin)
Références
33- Idem
34- Qatar : Youssef Al-Qaradawi l’indésirable – JeuneAfrique.com http://www.jeuneafrique.com/134539/politique/qatar-youssef-al-qaradawi-l-ind-sirable/
35- http://www.dohainstitute.org/researcher/5f681152-8da7-4b6c-ad99-9f192e1a68f5
36- Azmi Bechara- Middle East Watch http://www.middleeastwatch.net
37- Azmi Bechara. http://almnatiq.net/421750/
38- https://arabic.cnn.com/middleeast/2014/03/10/dahi-khalfan-azmi-beshar
39- https://www.youtube.com/watch?v=MaL6R5-3KaQ
40- Jean-Sylvestre MONGRENIER : Chercheur associé à l’Institut Thomas More. La politique étrangère du Qatar :de l’intermédiation à l’engagement
41- Idem.
42- Voir l’article : Que faire d’Al-Jazeera ?, par Mohammed El-Oifi (Le Monde … https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/EL_OIFI/20968
43- http://palestinianpundit.blogspot.com/2017/06/blog-post_17.html
44- Idem.
45- https://www.challenges.fr/economie/le-qatar-valet-des-americains-ou-club-med-des-terroristes_33875
46- Le Qatar, « valet des Américains » ou « club Med des terroristes … https://www.challenges.fr/economie/le-qatar-valet-des-americains-ou-club-med-des-terroristes_33875
Comment (7)