Contribution – De l’insoumission de l’élite émergera la figure de l’intellectuel
Par Youcef Benzatat – Le concept d’élite est un concept très vaste qui désigne les personnalités les plus compétentes dans tous les domaines qui structurent la société et lui donnent une forme organique homogène. Ce sont, en effet, l’ensemble des personnes qui occupent des places au sommet des hiérarchies dans leurs domaines respectifs. C’est pourquoi on peut parler d’élite médicale, sportive, universitaire, etc. où il s’agit de hauts cadres qui occupent des fonctions dans l’administrations et les institutions qui structurent l’Etat et dans les entreprises publiques, ainsi que dans les corporations indépendantes de l’Etat, qui ont leur propre élite et qui sont partie intégrante de l’élite de la nation. Parmi celles-ci on distingue les écrivains, les journalistes, les artistes et toute organisation ou association de la société civile autonome investie dans un domaine particulier, telle que la défense des droits de l’Homme, des droits de la femme, des droits de l’enfant, des travailleurs, des chômeurs, l’écologie, la lutte contre la corruption, etc.
De ce fait, l’élite s’exprime généralement à partir de son domaine de compétence et sur les problèmes liés à son champ d’action. Ce n’est qu’à partir du moment où cette élite franchit les limites de son champ de compétence et intervient sur les nœuds des principaux problèmes que rencontre la société que va s’opérer son changement de statut, en passant de simple élite au statut d’intellectuel. C’est donc à partir de cette élite qu’émerge généralement la figure de l’intellectuel par une insoumission à son champ d’action prédéterminé. Ainsi, l’intellectuel apparaît dans la société comme un insoumis à l’ordre qui le conditionne et qui conditionne par là même sa société. L’insoumission de l’élite est une condition essentielle pour l’émergence de la figure de l’intellectuel.
En franchissant les limites de son champ d’action prédéterminé, l’élite devient observatrice privilégiée de sa société et de ses problèmes et s’efforce d’agir aussi bien par la prise de parole publique que par l’action militante sur ses blocages et ses impasses afin de la faire avancer vers plus d’harmonie, de liberté, de justice, d’émancipation, de progrès, de modernité et de démocratie. Son statut bascule vers celui d’intellectuel et devient éveilleur de conscience et dont le discours se cristallise en référent, telle une lumière qui balise les chemins obscurs de ses contemporains.
Depuis 1962 et le tournant de l’indépendance nationale, l’Algérie n’a pas vu l’émergence d’une telle figure d’intellectuel, capable d’engagement pragmatique et assumant une responsabilité altruiste au profit d’une Algérie débarrassée de ses démons identitaires, religieux, politiques, patriarcaux et toutes sortes de problèmes qui ont fait surface avec l’avènement du recouvrement de la souveraineté nationale.
Parmi l’élite qui essaye tant bien que mal d’endosser cette posture d’intellectuel ou que l’on voudrait lui attribuer, dont la qualité d’intellectuel apparaît d’emblée usurpée, notamment Mohamed Harbi, Rachid Boudjedra, Mohamed Benchicou, parmi tant d’autres, elle a du mal à franchir son champ d’action, sans pour autant s’avouer impuissante à franchir ce pas. Chacun se contentant d’assumer son statut d’élite dans son domaine de prédilection, successivement, historien, écrivain et/ou journaliste-écrivain, sans autre prétention que de penser et d’agir dans le cadre limité par son statut d’élite.
Question identitaire : le maillon faible
Ainsi, Mohamed Harbi soutient que le système du pouvoir algérien n’est pas une dictature militaire, il est seulement un régime autoritaire. A se demander qu’est-ce qu’un régime qui n’est pas une dictature, donc une démocratie, à défaut d’être une monarchie, mais autoritaire. Le régime algérien serait donc une démocratie autoritaire. Par ailleurs, il considère que les militaires partent tôt à la retraite et se convertissent en agents administratifs, occultant le fait que ces derniers se convertissent beaucoup plus dans les affaires à partir du noyautage de l’administration pour en garder le monopole. Occultant de fait que ce parti pris serait la volonté des militaires de prendre en otage l’administration !
Par ailleurs, sa réponse à la question identitaire consacre l’aspect multiculturel et multiethnique de la société comme solution dont l’aboutissement est une société ghettoïsée où les frontières entre ethnies diverses s’érigent plutôt en barrières, en murs et où la question de la nation redevient problématique car se fondant sur l’hétérogénéité et non pas sur l’homogénéité d’une société transculturelle et métissée. C’est cela même le déficit de l’analyse de Mohamed Harbi qui est resté cloisonné dans les théories culturalistes des années 1970. Alors que l’Algérie a besoin d’une conception de l’identité où toutes les Algériennes et tous les Algériens puissent se reconnaître. Une identité qui prend en compte les métissages et les populations qui sont généralement évacués de l’analyse tels que les populations noires qui peuplent le Sud algérien et les métissages millénaires issus des diverses populations qui ont été amenés à s’installer sur le territoire national, pour une raison ou une autre !
Cette réponse à la question de l’identité vient, en effet, étayer sa conception de la «démocratie autoritaire» propre aux structures mentales patriarcales qui caractérise toute forme d’autoritarisme et de totalitarisme politique. Le père est sacré ! Il n’est pas dictateur, il assume son rôle paternel avec autorité ! Les structures tribale et ethnique doivent demeurer pures et inaltérables par aucune souillure de métissage. Alors que la «langue de la démocratie», qu’il appelle de ses vœux, est une langue universelle et fait partie de la forme d’organisation politique qu’elle suggère et qui se résume en un mot : la souveraineté de l’Etat. Par souveraineté de l’Etat, il faut entendre la séparation de l’Etat de toute intrusion qui n’est pas lui-même, à savoir l’identité, le militaire, la religion, qui ne doivent le contraindre sous aucune façon. Cette langue se résume à la citoyenneté, le suffrage universel, la démocratie sans adjectif, la liberté de conscience et la séparation des pouvoirs, religieux, judiciaire, militaire et financier. C’est une contradiction intenable dans son discours. Une société multiethnique et multiculturelle est incompatible avec la langue de la démocratie qu’il suggère car elle fait subir à l’Etat une aliénation qui l’empêche d’être lui-même et de jouir de sa pleine souveraineté !
Il faut se rappeler que Mohamed Harbi, en tant qu’élite de la corporation des historiens et qui enseignait la théorie des systèmes à l’Université Paris VIII à Saint Denis, les années 1990, est aussi un ancien cadre de l’institution militaire et ancien moudjahed ! C’est cette impuissance, caractérisée de soumission, à critiquer objectivement et pragmatiquement sa corporation d’appartenance, doublement, militaire et historienne, qui constitue l’obstacle objectif à franchir le pas du statut d’élite vers la figure d’intellectuel libéré et engagé au côté du peuple au profit du développement de sa société.
Morceler le territoire national, pervertir la déontologie…
Mohamed Benchicou, doyen de l’élite des journalistes et écrivain, pêche par la même impuissance à franchir ce pas vers la figure de l’intellectuel éclairé et agissant. Ses analyses sur la crise du pouvoir ne sont pas dénuées de fondement mais elles restent brouillées par cette soumission à la corporation et au piège de sa déontologie. Il est communément admis dans le milieu journalistique et dans l’opinion de l’élite, généralement, que le pouvoir est en permanence sujet à guerre des clans et que, depuis l’arrivée de Bouteflika, celle-ci n’est plus cantonnée entre militaires seulement car les civiles y ont pris part et ont constitué une force d’influence avec la puissance de l’argent. Entendre que les civils détiennent un pouvoir de décision qui leur permet d’influencer le choix des gouvernants et l’orientation politique du système de pouvoir.
La dernière guerre que l’on nous rabâche depuis quelque temps, celle qui opposa dans une première bataille le clan de l’état-major associé au clan des civils (la famille Bouteflika et ses alliés parmi les grosses fortunes) contre le DRS, et qui a fini par l’éviction de ce dernier, s’est muée, nous dit-on, en une deuxième bataille entre ces deux clans vainqueurs, autrefois solidaires, où le clan des Bouteflika pourra la gagner contre celui de l’état-major. Notamment grâce aux soutiens des puissances étrangères. Une thèse largement reprise et développée par Mohamed Benchicou. Alors qu’en vérité l’issue de cette deuxième bataille est, comme toutes celles qui l’ont précédée, conditionnée par le consensus des généraux, chefs des six Régions militaires, à basculer pour l’une ou l’autre partie. Or, de coutume, l’union sacrée de l’armée ne permettrait jamais à un clan de civils de prendre le dessus sur l’état-major, ce qui constituerait un préjudice grave à sa propre intégrité. C’est d’ailleurs ce qui fait la force et la pérennité de ce système de pouvoir et sa confiscation permanente du politique. Même s’il advient que ce consensus jetterait son dévolu sur le clan des civils, ce ne sera jamais contre l’état-major en tant qu’institution mais seulement contre la personne conjoncturellement à ce poste, en l’occurrence Gaïd Salah, dont le conflit d’intérêt avec Saïd Bouteflika est arrivé à un point de non-retour, nous dit-on. Dans tous les cas, les militaires s’en sortent toujours vainqueurs. Les analyses partielles des différentes élites nous informent qu’une bataille dans la bataille est enclenchée, cette fois-ci, entre Ouyahia et Belaïz, candidats de substitution à la non-représentation d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat pour pallier l’éviction de son frère Saïd.
Mais les élites du journalisme sont tenues à se conformer à la déontologie de la corporation et bannir de leur langage la notion de dictature militaire au profit d’un autoritarisme plus flou que la démocratie de façade qui lui sert de faire-valoir. Pour faire croire qu’elles luttent contre le système de pouvoir, mais en vérité elles luttent pour leur survie, avec toutes les compromissions que cela implique, avec cynisme et tartufferie. En donnant à voir qu’elles assument leur devoir critique du pouvoir, tout en prenant le peuple pour des imbéciles.
Sur la question de l’identité, Mohamed Benchicou a encore une fois démontré son impuissance à franchir le pas vers l’insoumission, en cédant son journal Le Matin à un groupuscule berbériste qui en a fait une vitrine de propagande pour le mouvement séparatiste kabyle. Contribuant de la sorte à la compromission de l’édification d’une nation dans laquelle tout Algérien et toute Algérienne serait représenté, quelles que soient ses origines, ethniques et culturelles. Privilégiant le morcellement du territoire national et la séparation ethnique de la population. De ce fait, il n’a pas seulement failli à sa responsabilité d’élite de la nation ; pire, il a même transgressé la déontologie de sa corporation en la pervertissant.
Rachid Boudjedra, doyen des écrivains et ancien moudjahid, malgré sa prolifique et audacieuse production littéraire, est complètement absent du débat politique et va jusqu’à faire allégeance au pouvoir dans ses déclarations, sans émettre la moindre réserve sur la confiscation du politique publiquement, ni agir sur les terrains des luttes pour les libertés et la démocratie. Il ira jusqu’à pervertir la réalité, en accusant la population de submerger la société d’islamisme, alors que c’est plutôt le pouvoir qui l’inonde avec ! La plus grande escroquerie des élites qui squattent le déficit d’intellectuels dans notre société depuis l’indépendance nationale fut le jour où ils ont manifesté devant le siège de l’Arav en soutien à Rachid Boudjedra dans l’affaire de la caméra cachée d’Ennahar TV, en s’autoproclamant intellectuels par les médias qui les représentent dans des configurations claniques.
Il n’y aura pas de changement ni de transition démocratique si les élites ne se décident pas à déserter leurs corporations et leurs corps d’aliénation par l’insoumission et l’engagement dans les luttes politiques et l’affrontement dans le débat de société.
Y. B.
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