Une guerre contre les civils n’est pas une guerre civile
Par Bachir Dahak – Dans son article paru dans Le Monde diplomatique d’août 2017, Pierre Daum parle, sans honte et sans scrupule, de «la guerre civile algérienne» comme si, pendant toute la période incriminée, deux ou des groupes sociaux ou ethniques nettement différenciés, territorialement identifiés, s’étaient affrontés massivement, à l’instar de ce qui a pu se produire au Burundi, en ex-Yougoslavie, au Liban, en Angola, en Espagne, en Côte d’Ivoire, en Colombie, au Sri Lanka, au Sierra Leone ou en Somalie.
Il n’est pas le premier à faire preuve de paresse intellectuelle en désignant par guerre civile des évènements, certes très graves, qui ne ressemblent en rien aux contours des guerres civiles que l’histoire récente ou plus ancienne retient. On se souvient tous du travail de Luis Martinez qui a mis cette thèse sur le marché des idées en confondant catégories historiques et figures symboliques et en insistant lourdement sur le nouvel imaginaire des Algériens et leurs «frontières intérieures».
Je ne sais ce que Pierre Daum a lu, ni ce qu’il croit avoir vu mais aucun Algérien honnête ne se reconnaît dans la formule de «guerre civile» qui renvoie ipso facto à des affrontements armés entre deux camps, des oppositions durables entre des territoires militairement occupés par l’un ou l’autre, par des milices ou des groupes armés originaires d’une région déterminée venant agresser ou contenir des groupes armés ou des milices d’une autre région.
Dans sa préface au livre de Liess Boukra, Algérie la terreur sacrée, Hervé Bourges évoque un «long épisode de violence civile qui semblait n’avoir ni origine déterminée ni enjeu clairement lisible». La guerre civile est incontestable lorsque deux ethnies ou deux groupes religieux s’affrontent durablement dans un contexte d’affaiblissement notable ou de quasi-déliquescence des autorités centrales du pays.
Il n’ y a pas besoin d’être grand reporter pour comprendre que les affrontements qui ont déchiré les Croates et les Serbes ou les Hutus et les Tutsis n’ont jamais eu d’équivalent en Algérie durant la période terrible des années 1990.
A aucun moment, au cours de cette décennie monstrueuse, des Algériens de telle région d’Algérie n’ont attaqué ou agressé d’autres Algériens d’une autre région d’Algérie. A aucun moment, durant cette période, l’Etat algérien n’a donné l’impression de chanceler ou de disparaître.
Admettons que l’on retienne l’idée qu’une guerre civile a bien eu lieu en Algérie durant les années 1990, comment expliquer alors que des élections présidentielle, législatives et locales aient pu se dérouler pendant la même période sans le moindre incident notable ? Connaissez-vous beaucoup de pays, ravagés par une guerre civile mais qui arrivent, malgré cela, à organiser sereinement plusieurs opérations électorales sans heurt ?
Comment un journaliste aussi expérimenté s’est-il laissé aller à de telles facilités de langage sans peser le poids incommensurable de l’insulte qui est ainsi proférée à un peuple qui a prouvé sa lucidité, en désignant très clairement son véritable ennemi, à savoir l’islamisme politique et ses chefs mais également tous ceux qui ont agi en coulisses, y compris au cœur de l’Etat, pour l’instrumentaliser et empêcher par tous les moyens la prolongation d’une société démocratique capable de restaurer la force du droit, réhabiliter l’éthique, replacer les citoyens au cœur des débats publics et, enfin, combattre la corruption et le pillage des ressources nationales ?
Pierre Daum devrait savoir que la société algérienne a résisté héroïquement à toutes les tentatives visant à créer en son sein les germes de la division ethnique ou religieuse, que ces tentatives soient venues des islamistes (et partant de tous leurs parrains du Golfe ou du Moyen-Orient) ou qu’elles soient venues de différents cercles du pouvoir, militaires et civils, dont la rapacité à transformer les rentes publiques en rentes privées a curieusement redoublé de férocité pendant cette même période de terrorisme organisé qu’il convient d’appeler «une guerre contre les civils».
Voilà comment un historien averti, Omar Carlier, décrit cette triste période : «Cette guerre intérieure (…) reste une guerre spécifiquement algérienne. Une guerre entre Algériens et, surtout, entre certains Algériens. Une guerre dépourvue (…) de la netteté terrible des guerres civiles où, comme en Espagne ou en Grèce, s’affrontent deux camps (…)»
Et si je préfère très nettement l’expression de «guerre contre les civils» à celle fallacieuse et outrancière de guerre civile utilisée dans cet article, c’est parce qu’en fin de compte je ne veux pas accepter de croire qu’une instrumentalisation diabolique de l’islamisme à connotation mafieuse par des officines officielles ou semi-officielles puisse encore servir aux ennemis du peuple algérien pour lui imputer une guerre civile qu’il n’a ni souhaitée, ni enfantée, ni entretenue mais, surtout, dont il est bien le seul à en avoir été la victime.
Une investigation honnête sur cette période devrait nous faire comprendre pourquoi et comment un terrorisme «sous contrôle» a permis, d’une part, de mettre fin à l’ère démocratique ouverte par les événements d’Octobre 1988, en programmant la mort de l’intelligence et, d’autre part, d’organiser le transfert massif de rentes publiques vers des rentes privées, finissant par enfanter nos oligarques, symboles obscènes d’un libéralisme sans nom et sans règles.
B. D.
Militant associatif en France
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