Dernier opus de Kamel Daoud : le navire offrant la vie à des naufragés sans île de salut

kamel cœur
Le dernier roman de Kamel Daoud. D. R.

Par Arezki Hatem – «Tu écris ce que tu vois et ce que tu écoutes avec de toutes petites lettres serrées, serrées comme des fourmis, et qui vont de ton cœur à ta droite d’honneur». (Dassine Oult Yemma, musicienne et poétesse targuie du début du XXe siècle).

L’écriture est une découverte fabuleuse pour ceux qui sont enfermés dans des destins d’airain, dans des géographies encaissées entre un désert soufflant ses vents à la hargne des cerbères poussant des innocents dans les géhennes du néant, un vide plus atroce que les flammes de l’enfer car consumant sournoisement les corps, les âmes, en leur ôtant la vie par de petites couches de peau, les martyrisant ainsi jusqu’à l’os. Jusqu’à la dernière goûte de leur moelle.

Mais l’écriture n’est-elle pas la sœur jumelle de la lecture, le deuxième tranchant d’une arme en proie à deux ennemis ? La réponse est oui, une affirmation sans nuances, claire comme le premier vagissement d’un nouveau-né, audible même par les ouïes des sourds, car capable de briser les murs des silences et les surdités des destins. Nombreux sont les silences aux voix terrées dans  les gouffres de la peur, extraordinaires sont les surdités qui refusent à écouter le verbe de la vérité, lui préférant les chants de la fatalité, une mort par anticipation.

Le corps 

«Dehors, la lune est un chien qui hurle, tordu de douleur. La nuit est à son faîte obscur, imposant d’immenses espaces inconnus au petit village. Quelqu’un [actionne] violemment le loquet de la vieille porte et d’autres chiens répondent. Je ne sais pas quoi faire ni s’il faut arrêter. La respiration encombrée du vieux rapproche les angles et oppresse les lieux. Je tente une diversion mentale en regardant ailleurs. Sur les murs de la chambre, entre l’armoire et la photo de La Mecque, la vieille peinture écaillée dessine des continents. Des mers sèches et perforées. Des oueds secs vus du ciel “Noun ! Et le calame et ce qu’ils écrivent”, dit le Livre sacré dans ma tête. Mais cela ne sert à rien. Le vieux n’a plus de corps, seulement un vêtement. Il va mourir parce qu’il n’a plus de pages dans le cahier de sa vie.»

On saisit le roman de Kamel Daoud par ce premier empan d’un habit tissé avec une longue procession de mots, des mots qui s’écrivent à contre-courant du consacré destin de la population de son village Aboukir, une terre où la mort suit son cycle naturel, avec des irruptions précoces, emportant de jeunes  hommes et femmes à la fleur de l’âge, de nouveau-nés à peine commençant à téter les seins de leur mère, de nouvelles mariées trébuchant sur le premier sentier de leur vie, pourtant prometteur de fécondité et de prospérité. Mais la mort n’a pas d’heure. Elle est imprévisible. Elle a un goût invétéré pour la surprise. Parfois douce, parfois violente, mais elle sème toujours sur son chemin les psaumes du dernier adieu, chanté par de tristes voix, hâtives dans leurs épanchements, comme une volonté tenace d’en finir vite pour que l’oubli puisse guérir les plaies.

Mais Zabor, l’enfant de Hadj Brahim, le grand notable du village Aboukir, le boucher respecté pour son argent, sa richesse, sa puissance et ses offrandes, n’est pas un enfant comme les autres ; il est l’enfant d’une femme répudiée dont elle ne garde aucun souvenir, car morte à son jeune âge. Un enfant chassé par un père, fait exilé en compagnie de sa tante paternelle Hadjer (personnage central dans le roman de Kamel Daoud, bien que dépourvu de voix directe, elle reste une sorte de gué entre Zabor et les autres, une protectrice téméraire dans sa défense), son grand-père aphasique, dans la maison d’en bas, loin des regards et des oreilles de la population villageoise, dont la curiosité ronge les murs, comme des termites rongeant les troncs d’arbres aux troncs pourtant insoupçonnables.

La langue 

L’enfant banni par le père, par les demi-frères, la belle-mère, est sommairement habillé par la nature, un garçon créé dans la hâte, dans la précipitation, comme un improbable éventail qui ne ferait peur ne serait-ce à un chat sauvage, dans son passage diurne. Mais Zabor cet enfant fétiche, fragile, silencieux, solitaire, noctambule, est drapé par un extraordinaire don, comme celui que Dieu accorde à ses prophètes, le don de réaliser des miracles. Mais les psaumes de Zabor, les chants sans oraisons, que sa main hâtive exerce à écrire sur d’innombrables cahiers, sont une bravade à la loi devine, au destin écrit des gens : une sorte de duel équitable entre un mortel et un immortel, un duel qui durerait tant que l’encre est abondant.

Zabor sauve des vies, prolonge les souffles, atténue les souffrances, efface même les destins, mais n’a pas pu sauver la vie de son père, mort le jour d’un siroco puissant, langue du malin rendant la main tremblante et les mots désordonnés. Le don a échoué comme un navire qui échoue sur un improbable rivage, sur une île habitée par des mangeurs de chair humaine et d’acier. Ainsi fut la lutte de Zabor pour sauver la vie de Hadj Brahim, son père, un violent échouage sur une île rocheuse. Une irréversible brisure.

L’extase 

L’extase est le summum du désir. De tout désir. Zabor sut que la mort de son père et son incapacité de le sauver, de prolonger sa vie, de lui lire son dernier inachevé cahier, est un rire sarcastique de la mort,  un message subliminal pour l’enfant fabuleux : la mort l’emporte toujours, à la fin, sur les subterfuges de la vie. «La mort, qui avait écouté Zabor avec plaisir, se dit en elle-même : « J’attendrai jusqu’à demain, je le ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte. »»

A. H.

Comment (9)

    Abou Mrang
    6 novembre 2017 - 12 h 08 min

    Je ne sais pas si certains d’entre vous connaissent l’histoire de cette amoureux de Loundja . Loundja n.Teryèle , l’ogresse.
    Un jour son amoureux l’enleva et ensemble ils fuirent sa mère. Un oiseau, thavouzegrayèzth, les suivait et effaçait les traces de leurs pas. KD c’est tout ça à la fois .
    Les 2 romans de KD sont ainsi, du baume , un soupir, plein de regrets et de compassion qui marque un profond désagrément. Il me donne l’impression d’écrire de sa salle d’éveil après un coma postopératoire. Le purgatoire mais d’après, ba3d el hissab !

    Un jour sans doute KD sortira de son émerveillement et arrêtera de regarder à l’horizon son passé avec des yeux de Shéhérazade. Ce jour il sortira de sa catharsis et finira d’écrire des complaintes. il ira à OK Corral et écrira des « j’irai cracher sur vos tombes ». Un jour peut-être.
    En attendant , il écrit bien, certes, il écrit très bien , trop bien même, et c’est là qu’est tout le problème.

    Mais il ne faut même pas en rêver. Même Sansal s’y est essayé, il n’a réussi qu’à placer des gratouilles.
    KD à l’ambition de déconstruire pierre par pierre ( Meursault contre-enquête) la langue française pour la reconstruire à l’orientale : zigourates apparentes arcades et arabesques . Il n’attaque pas de front, mais à revers, par là ou elle pèche, par l’exotisme. Normal : elharbou khida3a.

    “Jevded ar3oud seg3.ggenni lehwa duvruri, aken atschoubled levhar yetsène ».

    Une symphonie lyrique c’est bon pour bercer , pour dire c’est une tempête qu’’il faut !
    Bercer ou réveiller , il faut savoir.

    Rayes Al Bahriya
    6 novembre 2017 - 8 h 37 min

    La mort qui offre un état de grâce à la vie. !!!

    Que c’est grandissime cette œuvre.

    Bravo KAMAL DAOUD….

    ON T’ADORE….

    Tu est L honneur et la gloire …. par la profondeur
    De tes idées….

    MERCI…

    Karamazov
    5 novembre 2017 - 19 h 24 min

    Tenez je vous offre deux extraits , les plus malins d’entre vous devineront de qui ils sont, les autres, les incultes ou ceux qui sont tombés après salate el-istiqa de vendredi dernier pourront méditer sur la vraie littérature .
    Primo « — À Bellevue, monsieur !… à mi-côte ! paroisse de Bellevue !… vous voyez ?… la vallée de la Seine… juste au-dessus de cette usine dans l’île, je suis né pas loin… je me répète… on répète jamais assez pour les durs têtus !… Courbevoie, Seine, Rampe du Pont, y en a que ça emmerde qu’il y a des gens de Courbevoie… l’âge aussi, je répète mon âge… 1894 !… je rabâche ?… je gâtouille ?… j’ai le droit !… tous les gens qui sont de l’autre siècle ont le droit de rabâcher !… et Dieu ! de se plaindre !… de trouver tout tocard et con ! entre autres, je le dirai, toute cette populace, bâfreuse, soifeuse, qu’a de la Bastille plein la gueule et de la Place du Tertre que-veux-tu m’outre !… tous ces gens sont du diable Vauvert !… Périgord ! Balkans ! la Corse !… pas d’ici… vous vîtes la débinette comme moi… où qu’ils cavalaient, sauvequi-peut ? par millions ils retournaient chez eux ! pardi ! et l’Armée avec !… trous de taupes et pâtures !… ma nourrice à moi, à Puteaux, Sentier des Bergères… »

    Secundo « Faucheuse, sa mémoire et la mienne sont reliées comme deux vases : quand l’un se vide, l’autre se remplit. Enfin, la formule n’est pas bonne. Plutôt: quand ma mémoire se vide ou hésite, la mort se montre ferme, retrouve la vue comme un rapace des airs et se permet ces vols en piqué qui dépeuplent le village sous mes yeux. Une question d’équilibre mais aussi, peut-être, l’expression d’une loi que je ne déchiffre pas suffisamment. Du coup, quand je me souviens avec netteté et que j’utilise les bons mots, la mort redevient aveugle et tourne en rond dans le ciel, puis s’éloigne. Elle tue alors un animal dans le village, s’acharne sur un arbre jusqu’à l’os ou va ramasser des insectes dans les champs alentour, à l’est, pour les croquer en attendant de recouvrer la vue. J’adore la décrire ainsi égarée. Et confirmer du même coup mon don et son utilité. »

    Qui des deux écrit le mieux , que t’en semble lecteur ? le chikh est aussi concerné.

    Bourget
    5 novembre 2017 - 18 h 55 min

    Je suis surpris de voir ce site que j apprecie faire les louanges d un neo harki, un ami de BHL qui hait les Arabes lew Musulmans les Palestiniens… Il faut le lire pour le croire.

    Abou Mrang
    5 novembre 2017 - 15 h 10 min

    Mister karamazov,
    Vous ne seriez pas en train de dire que KD écrit la langue française avec des arabesques par hasard ?
    Non non et non ! Confondre KD avec Madeleine Scudéry est révoltant ! Si c’était au moins avec Joachim du Bellay ou avec Homère on aurait laissé passer.
    KD est en train de ringardiser la légende des siècles, Mossieur Karamazov ! Il faut être frigide comme une planche pour ne pas se laisser prendre par l’érotisme de l’écriture kadouesque.
    Non mais ! Tout le monde ne peut pas être Céline pardi !

      Karamazov
      5 novembre 2017 - 15 h 33 min

      Lla, ya Cheikh Abou Mrang.
      Je voulais dire que KD fait, dans un striptease aguichant, un calumet à la langue française !!!

    Mello
    5 novembre 2017 - 14 h 51 min

    Kamel Daoud ne s’interresse pas a qu’il voit, c’est a dire le physique ou le materiel. Kamel voit ce qu’il ressent, devine l’ombre de cette vie qui colle a chacun de nous, cette vie qui nous prend au gre du destin. Je rapelle que Daoud a ete , maintes fois, prime pour ses oeuvres en langue de Moliere. Il joue sur ce terrain terriblement reserve a toutes ces sommites d’outre-mediterrannee, avec une aisance remarquable et un don venu du ciel, lui le fils de cette contree, commune de Mesra, non loin de Mostaganem. S’il n’ecrit pas en arabe, dit il, c’est parce que cette langue est piegee par le sacré, par des ideologies dominantes et a ete trop POLITISEE. Sacre Kamel qui a mis le doigt dans le mille, lui l’Algerien de MESRA.

    Karamazov
    5 novembre 2017 - 13 h 52 min

    Succulent , à déguster avec modération cette sérénade pour KD ! Moi je n’ai ni encens ni cirage que je puisse rajouter à cette aubade mais que du savon.
    C’est pour cette raison que je disais que KD n’est pas à mettre dans le même sac que Sansal, excepté pour les exorcistes bien entendu. Chez KD on se laisse entrainer par le lyrisme de la poésie, ou par la poésie du lyrisme. En vérité chez KD les mots n’ont pas besoin de raconter une histoire c’est de la poésie pure, en prose bien entendu.
    Cela ne trahit-il pas une influence littéraire orientale (les milles et une nuits, les lettres persanes, 3antar wa 3abla) ?
    Zabor et Meursault contre-enquête sont des enchainements de sentiments ou de ressentiments épurés : Saaaaa-iiiimtou …. taratataaaaaatemtemtemtem!!! Une litanie symphonique comme dans la neuvième de Beethoven.
    Alors que chez KD les mots sont roqyés et rincés jusqu’à l’épuisement par le peaufinement et oblige presque aux ablutions pour se lire : des écrins rutilants mais vides en vérité, Sansal n’en fait pas autant, il nous dispense de la musique berçante qui titille les sens et il ne s’embarrasse pas de tant de packaging.
    Si donc chez Sansal les chats sont des chats de gouttière qui font Miiiiii3oooo, comme chez nous, chez KD ils sont reconditionnés : Persan, shorthair ou angora qui n’ont pas besoin de miauler pour être suffisants.
    KD s’enfonce naïvement dans la préciosité et l’emberlificotement et en fait un max pour la ramener, comme Naomi Cambell (mon fantasme) dans un défilé de Lagerfeld ou Versace. Chute de mots et de reins se confondent dans ma tête quand je le lis, dans un majestueux éboulement et… j’arrête sinon….

    Anonyme
    5 novembre 2017 - 8 h 51 min

    K.Daoud est un grand écrivain pétrie de talents digne des grand fils de l’Algérie tel K.Yacine , A.Camus, M.Dib …

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