De la «démocratie» islamiste à la «démocratie» berbériste
Par Youcef Benzatat – Nos errances se poursuivent et se répètent aveuglement sans en prendre conscience et sans que nous puissions réagir pour y mettre un terme. Les décennies 1980 et 1990 nous ont plongés dans l’obscurantisme du tout Coran et du tout Charia. La religion fut revendiquée en tant que religion et Etat (dine et dawla). Rien n’était concevable au-delà de cette injonction. Ni société, ni politique, ni culture, ni éducation, ni langue autre que celle du Coran n’étaient envisageables au-delà du champ religieux.
Les décennies 2000 et 2010 nous ramènent encore une fois vers une autre forme d’errance où l’identité se substitue à la religion et prend le relais d’une nouvelle injonction, en se concevant à son tour comme un tout, au-delà de laquelle rien n’est envisageable. Les mêmes rituels religieux d’autrefois semblent se répéter à l’identique avec la montée cette fois du phénomène identitaire.
Enseignement parallèle, manifestations de rue, organisations politiques et associatives radicales, prêches et déclarations pompeuses sont le lot commun de la manifestation de ces errances dangereuses, aussi bien pour la paix civile que pour l’édification du vivre ensemble sur la base d’une citoyenneté universalisable. Celle qui est désaliénée de tout adjectif qui lui est étranger, notamment religieux et identitaire. Comme du reste la démocratie qui devrait la structurer.
On venait à peine d’en finir avec l’aberration de la démocratie islamiste qu’une nouvelle forme d’aberration, la démocratie berbériste, tente de se dresser sur le chemin de la construction d’un champ politique démocratique et moderne, seul capable de nous projeter dans la contemporanéité du monde, où la citoyenneté se définit plutôt en termes de libertés individuelles, libertés politiques, libertés de conscience, libertés religieuses, libertés sexuelles, plutôt que d’être aliénée dans le religieux ou dans l’identitaire. Cette expression de démocratie berbériste connaît à son tour une irruption bruyante dans le champ sémantique politique, depuis que les théoriciens identitaires l’ont introduite sous l’identification d’un lieu commun, l’ijmaâ (consensus), et elle est en train de faire son petit chemin sournois dans le champ politique, comme l’avait fait auparavant la démocratie islamiste.
C’est ainsi qu’un groupe de militants de la cause identitaire vient d’emprunter le même chemin des militants religieux d’autrefois, en produisant une déclaration pompeuse, à l’identique dans la forme et dans ses termes politiques : «Tamazight dans toutes ses dimensions demeure et demeurera une cause commune, sans laquelle la grande famille Algérie ne peut se rassembler et s’unifier pour un destin commun et un avenir meilleur. Dans ce sens, il est important de rappeler à tout un chacun que le combat pour tamazight est intimement lié aux combats pour le pluralisme, la démocratie, les libertés et les droits humains. Tamazight n’est pas seulement une revendication identitaire et linguistique mais elle est également une revendication politique et démocratique… »
Ces mouvements religieux et identitaire se caractérisent essentiellement par l’intolérance, la construction idéologique totalitaire et la violence. Ils sont généralement imperméables au débat et ne sont capables d’opposer comme arguments que l’invective, la diffamation et l’affabulation. Ainsi, pour quiconque qui ne cautionne pas leur dérive est sitôt qualifié de raciste, voire de colonialiste pour les identitaires ou alors d’occidentalisé pour les religieux. Comme s’il y avait un dedans et un dehors dont il est soupçonneux ou sacrilège de franchir les limites. Comme s’ils avaient le monopole sur cet héritage commun, que sont l’identité amazighe et la religion musulmane et qu’ils voudraient ressusciter et figer à leur âge d’or, celui de la Numidie antique de Massinissa et de la civilisation moyenâgeuse. Déniant à la société toute évolution et toute acculturation, jusqu’à sa réduction à une pure expression essentialiste.
Du déni au refoulé, du refoulé au tabou et du tabou à la prise d’otage de l’ouverture vers le monde et le contemporain, vers la modernité et la citoyenneté, vers la démocratie et la liberté. C’est ainsi que la société se trouve piégée par d’innombrables tabous qui obstruent ses horizons. A commencer par le tabou des tabous, qu’aucun intellectuel n’ait pu avoir le courage de l’affronter ouvertement et de médiatiser volontairement sa pensée, l’athéisme en tant que tabou ancré profondément dans l’imaginaire mythologique religieux. Pourtant, en privé, nombre d’intellectuels hypocrites ne se privent pas de s’affirmer en tant que tel. Vient ensuite le tabou du bâtard. Notion attribuée à tout métissage humain, par opposition à la pureté ethnique, un tabou propre aux identitaires. L’avortement, noyau vers lequel convergent tous les blocages vers une libération sexuelle de la société, de la liberté souveraine sur le corps, aussi bien de l’homme que de la femme, à la suppression de la soumission de la consommation du rapport sexuel au contrat de mariage dans un cadre d’hétérosexualité. Un tabou alimenté pour l’essentiel par les structures mentales patriarcales de la société dans son intégralité et le fantasme de virilité qui la soutient. Bien que l’athéisme et la bâtardise de la population soient considérés réciproquement comme les tabous des tabous par les religieux et les identitaires, l’homosexualité est perçue de façon plus déviante encore par l’ensemble de la société.
Nos tabous sont des couvercles qui cachent nos gangrènes les plus puantes. Nos intellectuels qui se disent modernistes se complaisent à critiquer ouvertement la religion, nos structures mentales patriarcales et toute autre forme de conservatisme, mais n’osent pas s’attaquer ouvertement à ces tabous. Combien même s’y attaquer représenterait le véritable combat pour la cause nationale, celui de rétablir le citoyen dans sa liberté individuelle fondamentale, seul garant de toute projection vers l’édification d’une société libre et démocratique, et ce n’est certainement pas dans le repli identitaire et religieux que l’on y parviendra.
Y. B.
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