Une contribution du Dr Arab Kennouche – Quand Alger asphyxie Rabat
Par Dr Arab Kennouche – La présentation tardive des condoléances officielles du royaume chérifien suite au drame de Boufarik en dit long sur l’état des relations entre les deux pays : une profonde défiance ne cesse de grandir entre Alger et Rabat sur fond de fermeture de la frontière terrestre. Contrairement aux apparences d’un contexte médiatique survolté, où Rabat semble damer le pion à chaque pas emboîté par son voisin, c’est bien Alger qui tient le royaume chérifien dans un état d’asphyxie de moins en moins supportable pour le Makhzen. Et le temps joue encore contre Mohammed VI qui connaît actuellement une phase difficile, au plan économique, sur l’ensemble de son territoire : manifestations sporadiques de Jerada jusqu’au Rif, paupérisation extrême dans le bled Sibaâ, le Makhzen ne cesse d’accumuler les échecs d’une ampleur sans précédent depuis la fausse ouverture démocratique du Printemps arabe à la sauce marocaine, jugulée par un embrigadement des islamistes du PJD ramenés dans les rangs, jusqu’aux mouvements de contestations sociales du Hirak.
Il faut ajouter à ce sombre panorama la perspective du redéploiement des islamistes radicaux qui échappent au contrôle de la cour royale et dont les éléments de Daech d’origine marocaine, bien implantés en Europe, risquent aujourd’hui de se retourner contre le royaume. Si l’ampleur de l’opposition au Maroc reste difficilement quantifiable, il n’en demeure pas moins qu’elle ne cesse de grandir sur un terreau économique et social qui dépasse largement les capacités de réaction de la part du pouvoir central. D’où cet empressement à rechercher coûte que coûte l’ouverture de la frontière avec l’Algérie en vue de réduire les tensions intérieures au royaume, en déversant une bonne partie de la misère sociale sur le voisin beaucoup mieux loti.
La stratégie de l’ouverture des frontières
C’est une constante de l’histoire des relations algéro-marocaines, surtout depuis la période moderne, par laquelle on observe des flux migratoires d’origine économique sur tout l’Ouest algérien, et jusqu’à la Mitidja, et par-delà même les plaines d’Annaba. Le peuple marocain ne trouve de débouchés économiques qu’en direction de l’Algérie et la Libye lorsqu’il ne peut accéder à l’Europe. Les crises de Libye, de Syrie, et du Golfe ont réduit d’autant les capacités migratoires des Marocains dont la main-d’œuvre est assez recherchée à l’étranger.
L’Algérie, en fermant sa frontière occidentale, a porté un coup fatal à ce mouvement historique. Le contraire n’étant pas vrai, l’Algérie pouvant largement se passer du Maroc, Alger détient une arme fatale contre Rabat qui souffre le martyre de ne pas pouvoir se délester de générations entières de jeunes Marocains condamnés à l’échec social. La valse des yeux doux faits à Alger pour la réouverture de la frontière a donc connu, ces derniers temps, de nouveaux développements : il n’est pas jusqu’au président Sarkozy, lui-même, venu spécialement de Paris défendre à Dakhla le projet de réouverture d’une frontière comme un avertissement supplémentaire envers Alger implacable sur la question. On aura noté également un ensemble de déclarations d’anciens diplomates devenus lobbyistes comme Lakhdar Brahimi, visant à faire plier Alger sur un dossier sensible d’un point de vue stratégique.
En effet, le Maroc d’aujourd’hui est devenu une véritable poudrière que les médias occidentaux se targuent de présenter comme un havre de paix au Maghreb. Et pour cause, sur le moyen terme, la donne économique est défavorable au royaume chérifien, qui ne peut compter que sur une émigration massive pour engranger les devises qui lui font défaut. Alger tient donc Rabat dans un état d’asphyxie, sachant pertinemment que le Maroc ne pourrait se permettre un conflit, même larvé, avec son voisin tant les forces militaires, économiques, et même politiques à l’échelle du continent lui sont défavorables.
De fait, autant il serait fatal pour l’Algérie d’ouvrir la frontière, autant le Makhzen marocain jouerait avec le feu en suscitant un conflit direct avec l’Algérie. Celui-ci a largement entamé sa légitimité historique des années Hassan II, où le moindre prétexte extérieur servait à l’union forcée du peuple marocain. Or, aujourd’hui, la dissidence marocaine tapie dans l’ombre est beaucoup plus tangible, depuis l’islamisme radical jusqu’aux contestataires démocrates, et aux marches du royaume laissées à l’abandon.
Les généraux marocains ne peuvent donc plus compter sur un peuple désuni face à la mainmise de la famille royale, en accord avec les grandes familles de Fès, sur les richesses du pays. Le risque d’un déchirement interne est si important que le recours à l’Algérie comme souffre-douleur, contre sa volonté, semble inévitable.
L’Algérie superpuissance au Maghreb
Dire que le Maroc est dans un état de confrontation bipolaire avec l’Algérie est donc une vue erronée de l’état des forces géostratégiques actuelles. Non que l’Etat de l’armement algérien lui serait supérieur, mais plutôt parce que l’Algérie dispose d’une profondeur stratégique imparable pour Rabat, et que le Maroc ne pourrait jamais dominer un aussi vaste territoire que celui de l’Algérie. En termes géostratégiques, le Maroc reste un petit état pour un pays comme l’Algérie : c’est cette vision des choses qui avait échappé à un Saddam Hussein, et qui, contre l’avis de ses généraux bien plus avertis, haut de ses seulement 17 millions d’habitants, se lança dans une guerre perdue d’avance contre l’Iran bien plus vaste et peuplé. Autre erreur monumentale à méditer, celle des troupes d’Hitler qui se lancèrent contre la grande Russie.
Néanmoins, Rabat a su, au fil temps, compenser cette donne géographique qui lui est largement défavorable par une politique d’intimidation forcée contre Alger, qui n’a pourtant plus aucun intérêt géostratégique dans cette partie du monde. En d’autres termes, le Maroc essaye chaque jour de pousser Alger à l’erreur en lui octroyant autant de parts de responsabilité dans toutes les crises internes du royaume, qu’elles soient économiques, idéologiques ou purement régionales. Désormais, le Makhzen a tout intérêt à ce que la crise du Sahara Occidental ne se règle pas de sitôt par le droit international, en maintenant un niveau de tension avec Alger qui le force à dépenser toujours plus en armements contre les menaces directes de Rabat, comme celles proférées régulièrement par ses députés loyalistes. Le but n’est pas la confrontation armée mais bien l’affaiblissement, à terme, de l’Algérie.
Le Maroc a donc beau jeu de défier Alger plutôt que de collaborer avec ce pays voisin. Mais le Makhzen sait pertinemment que ce jeu malsain connaît ses limites, qui lui seraient fatales si elles venaient à être dépassées. Comment attirer l’Algérie dans le conflit du Sahara et l’y enfermer sans confrontation directe, voilà le grand art de la politique étrangère marocaine, alors qu’en même temps on l’accuse d’ingérence au profit du Polisario. Le deuxième piège qu’Alger a su éviter jusqu’ici est bien celui de l’ouverture des frontières, qui signifierait la mort clinique de l’économie nationale, et la déstabilisation du territoire avec le lot de menaces terroristes et migratoires que cela comporte.
Malheureusement, l’épisode de la disparition de l’avion militaire de Boufarik s’inscrit de façon indirecte dans ce vaste jeu du royaume chérifien qui a su habilement attirer l’Algérie dans une confrontation symbolique qu’il sait pourtant perdue d’avance. Stratégie de la tension aussi entretenue par autant de puissances extérieures comme la France et Israël, qui ne verraient pas d’un mauvais œil l’avènement d’un conflit entre les deux frères maghrébins.
A. K.
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