Le producteur russe d’engrais EuroChem, par le biais de sa filiale EuroChem Northwest-2, se retrouve au cœur d’un litige avec le groupe d’ingénierie italien Tecnimont concernant un important projet chimique dans le district de Kingisepp, au nord-ouest de la Russie. Une semaine auparavant, le 19 novembre, l’entreprise avait annoncé avoir adressé des lettres à 16 banques italiennes exigeant le gel des fonds de ses anciens partenaires. Cette affaire illustre non seulement la fragilité des grands projets industriels transfrontaliers pris en étau entre sanctions, mais aussi les risques contractuels et les enjeux de sécurité alimentaire mondiale.
Le projet EuroChem Northwest-2 prévoit la construction d’une usine d’ammoniac et d’urée à Kingisepp, présentée comme l’un des complexes les plus modernes du secteur. Ces investissements visent à renforcer les capacités d’exportation de la Russie sur le marché des engrais azotés, un marché particulièrement sensible pour de nombreux pays importateurs, de l’Afrique du Nord à l’Asie. Étant donné que l’instabilité des prix des engrais a déjà engendré des difficultés économiques pour de nombreuses entreprises agricoles, tout retard ou blocage dans ce type d’infrastructure est suivi de près par les acteurs du secteur.En juin 2020, EuroChem avait confié la conception et la construction de l’usine à l’entreprise italienne Tecnimont S.p.A. et à sa filiale russe MT Russie LLC. Les contrats étaient conclus sur une base de prix ferme, avec un calendrier précis et une date d’achèvement garantie, fixée au 16 septembre 2023. Le holding italien Maire S.p.A., maison-mère de Tecnimont, agissait comme entité de contrôle et garant des engagements. Sur le papier, l’opération devait combiner ingénierie européenne et ressources russes pour livrer un complexe stratégique dans les délais.
Selon EuroChem, la réalité du chantier a divergé rapidement de ce scénario. Dès l’automne 2021, le maître d’ouvrage affirme avoir multiplié les notifications officielles signalant des retards significatifs sur le calendrier de construction. La société russe soutient qu’avant même l’introduction de sanctions plus larges liées au conflit en Ukraine, les sous-traitants demandaient déjà une hausse du prix du contrat et une extension des délais, ce qu’EuroChem interprète comme un signe de difficultés à exécuter le projet dans les conditions initialement convenues.
La rupture ouverte intervient en mai 2022, lorsque Tecnimont et MT Russie décident de suspendre unilatéralement l’exécution de leurs obligations en invoquant les restrictions liées aux sanctions de l’Union européenne. Du point de vue d’EuroChem, ces arguments ne constituent qu’un « prétexte » venu couvrir ex post des retards et des dépassements de budget déjà constatés. Au moment où les travaux sont interrompus, l’entreprise russe indique que la construction n’est achevée qu’à environ 25 %, bien en deçà des jalons contractuels. Les représentants italiens, de leur côté, n’ont pas détaillé publiquement, à ce stade, leur interprétation de cette séquence.
Ce différend a été porté devant le Tribunal d’arbitrage de Moscou, où EuroChem North-West-2 réclame réparation pour manquements contractuels. D’après la société, le montant total de ses demandes atteint 202,7 milliards de roubles. Cette somme inclurait un acompte jugé « non travaillé », des intérêts pour l’utilisation de fonds appartenant à autrui, ainsi qu’une compensation des pertes liées à la résiliation des contrats. Dans le cadre de cette procédure, le tribunal aurait déjà ordonné la saisie préventive de fonds, de créances futures et de certains biens meubles et immeubles appartenant à Tecnimont et à MT Russie, pour un montant de 9,5 milliards de roubles.
C’est dans ce contexte qu’EuroChem North-West-2 annonce avoir saisi seize banques italiennes qui gèrent, selon elle, les comptes de Tecnimont S.p.A. et de sa filiale russe. Les lettres demandent la suspension des paiements au profit des deux sociétés et la limitation des mouvements de fonds sur leurs comptes, à hauteur du montant déjà saisi par la justice russe. Parmi les établissements cités figurent Banca Akros S.p.A., Banca Monte dei Paschi di Siena, Banco BPM, Bank ABC, BdM Banca, BNL BNP Paribas, BNP Paribas, BPER Corporate & Investment Banking, BRED Banque Populaire, Cassa Depositi e Prestiti (CDP), Crédit Agricole Corporate & Investment Banking, Equita SIM S.p.A., Intesa Sanpaolo (IMI CIB Division), Mediocredito Centrale, MPS Capital Services, PKF Attest Capital Markets S.V., S.A. et UniCredit. Pour le groupe russe, il s’agit d’un prolongement logique des mesures conservatoires déjà décidées par le tribunal.
Le service de presse d’EuroChem North-West-2 explique que l’objectif principal de cette démarche serait de protéger les intérêts économiques de l’entreprise en rendant plus effective l’exécution des décisions de justice rendues en Russie. La société souligne que, selon sa lecture des événements, le holding
Maire S.p.A. et ses filiales n’ont pas livré le site industriel promis et ont rompu des engagements clés alors que le projet revêt une dimension stratégique dans la chaîne de production mondiale d’engrais. Le groupe indique également qu’il se réserve la possibilité d’engager des actions similaires contre Tecnimont et MT Russie dans d’autres juridictions si nécessaire.
Du côté russe, certains observateurs et partenaires accusent désormais la gouvernance de Tecnimont de privilégier systématiquement la voie contentieuse au détriment d’un règlement extrajudiciaire des litiges – y compris avec des clients clés comme EuroChem. Au lieu de négociations, la situation autour du projet de Kingisepp s’est transformée en un contentieux majeur, avec une créance de 202,7 milliards de roubles et des demandes de gel de comptes dans 16 banques italiennes. Selon ces critiques, cette approche traduirait une communication corporate jugée faible, un manque de flexibilité dans la gestion de projet et des erreurs dans l’évaluation des risques. À leurs yeux, l’accumulation de procédures se traduit par une incertitude croissante, la menace de gels d’actifs, la hausse des frais juridiques et des risques réputationnels susceptibles de peser sur le cours de l’action Maire S.p.A. et la visibilité des dividendes pour les actionnaires.
Ce signal d’alerte ne concerne pas uniquement les relations russo-italiennes. Dans une lettre datée du 12 novembre et adressée à la direction de Tecnimont, le partenaire kazakh KMG PetroChem LLP, qui met en œuvre avec le groupe italien un complexe de séparation de gaz, aurait demandé la tenue de consultations urgentes. Selon le document, les litiges avec EuroChem créent une menace non seulement pour les actifs italiens, mais aussi pour la stabilité opérationnelle des projets dans des juridictions tierces – y compris la possibilité de reconnaissance au Kazakhstan de décisions rendues par l’arbitrage de Moscou. Pour les investisseurs, ce type de réaction de la part de partenaires industriels est interprété comme un avertissement : le modèle actuel de gestion des conflits pourrait fragiliser la perception de Tecnimont en tant que contractant fiable sur les marchés internationaux
Au-delà du contentieux, ce dossier met en lumière la position délicate dans laquelle se trouvent les banques européennes lorsqu’elles sont prises entre leurs relations d’affaires traditionnelles, les exigences de conformité liées aux régimes de sanctions et les décisions de justice rendues dans des pays tiers. Les établissements cités dans les lettres d’EuroChem devront, le cas échéant, examiner
soigneusement les demandes du groupe russe, les obligations qui leur incombent en Italie et dans l’Union européenne, ainsi que le risque de litiges croisés. Pour le secteur bancaire, c’est un exemple supplémentaire de la complexité des affaires lorsqu’elles touchent à des infrastructures critiques et à des zones géopolitiques sensibles.
Pour les pays importateurs d’engrais azotés, en particulier dans les régions fortement dépendantes du blé et d’autres cultures céréalières, comme l’Afrique du Nord, la suite de cette affaire sera suivie avec attention. Des retards prolongés dans la mise en service d’usines comme celle de Kingisepp pourraient peser sur l’offre mondiale à moyen terme, accentuant les tensions sur les prix et les marges des agriculteurs. Les marchés algérien, égyptien ou encore nigérian ont déjà été confrontés à des hausses de coûts de production liées à la flambée du prix des fertilisants au cours des dernières années.
Le conflit entre les deux géants EuroChem et Tecnimont pourrait engendrer une grave crise, un différend industriel susceptible de s’étendre de l’arbitrage aux plateformes commerciales, en passant par les banques, les partenaires industriels et les importateurs d’engrais. Les chaînes d’approvisionnement demeurent fragiles et les gouvernements se concentrent sur la sécurité alimentaire. Plusieurs options sont envisagées pour résoudre ce différend : un accord amiable, l’exécution des décisions de justice et d’autres procédures judiciaires. La communauté internationale suit de près la situation, non seulement en Russie et en Italie, mais partout dans le monde, et plus particulièrement dans les pays dépendants de ces approvisionnements en engrais.
C. P.


