Contribution – Résidence du Sahel ou l’inaliénabilité des biens de l’Etat
Quelques jours avant la promulgation par le président Bouteflika d’un décret interdisant la cession des biens de la Résidence du Sahel, Algeriepatriotique publiait une contribution de Nouredine Benferhat sur l’«inaliénabilité» qui «consiste en l’interdiction de céder tout objet mobilier ou immobilier faisant partie du domaine public». Une inaliénabilité qui concerne justement, entre autres, les biens bâtis par l’Etat à Moretti et au Club des Pins, érigés en résidence sécuritaire pour les hauts fonctionnaires depuis le milieu des années 1990. Nous reproduisons le texte intégralement, tant il est d’actualité.
AP
Par Nouredine Benferhat – Le droit reflète les mœurs. Il ne devient précis et détaillé que lorsqu’il régit des matières considérées par tous comme importantes. Le droit touchant au patrimoine culturel en est encore à ses débuts, comme le concept lui-même l’est dans le monde politique, et totalement ignoré dans l’opinion. Les textes hérités de la colonisation concernent beaucoup plus les immeubles que les objets mobiliers à surveiller et à contrôler. C’est peut-être une chance pour la protection du patrimoine immobilier qu’une législation, une jurisprudence et une doctrine relativement abondante puissent mettre à l’abri cette richesse dont on ne mesure pas l’importance culturelle et historique.
Quand il ne bénéficie pas d’une réglementation particulière, l’objet d’art n’est plus, au regard du droit commun, qu’un mobilier, élément du patrimoine de son propriétaire et il ne peut donc se prêter à tous les actes juridiques concevables.
En s’inspirant des techniques mises en place ailleurs et au raisonnement juridique, il s’agit, en attendant de s’adapter aux règles internationales qui régissent le mouvement et la protection des œuvres d’art, de mettre en place des règles procédurales et des formalités tendant toutes à atteindre des objectifs précis et limités : protéger les monuments historiques, contrôler l’exportation des œuvres d’art. Malgré la rigidité et le légalisme du droit français que l’Algérie a hérité en matière de domanialité publique, il s’avère que les juristes et administrateurs en font une lecture flexible, lui conférant un caractère héréditaire au seul bénéfice d’une catégorie de citoyens.
Cette législation née au début du XIXe siècle en France fait peser de redoutables menaces sur les acquéreurs imprudents de certains objets, et rend caduques toutes dispositions administratives octroyant un bien public. Cette théorie de la domanialité publique interventionniste a reçu un caractère libéral et permissif : cette théorie, si elle s’applique aux biens mobiliers, a été conçue essentiellement pour le patrimoine immobilier. Il est important d’attirer l’attention sur le caractère général du concept de domanialité publique. Il s’applique, en effet, à l’Etat mais aussi aux collectivités locales, wilayas, ainsi qu’aux services autonomes, en l’occurrence les biens cédés aux sociétés nationales à titre de «mise à disposition». C’est-à-dire qu’au regard de la loi tous les biens mobiliers et immobiliers attribués aux personnes et aux sociétés nationales doivent réintégrer le domaine public, leur appropriation est illégale et peut être punie par la loi. Cette théorie de la domanialité publique conduit à l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité des biens, y compris mobiliers.
L’inaliénabilité consiste en l’interdiction de céder tout objet mobilier ou immobilier faisant partie du domaine public. L’imprescriptibilité met l’objet à l’abri des cessions involontaires qui résulteraient d’une possession acquise par quelqu’un après un vol ou une perte. L’administration peut ainsi revendiquer son bien sans limite de temps. La sécurité du domaine public mobilier, si l’on se réfère au droit hérité, est renforcée par une protection pénale spéciale. Il ne reste qu’à traduire ces textes de loi dans la langue nationale pour les faire appliquer avec sévérité par les juges.
Pour protéger les biens du patrimoine, jugés d’importance esthétique ou historique, l’Etat peut recourir à la procédure de classement. Cette procédure est tombée en désuétude par négligence, alors que des lois existent. Elle comporte trois phrases :
La première est celle de la consultation d’une commission supérieure des monuments historiques, scindée en diverses sections spécialisées. Celle qui est compétente en matière d’objets mobiliers donne une large place aux historiens d’art et aux archéologues. La deuxième phase est la prise de contact avec le propriétaire, qu’il soit public ou privé. La troisième est la phase de publicité. La liste des objets classés est tenue à jour par le ministère de la Culture et peut être consultée librement. Il est à noter que les objets classés sont imprescriptibles.
Abus d’autorité
Le nombre de biens indûment cédés ou détournés atteint des proportions remarquables. Certains responsables ont agi comme si le patrimoine leur appartenait, était leur bien propre, se servant et distribuant sans gêne, ni vergogne. Les quelques exemples suivants ne sont que la partie apparente de l’iceberg du vol et du pillage dont a été victime le patrimoine culturel public. Comment imaginer qu’un ex-ministre de l’Intérieur puisse s’emparer d’un palais d’époque ottomane et agrandir son parc en lui adjoignant une partie d’un jardin public, une superbe allée de palmiers qui faisait le charme de ce quartier résidentiel d’El-Biar ? Que sous la pressions d’un Premier ministre, la ville d’Alger ait cédé un joyau de l’architecture turque, pourvu d’un parc immense avec des arbres séculaires, dont certains ont été abattus et des zeilidj décorant les pièces du palais détruits et remplacés par de la faïence, pâle copie de l’ancien ? Que dire aussi de la disparition de certains manuscrits de la Bibliothèque nationale, de certaines toiles de maîtres du Musée national ou des miniatures persanes du Musée d’Oran ?
Défigurée par des actions irréfléchies, une harmonie architecturale et urbanistique pensée par des générations de spécialistes est une autre forme d’atteinte au patrimoine national. A chaque passage d’un wali, c’est un peu plus de lourdeur qui s’installe et de beauté qui disparaît. La Casbah d’Alger et toutes les vieilles médinas d’Alger sont dans un état de décrépitude, et il a fallu que des associations, comme la fondation Casbah, se mobilisent pour que les pouvoirs publics sortent de leur torpeur.
Les étrangers pillent impunément les sites qu’ils visitent, en utilisant de jeunes enfants. Ainsi, sur le site de Madaure, actuellement M’daourouch, près de Souk Ahras, ville de Saint-Augustin, des enfants ont vendu à l’auteur une poignée de pièces romaines, environ une cinquantaine, pour 200 DA. Pièces remises au directeur général des douanes en attirant son attention sur ce phénomène.
La presse étrangère a rapporté que les équipages du rallye Paris-Dakar avaient dérobé durant leur passage en Algérie des ustensiles en terre cuite datant de la préhistoire. En visitant le palais qui jouxte la mosquée Ketchaoua, on peut voir l’innommable : une partie d’une fresque murale en mosaïque représentant une bataille navale couverte de ciment. Voilà comment est traité notre patrimoine !
Des mesures incitatives
Le pillage n’est pas propre à l’Algérie, malheureusement. Toute la zone méditerranéenne, qui a vu naître les plus grandes civilisations, a été victime d’un racket organisé. Les splendeurs des vestiges grecs ou pharaoniques, pour ne citer que ceux-là, présentes dans les musées européens et américains en sont une preuve éloquente.
En édifiant Samarkand, nos ancêtres ont su préserver, des siècles durant, tout l’héritage reçu, ont laissé intactes et entretenu ces merveilles qui se transforment en ruines aujourd’hui.
Des mesures incitatives pour ramener des objets d’art et d’antiquité, ainsi que des œuvres d’importance culturelle devraient être initiées, en les exonérant de droits de douanes, comme cela se fait dans beaucoup de pays. Ces mesures permettront d’enrichir à la fois l’Etat et le patrimoine culturel.
N. B.
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