De la fin de l’intello militant engagé à l’engagement militant du prolo intellectuel (I)

militant intellectuel travailleur manuel
L'intellectuel est rétribué pour lire, écrire ou enseigner. New Press

Par Mesloub Khider – «La vie intellectuelle est à la réalité ce que la géométrie est à l’architecture. Il est d’une stupide folie de vouloir appliquer à sa vie sa méthode de penser, comme il serait antiscientifique de croire qu’il existe des lignes droites.» (Jules Renard)

«Tous les êtres humains pensent. Seuls les intellectuels s’en vantent.» (Philippe Bouvard)

Force est de relever la disparition manifeste des intellectuels engagés dans les luttes sociales et politiques émancipatrices.

Ainsi, l’ère des intellectuels engagés est révolue. A lire tous les historiens officiels, l’histoire des intellectuels engagés aurait débuté avec l’affaire Dreyfus.

Aussi, selon la tendancieuse historiographie sioniste, en 1898, l’Affaire Dreyfus marque l’acte de naissance des intellectuels en France (Dreyfus est un officier français accusé de trahison en raison de ses origines juives).

Par le choix arbitraire et discriminatoire de cette épopée dreyfusarde, l’historiographie servile a décrété d’ignorer et d’occulter tous les engagements politiques des intellectuels de l’époque antérieure, jugés comme des non-événements, ordinairement insignifiants.

Historiquement, durant des années, de nombreux célèbres auteurs ont incarné la figure de l’intellectuel engagé, à l’image d’Albert Camus (à relever que ce dernier, bien que proche du syndicalisme révolutionnaire, ne critique jamais le colonialisme de la France en Algérie).

Certains étaient les compagnons de route du communisme stalinien, longtemps très en vogue (à l’instar de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, tous deux ayant collaboré avec le régime de Vichy avant de soutenir l’URSS et le stalinisme).

D’autres, au service du capital, se sont faits les porte-parole de l’impérialisme occidental sous couvert de défense de la démocratie, à l’exemple de Raymond Aron, conseiller des puissants.

D’aucuns, plus tard, à la faveur du reflux des mouvements sociaux, conjugué à la dépolitisation des intellectuels, se sont recroquevillés dans leur coquille universitaire (Pierre Bourdieu).

Certes, les intellectuels, réformistes ou révolutionnaires, ont toujours voulu conquérir le pouvoir politique, mais pour seulement participer à la gestion de l’appareil d’Etat.

Comme l’a écrit Antonio Gramsci, les classes sociales ne s’appuient pas uniquement sur le pouvoir économique ou la force, mais également sur une dimension intellectuelle.

Certains intellectuels ont donc fréquemment contribué culturellement au développement des mouvements politiques.

«Pour stabiliser son pouvoir sur le long terme, tout groupe dominant a eu besoin d’un dispositif de normes culturelles et juridiques à faire partager par l’ensemble de la société : seul un tel dispositif rend possibles la création et la pérennisation des rapports de production dominants», a écrit Gramsci.

Dans la même période de l’engagement politique de Gramsci, marquée par la puissance des partis ouvriers, à l’ère du bolchevisme triomphant, conformément au programme léniniste, le parti et les intellectuels organiques avaient pour ambition de créer une nouvelle culture pour les travailleurs. Ce précepte léniniste rejoint l’idée d’une élite censée diriger et guider le peuple. La doctrine léniniste accordant la primauté au parti dans la direction du pays a eu ses heures de gloire et surtout de déboires. Cette conception élitiste de l’organisation fondée sur la prééminence du parti sur le syndicat et la classe ouvrière supposément dépourvue de toute conscience de classe a justifié et légitimé toutes les dérives staliniennes, toutes les déviations, les répressions. En un mot : la dictature du parti contre les travailleurs, de l’Etat contre le peuple. Et a également légitimé l’hégémonie de l’intellectuel communiste dans la hiérarchie du parti.

Plus près de nous, dans les décennies 1960/1970, après des années de braise d’extrême politisation dans de nombreux pays, la palme d’or revenant à la France avec son scénario Mai 68 recueillant 10 millions de travailleurs grévistes, on assiste à l’essoufflement du militantisme politique. Et dans le sillage du reflux de la lutte des classes et de l’effondrement des organisations ouvrières, les intellectuels critiques et engagés s’effacent progressivement de la scène politique. En effet, les intellectuels ont été intégrés dans l’appareil d’Etat et le système économique.

Favorisé par la croissance économique des trente glorieuses, l’Etat providence s’est montré particulièrement généreux à l’égard de la petite bourgeoisie intellectuelle. Celle-ci a fini par se fondre dans le décor du pouvoir libéral pour lequel elle va désormais œuvrer aux fins de promouvoir son idéologie libérale dans la société.

A la faveur du déclin des luttes sociales, la société devient moins idéologique et conflictuelle. Et les experts et les spécialistes vont supplanter les penseurs engagés.

Depuis lors, on a assisté à une dérive libérale et réactionnaire. De nombreux intellectuels désignés sous le nom de postmodernes ont emprunté la voie de la réaction (BHL, Alain Finkielkraut, Elizabeth Lévy, Eric Zemmour, etc.).

Dans la foulée, d’autres intellectuels, comme Michel Foucault, ont remis en cause la figure de l’intellectuel universel, proposant un point de vue global sur le monde.

En matière épistémologique, après le triomphe du matérialisme historique, de la dialectique du concret, de l’histoire de la longue durée, désormais dominent les lilliputiens paradigmes sociologique et historique dans les sciences humaines. L’intellectuel se spécialise dans un sujet précis. Cette figure débouche vers la dérive de la dépolitisation par l’expertise et la production d’une bouillie scientifique étriquée universitaire.

Au cours de cette période de désengagement politique amorcé à la fin des années 1970, les nouveaux intellectuels postmodernes pourfendent et stigmatisent sans cesse les utopies révolutionnaires marxistes, mais pour mieux fourguer leur pacotille idéologique libérale. Parallèlement, sans vergogne, des universitaires se mettent à côtoyer des patrons et investir les médias pour imposer une politique libérale au service de la classe dominante.

Ainsi, cette époque, inaugurée en 1981 par l’avènement de la gauche bourgeoise française au gouvernement, marque l’installation des intellectuels dans les salons du pouvoir et du patronat : ils deviennent des conseillers du prince.

Ailleurs, s’installent triomphalement au pouvoir Margaret Thatcher et Ronald Reagan, impulsant, dans un sursaut vindicatif, le début de la guerre capitaliste contre les travailleurs et le marxisme. La suite, tout le monde la connaît. Surtout les conséquences.

Même la télévision s’invite dans l’arène politique, elle impose désormais l’agenda intellectuel et les sujets de débats.

Les émissions littéraires contribuent à la normalisation du paysage intellectuel et à l’adaptation aux nouvelles modes idéologiques.

C’est le règne du conformisme. La pensée critique est expulsée du paysage politique et culturel.

Cependant, de nos jours, le temps est révolu où l’intellectuel imposait sa stature par son seul savoir. A l’ère où, pour prendre l’exemple de la majorité des pays européens, 90% de la population scolaire décroche le baccalauréat, s’inscrit massivement dans un cursus universitaire, le rôle de l’intellectuel perd de sa flamboyante superbe, de son autorité.

Ainsi, en quelques décennies, on est passé d’intellectuel engagé (1900-1968), puis à l’intellectuel enragé (1968-83), enfin à l’intellectuel dégagé (1983-2018).

A l’époque actuelle, les intellectuels ne s’identifient plus aux classes populaires. Ils composent une nouvelle classe sociale, la petite bourgeoisie intellectuelle, défendant ses intérêts propres. Ce groupe social bénéficie d’un relatif confort matériel.

Les intellectuels ne s’engagent plus dans les luttes sociales.

Avec la disparition des intellectuels, longtemps considérés comme seule locomotive de l’histoire, porteur de la conscience politique, l’homme moderne extraordinairement instruit doit pouvoir enfin s’accomplir pleinement, devenir un «homme complet», selon l’expression de Karl Marx.

A présent, l’effacement des intellectuels en tant que catégorie sociale distincte de la population doit permettre, grâce à l’instruction de la majorité de la population, d’impulser le développement d’une intelligence collective et coopérative horizontale partagée, la naissance d’un engagement politique richement cultivé et égalitaire débarrassé des avant-gardistes «intellectuels» autoproclamés.

Au demeurant, avec la démocratisation et la massification de l’enseignement, le nombre de la population universitaire a considérablement augmenté. C’est une chance pour l’émancipation humaine. Mais, dans la société de classe actuelle, l’intelligence est mise au service de la reproduction du capital. La connaissance est vénale.

Et la petite bourgeoisie intellectuelle continue d’occuper de manière insolente et arrogante la vie politique.

En effet, au cours de ces dernières décennies, la petite bourgeoisie intellectuelle a pris de l’importance grâce à l’élévation du niveau d’études et à la progression constante du secteur tertiaire. Cette catégorie est particulièrement influente dans les multiples institutions, notamment dans les partis politiques. Par sa profession élitaire, cette catégorie a tendance à reproduire une posture d’encadrement des classes populaires. De même, elle diffuse son idéologie petite bourgeoise au sein des instances politiques et syndicales dans lesquelles elle s’engage. Par ailleurs, par son importance et son influence dans ces institutions, la petite bourgeoisie intellectuelle imprime une orientation réformiste à la politique. Il n’est plus question de construire des rapports de force contre le patronat et l’Etat, mais de nouer avec ces instances des relations pacifiques fondées sur le partenariat.

Encore aujourd’hui, en dépit du discrédit de l’intellectuel engagé, cette catégorie intellectuelle persiste à s’attribuer un rôle politique de premier plan. Elle colonise toutes les instances médiatiques.

Mais, en vérité, à part pour alimenter les débats réactionnaires, ces «intellectuels» ne servent à rien. N’empêche, cette frange parasitaire intellectuelle a pignon sur rue.

Des néo-réacs colportant une idéologie d’extrême-droite (Alain Finkielkraut, BHL, Elizabeth Lévy, Natacha Polony ou Eric Zemmour, etc.) se répandent sur tous les plateaux télés et les ondes radiophoniques, sans oublier la presse écrite.

Leurs pendants en Algérie s’incarnent dans les agitateurs doctrinaires islamistes et dans les nouveaux convertis zélateurs du libéralisme débridé (tous deux dépendants et adeptes de l’économie rentière algérienne).

Actuellement, partout la place des intellectuels dans le débat politique est interrogée.

Si, autrefois, les intellectuels étaient habités par une critique du pouvoir, aujourd’hui, ils sont critiqués pour leur habitation dans le pouvoir.

A notre époque, la posture de l’intellectuel engagé est une imposture.

En dépit de l’adoption d’une position critique à l’égard du pouvoir, l’intellectuel n’oublie pas qu’il est rétribué par ce même pouvoir.

Il ne faut pas perdre de vue que les intellectuels ne sont pas des ouvriers. Ils restent attachés à la défense de leur statut d’intellectuel.

L’intellectuel est rétribué pour lire, écrire ou enseigner. Souvent, il exerce ses talents en qualité d’enseignant, psychologue, artiste, etc. Il œuvre dans le secteur des lettres, de l’enseignement, des médias, de la santé, du social, etc.

Certes, les intellectuels sont rétribués pour produire des idées. Mais, de nos jours, grâce à l’élévation considérable du niveau d’études, ils ne sont pas les seuls à réfléchir. Au reste, la vie des idées s’épanouit partout dans le corps social.

En effet, la vie des idées surgit davantage dans l’existence courante de la vie quotidienne que dans le cerveau de l’intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire.

La vie des idées s’épanouit dans de multiples lieux d’existence : dans les quartiers au détour des conversations amicales, dans un café autour d’une table, au boulot lors d’une pause-café, dans la famille lors d’une altercation fraternelle, dans le bus au contact d’autres voyageurs.

Les vraies idées poussent sur terre, elles ne descendent pas du ciel.

Contrairement à l’opinion largement pétrie de dédain et de condescendance, le travail manuel (quoique il soit tenu en mépris) fait également appel à l’intelligence.

En effet, pour la faiblesse de son salaire et pour sa fonction exécutive, le travail manuel est malheureusement souvent méprisé.

Pourtant, pour ne prendre qu’un seul exemple d’un noble travail manuel : le rôle de l’éboueur est tout aussi vital que celui du chirurgien pour maintenir la population en bonne santé. Certes, le médecin soigne les maladies, mais l’éboueur permet de ne pas être malade. Le médecin sauve l’humanité, mais l’éboueur permet à l’humanité d’être propre.

M. K.
(Suivra)

Commentaires

    PREDATOR
    6 juillet 2018 - 18 h 15 min

    Excellente analyse
    Bravo

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