Mise au point à propos du concept «mtorni»
Par Abdellali Merdaci (*) – Dans la conclusion de sa longue chronique sur les harkis (16 numéros dans Algeriepatriotique), Kaddour Naïmi me fait l’insidieux honneur de me citer a contrario relativement au concept «mtorni» – plutôt que «mtourni» – dont il semble douter du sémantisme à la fois nouveau et radical (AP, 7 juillet 2018).
Il en a assurément le droit, le bon droit que confère un échange apaisé et démocratique. Il m’oppose ainsi une hasardeuse phénoménologie de bric et de broc se résumant ainsi : on ne peut être jugé «mtorni» si l’on n’a été assigné à quelque digne «cause» au service du «peuple», à laquelle on s’est dérobé. Il s’en explique : «Par ailleurs, parler de ‘‘mtourni’’ (sic) [retourné] est une belle trouvaille, fruit de la créativité langagière populaire. Cependant, n’est-ce pas faire trop d’honneur aux personnes visées. En effet, pour être ‘‘retourné’’ et en venir à défendre une cause vile (contre le peuple), il faudrait, auparavant, avoir défendu une bonne cause, à savoir les intérêts du peuple. Or, certains individus mentionnés n’ont jamais commencé par ce dernier comportement pour échouer, ensuite, dans le premier.»
La doctrine politique de Naïmi est connue : il faut plus incriminer l’Etat (ou l’instance) qui nomme les fonctionnaires d’autorité que ceux qui en bénéficient (AP, 31 mars 2018). Il mettra, de ce strict point de vue, les directeurs des Théâtres régionaux de Béjaïa et d’Oran dans la même case que le Français d’origine algérienne Benaïssa. Tous des factotums du pouvoir, peu importe les trajectoires personnelles, même si à Béjaïa, Omar Fetmouche reste un grand témoin du théâtre national algérien, du Maghreb et de la Méditerranée, pour mériter l’opprobre. Et le tribunitien emprunté délivre, en l’espèce, un blanc-seing à Slimane Benaïssa, qu’il habille grossièrement de pure vertu pour d’affriolantes saisons algériennes.
Le dramaturge Benaïssa était pourtant, selon son entendement, attaché à une «bonne cause» : «Cependant, dans les années 1969-70, Slimane Benaïssa (s’il s’agit de la personne que j’avais alors connue), s’activait au sein de la compagnie ‘‘Théâtre et culture’’ d’Alger, d’orientation ‘‘progressiste’’, autrement dit de ‘‘soutien critique’’ au régime alors existant.»
Rien ne devrait disqualifier Slimane Benaïssa en «mtorni» ? Kaddour Naïmi peut à l’envi corseter les mots et même subodorer naïvement l’existence du semblable Benaïssa Slimane comme s’il y en avait des dizaines dans le théâtre algérien de ces années 1960-70. Mais il reconnaît implicitement la présence d’un comédien de ce nom au service d’une «orientation ‘‘progressiste’’» de soutien au pouvoir de l’époque. C’est, précisément, cette position dans l’art et dans la culture algérienne que Benaïssa allait abdiquer pour se faire le héraut d’un retour à la nationalité française. M’excuserais-je auprès de lecteurs avertis d’insister sur ce qui est une défection, déjà largement décrite et discutée sur ce site ?
Slimane Benaïssa était Algérien, jusqu’à une période critique de l’histoire de notre pays marquée par la charge mortelle et régressive de l’intégrisme islamiste. Il profite de cette malheureuse conjoncture, aidé par les «services» de l’ambassade de France à Alger, pour quitter le pays et se faire naturaliser français. Si cette information est fausse et diffamatoire, que ne sollicite-t-il pas la justice pour en demander réparation ? Je le rappellerais volontiers à ces «courageuses» déclarations à Madame Séverine Labat nettement consignées dans La France réinventée. Les nouveaux binationaux franco-algériens (Paris, Publisud, 2010). Sa démarche n’est ni éthique ni respectable. Comme beaucoup d’artistes, d’écrivains, d’universitaires et de journalistes, il aurait pu, en ces années où l’Algérie était à terre et son unité menacée, faire le choix de l’exil et revenir, auréolé, dans son pays, sans compromis ni compromission. Il ne l’a pas fait. Son départ à Paris dans un fourgon français plombé était une rupture. Dans son cas, le retournement est clair et symptomatique : il est même signé et revendiqué par les «services» de la France officielle à Alger (Cf. La France réinventée, p. 165).
Ce qui m’avait fait réagir, c’était de lire dans un quotidien d’Alger dans une plume emberlificotée une sorte de manifeste compassé en faveur du métissage culturel du dramaturge français d’origine algérienne. Benaïssa y affirmait ses certitudes de néo-Français et s’engageait dans un misérable prosélytisme de converti. Si l’Algérie a certainement des problèmes réels de politique face à l’enfermement et à la clôture du champ politique décidés par tous les pouvoirs qui se sont succédé en cinquante-six ans d’indépendance, comment s’interroger à raison sur sa culture patrimoniale et sur la personnalité de base de ses citoyens, qu’ils soient arabes ou tamazight, qui ne l’ont pas abandonnée et qui n’ambitionnent pas de la dépecer ? Du reste, le vieux débat sur l’interculturel, qui date de près d’un demi-siècle en Europe, et son chapitre sur le métissage culturel appartiennent à une catégorie de la population et de l’intelligentsia françaises. Pourquoi prétendre en assurer le transfert vers l’Algérie et s’y projeter en modèle tutélaire ?
Au moment où je répondais à Slimane Benaïssa dans cet espace de débat libre d’Algeriepatriotique, j’apprenais sa nomination par le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, au poste éminent de commissaire du Festival international du théâtre de Béjaïa. Cette promotion accordée à un homme de culture qui a choisi contre les atroces débâcles de son pays son propre confort personnel, qui a piétiné par son retour à la France les sépultures des martyrs de la Guerre d’indépendance, reste une infamie. Et elle ne mérite pas d’être discutée tout comme la célébration par le même ministre Mihoubi de vindicatifs néo-français, comme Merzak Allouache et Sid Ahmed Aggoumi décorés du Mérite national par l’Etat algérien.
Lorsqu’on a, à l’exemple de Benaïssa, quitté l’Algérie dans la déveine et qu’on y retourne pour y prendre, sans aucun scrupule, une part sauvage dans la paix retrouvée, forgée au prix du sang versé par ses enfants valeureux, on la désertera encore en cas de désastre. Le pays de ces invités, choyés par le ministre de la Culture, est la France, et c’est le titre de citoyen français que Merzak Allouache a retourné, sans ciller, en 2015, contre les Algériens qui lui ont fait le reproche de participer à des rencontres cinématographiques en Israël.
Kaddour Naïmi, qui avait rejoint ce débat, n’avait pas pris la défense de Slimane Benaïssa de 2018 et il feint désormais, avec candeur, se remémorer celui de 1969-70. Or, le dramaturge mis en cause est le Benaïssa actuel qui confiait à Madame Labat, s’exprimant dans son pays d’adoption : «Ici, j’ai un défaut majeur, c’est d’avoir des origines. Là-bas, c’est d’avoir une nationalité. Tout le monde cache sa nationalité française.» (La France réinventée, oc., p. 186). Et il est assez bravache pour ne point la cacher, sa nationalité française, qui l’éveillait aux stridences de La Marseillaise dans des aubes constellées. Il avait trahi, en 1993, son pays pour faire revivre et incarner dans sa personne l’idée de l’Algérie française délégitimée par le combat et le sacrifice des Algériens.
J’ai utilisé, il y a bien longtemps déjà, le terme «harki» dans le seul sens que lui attribue l’histoire du mouvement national algérien, sans lui imposer d’inappropriées béquilles d’expériences politiques, économiques et culturelles internationales. A titre d’exemple, le terme «collabo», qui s’est fixé dans le langage de la Résistance française pendant l’occupation nazie de la France (1940-45), serait impropre et n’aurait pas la même valeur dans un autre pays et une autre culture ; il en va de même pour le terme «koulak», cher à Kateb Yacine, dont la pertinence n’excède pas les limites spatio-temporelles de la Révolution d’octobre 1917 en Russie ; ou le typique «kapo» qu’il est difficile de détacher de l’univers concentrationnaire nazi. Il existe, sûrement, des centaines de termes ombreux dans leur idiome singulier, partout où les hommes insultent leur histoire.Il n’y a pas de «harki» universel. Laissons à l’Algérie la détestable fortune de ce vocable ignominieux, puisque des «harkis», il continuera encore à en naître sous nos cieux et qu’il faudra se résoudre à les reconnaître, les nommer et les combattre.
Celui qui écrit ces lignes n’a pas le souci d’«un retour d’affection» dans son pays ; il ne l’a jamais quitté et – au-delà de son travail d’enseignant et de chercheur – il a apporté son écot au débat culturel national depuis bien longtemps, quoiqu’il lui en ait coûté d’avoir fidèlement défendu l’Algérie, l’intégrité de sa culture et de son identité. Il n’a pas participé à mai 1968 en France pour y disserter à tire-larigot sur le sexe et la révolution, il n’a pas cherché à convaincre les Italiens (convient-il de le noter, la gauche communiste et les syndicats) d’un furieux militantisme frelaté, il n’a pas sillonné les routes de la Chine et tagué sa Grande Muraille ni poussé un vil canasson dans une course truquée, fusse-t-il de Troie. Il a souscrit, en toute humilité, à d’autres préoccupations plus utiles et plus accordées au devenir de sa société.
Il est plus simple lorsqu’on prend l’initiative d’un débat public de le faire dans la clarté, de dire de quelle histoire nous venons. Ce n’est pas toujours facile, ni évident.
A. M.
(*) Professeur de l’enseignement supérieur, écrivain et critique.
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