Bidar, ces musulmans que nous aimons tant
«Nous» ne sommes ni hostiles à l’islam ni islamophobes. La meilleure preuve, «nous» donnons la parole à des musulmans qui disent exactement la même chose que «nous» sur l’islam. Bien sûr, ces derniers temps, certains se sont éclipsés. Le dénommé Mohammed Sifaoui a disparu dans la clandestinité, sans doute infiltré dans une de ces nombreuses cellules d’Al-Qaida. Tahar Ben Jelloun et Abdelwahhab Meddeb ont perdu leur voix : l’un avait oublié de critiquer la dictature de Ben Ali, l’autre reste muet face à la monarchie marocaine.
Heureusement, il ne manque pas de candidats pour occuper cette place du «bon musulman», de celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie.
Les Anglo-Saxons ont un joli nom pour désigner ces personnages, «native informant» (informateur indigène), quelqu’un qui simplement parce qu’il est noir ou musulman est perçu comme un expert sur les Noirs ou sur les musulmans. Et surtout, il a l’avantage de dire ce que «nous» voulons entendre : ainsi, en 2003, Fouad Ajami, un Libanais, est devenu célèbre aux Etats-Unis en défendant la guerre contre l’Irak : si même un Arabe le dit, alors… (lire Adam Shatz, The Native Informant, The Nation, 28 avril 2003).
Ainsi en est-il de Abdennour Bidar, professeur de philosophie à Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes). Dans une tribune publiée sur le site du Monde (23 mars) et intitulée «Merah, un monstre issu de la maladie de l’islam», il revient sur le drame de Toulouse.
«Depuis que le tueur de Toulouse et Montauban a été identifié comme "salafiste djihadiste", c’est-à-dire comme fondamentaliste islamiste, le discours des dignitaires de l’islam de France a été de prévenir tout "amalgame" entre cette radicalité d’un individu et la "communauté" pacifique des musulmans de France. (…) Mais tout le mérite de cette réaction immédiate, responsable et nécessaire, ne suffit pas à éluder une question plus grave. La religion islam dans son ensemble peut-elle être dédouanée de ce type d’action radicale ? Autrement dit, quelle que soit la distance considérable et infranchissable qui sépare ce tueur fou de la masse des musulmans, pacifiques et tolérants, n’y a-t-il pas tout de même dans ce geste l’expression extrême d’une maladie de l’islam lui-même ?»
Un salafiste djihadiste ? Bidar ne s’interroge pas sur la signification de ce terme. Est-ce vraiment ce que représente Merah ? Olivier Roy fait remarquer que loin d’être un combattant, il est avant tout un solitaire, un perdant, dont le rapport à la religion semble pour le moins incertain («Loner, Loser, Killer», International Herald Tribune, 23 mars 2012).
L’islam ? Mais de quoi parle Bidar ? De la religion, d’une histoire de plus de quatorze siècles qui a vu se succéder empires, royaumes et républiques ? Du milliard et quelque de musulmans qui vivent dans des dizaines de pays ? Bidar n’a sans doute jamais lu Edward Said qui faisait remarquer, il y a déjà bien longtemps :
«Quand on parle de l’islam, on élimine plus ou moins automatiquement l’espace et le temps.» Et il ajoutait : «Le terme islam définit une relativement petite proportion de ce qui se passe dans le monde musulman, qui compte un milliard d’individus, et comprend des dizaines de pays, de sociétés, de traditions, de langues et, bien sûr, un nombre infini d’expériences différentes. C’est tout simplement faux de tenter de réduire tout cela à quelque chose appelé islam […].» (cité dans La République, l’islam et le monde, Fayard).
L’avantage de cette généralisation est qu’elle fait croire qu’il existe un islam éternel et immobile (ce que disent les islamistes les plus radicaux), un islam qui serait victime, selon Bidar, d’une «dégénérescence multiforme (…) : inculture ou "sous-culture" religieuse sont des maux qui la gangrènent. Cette médiocrité profonde dans laquelle sombre l’islam s’observe certes à des degrés très divers selon les individus, de telle sorte qu’il se trouve toujours des musulmans moralement, socialement, spirituellement éclairés par leur foi, et de sorte aussi qu’on ne peut pas dire que "l’islam est par essence intolérant" ni que "les musulmans sont antisémites". Ce sont là des essentialisations et des généralités fausses, dont certains usent pour propager l’islamophobie. Néanmoins, tous ces maux que je viens d’énumérer altèrent la santé de la culture islamique, en France et ailleurs».
Essentialisation ? Mais c’est exactement ce que Bidar fait. Car quelques individus, comme il le dit lui-même, ne sauraient exempter une religion qui dans son ensemble serait devenue antisémite, misogyne, etc.
«Il s’agirait par conséquent, pour l’islam, d’avoir dans des circonstances pareilles un courage tout à fait particulier : celui de reconnaître que ce type de geste, tout en étant étranger à sa spiritualité et à sa culture, est pourtant le symptôme le plus grave, le plus exceptionnel, de la profonde crise que celles-ci traversent.» (…)
«Comme je l’ai souligné aussi à de très nombreuses reprises, la culture islamique est depuis plusieurs siècles enfermée dans ses certitudes, enfermée dans la conviction mortifère de sa "vérité". Elle est incapable d’autocritique. Elle considère de façon paranoïaque que toute remise en cause de ses dogmes est un sacrilège. Coran, Prophète, Ramadan, halal, etc. : même chez des individus éduqués, cultivés, par ailleurs prêts au dialogue sur tout le reste, la moindre tentative de remise en cause sur ces totems de l’islam se heurte à une fin de non-recevoir.»
L’islam, dont l’auteur semble ignorer la diversité des pratiques et des attitudes, serait incapable de remettre en cause ses dogmes. Bidar met dans le même sac, si l’on peut dire, les croyances religieuses et les pratiques : ainsi, l’islam pense que le Coran et le Prophète sont sacrés ! Quel crime pour une religion de croire que ses dogmes religieux sont vrais ! L’Eglise catholique pense que le pape est infaillible, maintient le dogme de l’immaculée conception, réduit le nouveau testament à quatre Evangiles (et oublie les Evangiles dits apocryphes), etc. Parle-t-on alors d’une maladie du catholicisme ?
Quant aux pratiques des musulmans, elles n’auraient pas évolué ? Rappelons que dans les années 1950, Al-Azhar édictait une fatwa qui disait que le droit de votes des femmes était contraire à la religion : aujourd’hui, elles votent partout à l’exception de l’Arabie Saoudite (où même le droit de votes des hommes est extrêmement limité). Quant au halal, il suffit de connaître un minimum l’histoire de ce dernier siècle pour mesurer à quel point son interprétation varie au cours des décennies et d’un pays à l’autre.
Il faut le dire, la plupart des pratiques des musulmans dans leur vie quotidienne a peu à voir avec la religion et les institutions (entreprises, administrations, armées, etc.) fonctionnent dans le monde musulman de la même manière que dans n’importe quelle autre région du monde.
Certes, il existe une lecture très conservatrice et réactionnaire de l’islam qui s’est développée depuis les années 1970. Mais Bidar devrait rappeler que cet islam est venu d’Arabie Saoudite, un allié stratégique de l’Occident libéral. Et il aurait pu souligner que les révolutions dans le monde arabe ont ouvert un débat : Al-Azhar a ainsi adopté un document en faveur d’un Etat civil (dawla madaniya) qui illustre les transformations des esprits.
«Comment s’étonner, poursuit Bidar, que dans ce climat général de civilisation, figé et schizophrène, quelques esprits malades transforment et radicalisent cette fermeture collective en fanatisme meurtrier ? On dit d’un tel fanatisme de quelques-uns que "c’est l’arbre qui cache la forêt d’un islam pacifique". Mais quel est l’état réel de la forêt dans laquelle un tel arbre peut prendre racine ? Une culture saine et une véritable éducation spirituelle auraient-elles pu accoucher d’un tel monstre ? Certains musulmans ont l’intuition que ce type de question a été trop longtemps ajourné. La conscience commence à se faire jour chez eux qu’il deviendra toujours plus difficile de vouloir déresponsabiliser l’islam de ses fanatiques, et de faire comme s’il suffisait d’en appeler à distinguer islam et islamisme radical. Mais il doit devenir évident pour beaucoup plus de musulmans encore que désormais les racines de l’arbre du mal sont trop enfoncées et trop nombreuses dans cette culture religieuse pour que celle-ci persiste à croire qu’elle peut se contenter de dénoncer ses brebis galeuses.»
Le Figaro a consacré sa Une du 22 juillet 2011 à la tuerie de Anders Behring Breivik en Norvège, et celle du 22 mars dernier à celle de Toulouse.
Dans la première, on voit en gros titre «Terrorisme : la froide détermination du tueur d’Oslo» ; aucune photo des victimes — 77 —, mais celle du tueur ; dans la seconde, «Mohammed Merah 23 ans terroriste islamiste 7 morts», avec la photo de six des victimes (une comparaison des deux Unes est relevée par Arrêt sur images).
Breivik n’est-il pas le produit de la maladie de l’Occident ? De cette vision qui voit dans tout musulman un danger, une menace ? Ne dit-il rien sur nos sociétés ? Non, c’est plutôt un fou ou un déséquilibré et Bidar ne voudra sûrement pas généraliser une telle action.
Quand un soldat américain sort de son campement en Afghanistan et tue, le 11 mars 2012, 17 civils dont des femmes et des enfants, on parle de folie, de fortes pressions psychologiques sur le soldat, jamais du fait que la guerre occidentale en Afghanistan ressemble à ces guerres coloniales où les populations locales ne comptent pas pour grand-chose. Cette tuerie ne dit rien à Bidar sur la maladie de l’Occident, car il est convaincu que seul l’islam est malade.
Mais, rappelons-le, depuis le 11 septembre 2001, les interventions occidentales des Etats-Unis, d’Israël et de l’Otan ont tué bien plus de civils innocents que toutes les actions terroristes.
Alain Gresh