Antoine Sfeir : «Washington ne veut pas d’alliés arabes»
Dans le monde arabe, soit les gouvernants dirigent d’une main de fer, soit ils sont renversés d’une façon brutale. Pensez-vous que c’est une fatalité ?
Antoine Sfeir : Il n’y a pas de fatalité, il y a une histoire contemporaine, celle des indépendances qui s’inscrit naturellement dans le cadre de la colonisation et de la décolonisation. Au lendemain de la Seconde Guerre, un nouvel ordre mondial s’installe, aboutissant à une longue période de guerre froide. Dans la région, les pays occidentaux ont préféré s’allier aux pétromonarchies plutôt qu’avec les républicains. Les Etats-Unis ont entraîné la France et la Grande-Bretagne dans leur alliance stratégique avec l’Arabie Saoudite, c’est-à-dire avec ceux qui avaient – qui ont toujours – une lecture littéraliste, une lecture archaïque de l’islam et du Coran. Pour les Etats-Unis, l’islam – sans nuance aucune entre l’islamisme, la religion musulmane, l’intégrisme ou le fondamentalisme – est et reste le meilleur rempart contre le communisme. Cette alliance se fait au moment où dans la plupart des pays arabes se mettent en place des régimes forts, dictatoriaux, par peur du néocolonialisme qui s’opère en Occident (guerre de Suez, guerre d’Algérie, alignement occidental sur Israël…). Quant au renversement des gouvernants en place, attendons de voir par qui ils vont être remplacés pour pouvoir juger à l’aune de l’histoire.
Pendant que les chaînes de télévision occidentales gavent les téléspectateurs d’images de citoyens heureux sur la route des vacances, les chaînes arabes diffusent en boucle des manifestations, des affrontements et autres scènes de violence dans les pays arabes. Pourquoi les peuples arabes en sont-il encore, en 2012, à rechercher un bien-être social qu’ils ne trouvent toujours pas ?
Le bien-être social ne peut se bâtir au sein d’une société sans qu’il y ait respect des socles républicains : citoyenneté, c’est-à-dire que chacun d’entre nous est responsable de la cité donc égal de l’autre, donc l’égalité, puis la solidarité, ce qui implique la redistribution des richesses. Pour les peuples arabes, cette recherche du bien-être social véhiculée par les médias, Internet et les réseaux sociaux, s’explique par l’absence de ces trois socles républicains qui s’apprennent dès l’école.
Vous vivez en France et intervenez souvent sur les plateaux de télévision pour expliquer les questions de géopolitique aux côtés de confrères français pas toujours au fait de la réalité dans les Etats arabes. Pourquoi est-il si difficile de comprendre ce qui se passe dans nos pays ?
Il est difficile de comprendre ce qui se passe dans les pays arabes parce que la situation qui y prévaut relève d’une sociologie totalement différente de ce qui se déroule en Occident : nous avons un système souvent tribal, clanique ou familial ; s’y greffent des éléments religieux et également ethniques ; s’y ajoutent, enfin, des intérêts régionaux et internationaux contradictoires.
C’est pour cela que, pour bien analyser la réalité dans les pays arabes, il est indispensable d’en parler la langue. Et même cela ne suffit pas, puisqu’en parlant la langue, on risque également de se tromper.
Pendant que les terroristes massacraient les populations en Algérie, des analystes, par inadvertance ou à dessein, attribuaient ces massacres à l’armée, au grand dam des groupes islamistes qui en revendiquaient la paternité et redoublaient de férocité à chaque fois qu’on les «privait» de leur «fait de guerre». Ces analystes mal informés ne contribuent-ils pas, quelque part, à compliquer la situation dans les pays en proie à des troubles internes ?
Il est bien entendu que l’ignorance, la méconnaissance de l’histoire induit les analystes occidentaux à commettre des erreurs grossières. Ce qui s’est passé en Algérie, se passe également aujourd’hui avec les droits-de-l’hommistes qui, sous prétexte d’abattre les dictateurs – ce qui est à leur honneur –, n’hésitent pas à s’aligner avec des pays comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite qui auraient du mal à passer pour des démocrates. Ces droits-de-l’hommistes, influençant l’opinion publique et leur propre gouvernement, n’hésitent pas à prôner l’intervention militaire comme en Libye qui aboutit à l’installation de régimes non démocratiques et qui ressemble fort à une politique canonnière néocolonialiste.
Contrairement à la crise libyenne, les capitales occidentales semblent se ranger du côté d’Alger s’agissant de la situation qui prévaut au Mali. Pourquoi ?
Il est certain que l’attitude algérienne durant la guerre en Libye et l’échec politique de cette intervention occidentale appellent de plus en plus les pays européens et occidentaux à plus de raison, lesquels tentent de régler les conflits par la voie diplomatique, parallèlement à la construction d’une architecture de sécurité régionale.
Le nombre de morts ne cesse d’augmenter en Syrie et les Occidentaux se contentent de condamner Damas sans envisager une intervention armée directe dans ce pays. En définitive, les Etats-Unis ne profitent-ils pas du veto sino-russe pour camoufler leur inaptitude à mobiliser leurs forces armées en Syrie en se cachant derrière le Conseil de sécurité ?
Il est certain que le veto sino-russe vis-à-vis d’une intervention armée directe en Syrie profite aux Occidentaux, dans la mesure où une telle intervention ne manquerait pas de faire des victimes dans les rangs américains, français, britanniques et autres… Cela créerait également une crise régionale qui deviendrait très vite incontrôlable. Il ne faut pas oublier que cette guerre en Syrie, outre qu’elle obéit aux droits-de-l’hommistes, est appuyée par l’Arabie Saoudite et le Qatar qui fournissent armes et munitions et par la Turquie qui achemine ces armements à travers les postes-frontières turco-syriens. Cette guerre civile revêt un caractère également religieux entre chiites (alaouites) et sunnites, mais aussi entre la puissance américaine et la Russie qui, non seulement cherche à faire contrepoids à l’hégémonie américaine, mais réussit même à se poser comme protectrice des chrétiens en Orient, rôle dévolu par l’histoire à la France, mais que celle-ci semble avoir abandonné.
La politique étrangère hasardeuse de la première puissance mondiale vise à maintenir le monde dans une situation d’instabilité et de guerre permanentes. Qu’est-ce qui justifie cette approche machiavélique ? Sont-ce les intérêts économiques ou y a-t-il d’autres raisons ?
La politique étrangère des Etats-Unis est loin d’être hasardeuse. Leur approche machiavélique obéit aux intérêts américains qu’ils soient économiques, pétroliers, mais également stratégiques, car en divisant sur une base ethnique et religieuse toute la région, ils y voient l’intérêt de pouvoir imposer un rapport de force entre l’immensité américaine et l’exiguïté d’entités ethniques ou religieuses. Ils rejoignent en cela ce qu’écrivait le premier chef de la diplomatie israélienne Moshé Sharett en 1954 : «Le devenir de l’Etat d’Israël dans cette région ne peut se faire que dans le cadre d’entités communautaires ethniques ou religieuses.» On y est ! Par ailleurs, les dirigeants américains cherchent à bâtir une alliance stratégique avec trois Etats dans la région dont aucun n’est arabe : un Etat hébreu (Israël), un Etat à population sunnite mais à constitution laïque (la Turquie) et, enfin, un Etat chiite (l’Iran). Leur avantage est de pouvoir contrôler désormais les trois premiers producteurs de pétrole – l’Arabie Saoudite, l’Iran et l’Irak –, ainsi que la voie de passage – le golfe persique – par lequel transitent 17% du pétrole mondial, mais également 65% de l’approvisionnement énergétique de l’Occident.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et M. Aït Amara
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