Brahimi El-Mili explique à Algeriepatriotique comment les Arabes ont été manipulés
Algeriepatriotique : Vous venez de publier un livre sur les révoltes qui ont eu lieu dans plusieurs pays arabes, intitulé Le printemps arabe, une manipulation ?. Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire sur cet évènement qui a marqué le monde ces deux dernières années ? Vous avez, par ailleurs, qualifié les réactions de l’opinion internationale à l’égard des soulèvements arabes, auxquels il a été donné le nom de «printemps arabe», de lecture romantique. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Naoufel Brahimi El-Mili : Ma principale motivation était l’expression d’une colère contre la lecture romantique des premiers événements : dès la fuite de Ben Ali, on a trop vite parlé de révolution de jasmin. Or, il est apparu très rapidement que pour Ben Ali, il ne s’agissait que d’un retrait tactique pour mieux revenir, un peu comme le général de Gaule parti à Baden Baden lors des événements de mai 68 en France. L’ex-dictateur tunisien, comme chacun sait, était un inconditionnel de la manière forte, il s’était laissé convaincre par son commandant de la garde présidentielle, le général Ali Sériati, de partir momentanément afin que ses hommes puissent rétablir l’ordre entre temps. Seulement, le général Sériati voulait faire un coup d’Etat (vraisemblablement pour son compte). Ce qui a créé un contexte confus. La preuve : l’ancien Premier ministre, Mohamed Ghanouchi, a d’abord parlé de vacance provisoire du pouvoir, avant d’établir la vacance définitive 24 heures plus tard. Selon mes sources, la chancellerie américaine à Tunis a intercepté les écoutes inhérentes au dispositif mis en place par Sériati. Par la suite, les Américains ont incité le général Ammar, chef d’état-major, d’arrêter Sériati et Imad Trabelsi, neveu de Mme Ben Ali. L’information de cette arrestation est gardée secrète pendant 48 heures. Et afin de donner crédit à la «fuite» de Ben Ali, la version officielle relayée en exclusivité par Al Jazeera fait état de l’arrestation du commandant de la garde présidentielle à la frontière tuniso-libyenne. La rue a fait fuir Ben Ali et ses sbires, c’est donc une révolution de jasmin : CQFD.
Il en a été de même en Egypte où l’occupation de la place Al-Tahrir a permis à l’armée de réaliser un coup d’Etat par foule interposée. Même s’il est vrai que ces manifestations de rue sont spontanées, ce sont, en réalité, les calculs et les arrière-pensées des militaires qui ont mis fin à la longue carrière de ces dictateurs que personne ne regrette.
Quelle est votre propre lecture de ces événements ?
Comme je l’ai laissé entendre plus haut, ces révolutions qui ont regroupé de sincères citoyens lassés par la mal-vie et autres fléaux ont été accompagnées ou par une neutralité active des militaires ou par leur intervention masquée. Mais contrairement aux foules, l’action de l’armée est loin d’être spontanée bien qu’elle soit opportuniste. Sans une incitation plus ou moins explicite des Américains, les militaires tunisiens et égyptiens auraient sans doute réagi différemment. Pour l’Occident, en général, ces dictatures ne sont plus défendables en l’état. L’immolation de Mohamed Bouazizi est une étincelle qu’il fallait étendre sur une grande partie de la région.
Vous avez déclaré sur la chaîne française TV5 que la télévision satellitaire qatarie Al Jazeera, que vous surnommez ironiquement «la chaîne des mille et une news», a accessoirisé l’histoire du «printemps arabe». Comment cette chaîne a-t-elle manipulé les masses arabes et est-elle arrivée à les faire se soulever contre des régimes qu’on croyait inébranlables ?
Al Jazeera a construit autour de ces événements un véritable «strorytelling» qui se dit parfois en français : communication narrative dont le but est de séduire et convaincre le plus grand nombre de gens à adhérer à un discours ou un récit qui peut avoir des rapports distants avec la réalité : broderie de l’imaginaire sur une toile de vérité. En effet, j’ai qualifié Al Jazeera comme étant la chaîne des mille et une news, car ses journalistes vedettes se transforment en autant de Shahrazade ! Ce personnage central des contes des mille et une nuits, fille d’un grand vizir, raconte au sultan une histoire dont la suite est reportée au lendemain. Il en est de même pour la chaîne qatarie qui tient en haleine ses cinquante millions de téléspectateurs par un feuilleton, qui donne ses mythes fondateurs à la révolution. Commence la diffusion sur cette antenne du soap opera «plus belle la révolution». Le but est de «peopoliser» une révolte lancée par des anonymes mais que Doha attribue, par calcul qui dénote une manipulation manifeste, aux Frères musulmans, seule force organisée mais absente sur les barricades de Tunis et de la place Tahrir. L’influence des médias sur les politiques est connue, en ce qui concerne le monde arabe. L’ancienne secrétaire d’Etat de Bill Clinton, Madeleine Albright, est allée jusqu’à affirmer que la chaîne CNN (lors de la première guerre du Golfe) est devenue le seizième membre du Conseil de sécurité de l’ONU. Avec le printemps arabe, Al Jazeera est devenue pas moins que le chef d’orchestre de la Ligue arabe.
Jusqu’à quel degré estimez-vous l’implication de l’Occident dans ces soulèvements arabes ?
L’implication américaine la plus évidente repose sur des «conseils», si ce n’est des instructions, aux militaires concernés de non seulement ne pas réprimer les manifestants, ce dont on se félicite, mais aussi de procéder au remplacement des dictateurs chancelants. En Tunisie, il faut le rappeler, le signe avant-coureur est le séjour écourté du général Ammar, chef d’état-major de l’armée tunisienne, qui se trouvait aux États-Unis. En décembre 2010, ce dernier est prié par Washington de regagner Tunis dès les premiers troubles, alors que l’armée tunisienne a toujours été tenue à l’écart des opérations de maintien de l’ordre par le palais de Carthage. Il en a été de même sur la situation en Egypte, Barak Obama tient presque une cinquantaine de réunions et de points presse sur le nécessaire départ de Moubarak. Obama suit personnellement l’évolution de la situation au Caire de quart d’heure en quart d’heure. Contrairement à l’armée syrienne qui est exclusivement d’obédience russe, la tunisienne et l’égyptienne bénéficient de formations et de contacts soutenus avec l’Occident, les Etats-Unis en particulier.
Vous avez souligné, dans votre livre, le rôle important du Qatar dans ses événements. Quel est son intérêt ?
Le décryptage de la stratégie qatarie ne peut être déconnecté du traumatisme provoqué par l’invasion du Koweït par l’armée irakienne en 1990 au sein de toutes les monarchies du Golfe. Le Qatar comme ses voisins s’est mis à la recherche de soutiens étrangers. Seuls les Etats-Unis pouvaient les prévenir contre de telles agressions. Entre Doha et Washington s’instaurent des termes d’échanges : gaz contre protection. Cet accord se sophistique au gré des événements pour aboutir à une relation consolidée par le statut de sous-traitant, au service de la politique américaine. Cette évolution qui mérite description est devenue flagrante avec le printemps arabe où le Qatar prend la posture de «vaisseau amiral» des révolutionnaires tout en écartant superbement toute démocratisation sur son territoire.
Comment un Etat aussi petit que le Qatar peut-il tenir tête à un pays aussi grand et aussi puissant que l’Arabie Saoudite ?
Suite à la première guerre du Golfe, l’Arabie Saoudite a envahi le couloir terrestre qui relie le Qatar aux Emirats arabes unis. Ce contentieux ne s’est réglé qu’en 2008, mais entre temps, Doha a obtenu que les Etats-Unis installent la base Centcom sur son territoire (United States Central Command, dont la zone d’intervention est le Moyen-Orient, y compris l’Egypte et l’Asie centrale). L’émir Hamed s’est mis sous la protection de la première puissance mondiale, aussi pour se prémunir militairement contre la menace saoudienne. Politiquement, cet émir est le premier chef d’Etat arabe à être reçu à la Maison Blanche, en mai 2004, juste après la fin officielle de la guerre en Irak. «Monsieur l’émir, vous avez tenu les promesses que vous aviez faites, nous sommes fiers de vous compter parmi nos amis, lui déclare Georges Bush. Nous apprécions votre soutien silencieux.» Et le président américain de poursuivre : « L’émirat est un modèle à suivre dans cette région du monde. C’est un réformateur qui a instauré une nouvelle Constitution conférant le droit de vote aux femmes. Il a nommé une femme à un poste de ministre. C’est un chef d’Etat fort, conscient de l’importance de l’éducation, car un peuple instruit a davantage de chances d’accomplir ses rêves.» Devant l’expression d’une telle gratitude, le Qatar devra confirmer son allégeance au grand frère américain. L’émir Hamed a reçu des mains de la première puissance mondiale un brevet de civilité. Et bien, il se doit désormais d’honorer cet acte de confiance. Il en résulte que le Qatar devienne un sous-traitant pour les Etats-Unis. Le tandem Doha-Washington peut se comparer au duo que forme un éléphant et une souris qui courent côte à côte et cette dernière qui déclare : «Qu’est-ce qu’on fait comme poussière !»
Pourquoi les Etats-Unis veulent-ils changer les équilibres géostratégiques dans cette partie du monde arabe ? Le projet du Grand Moyen-Orient – un plan cher aux Etats-Unis – est finalement loin de relever du mythe. Washington est-il en train de réussir son projet ?
Le projet du Grand Moyen-Orient, cher aux néoconservateurs, a échoué essentiellement à cause des résistances des dirigeants arabes, Hosni Moubarak en tête. L’élimination brutale de Saddam Hussein et le pilonnage des taliban n’ont guère débouché sur un avenir radieux pour le monde arabe et musulman. Le chaos apparu à Bagdad et Kaboul a rendu caduque le projet du Grand Moyen-Orient concocté par les équipes de Georges Bush. La démocratisation imposée par le haut, cela ne marche pas. L’administration américaine se met au goût du jour. L’aspiration démocratique s’est violement exprimée par les populations et de nouveaux acteurs «locaux» doivent servir de relais pour instaurer des régimes représentatifs dans seulement les républiques arabes et non plus les monarchies. La voilure du projet du Grand Moyen-Orient est réduite aux seules républiques, Obama délègue, là où Bush déclamait. Seule la méthode a changé, plus discrète, plus efficace, et surtout moins onéreuse pour le Trésor public américain. Washington a réussi seulement et partiellement la première partie qui consiste à ébranler les dictateurs.
Dans son livre La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident : une alliance à haut risque, Mezri Haddad partage votre approche des événements arabes. Quelles similitudes y a-t-il entre votre livre et le sien ? Entre votre vision et la sienne ?
Je vois essentiellement des différences. Mezri Haddad a écrit son ouvrage, selon moi, pour justifier sa défense, en tant qu’ambassadeur de Ben Ali, et ce, jusqu’à l’avant-veille du départ de son président pour l’Arabie Saoudite. Sur les plateaux de télévision français, l’ancien ambassadeur de la Tunisie auprès de l’Unesco s’en est pris à Al Jazeera qui «diffamait» le pouvoir qu’il soutenait vigoureusement. Ce qui fait que l’approche du livre La face cachée de la révolution tunisienne repose sur un récit exclusivement complotiste, sans une véritable remise en cause du régime totalitaire de Ben Ali. Ce qui m’a gêné le plus dans ce livre, c’est l’absence de toute analyse ni même mention de l’armée tunisienne dont le rôle était pourtant déterminant. La plus évidente des différences entre nos ouvrages est le champ d’observation, exclusivement la Tunisie pour Haddad, alors que pour ma part, j’évoque le monde arabe dans sa globalité et complexité, en étant sur le terrain, objectif et universitaire, totalement déconnecté des servitudes liées aux désignations politiques et leurs aléas.
Pourquoi l’Algérie a-t-elle été épargnée par ces soulèvements brutaux ?
Pour les Algériens, le printemps arabe a un air de «déjà vu». L’Algérie est l’un des premiers pays arabes à connaitre des élections multipartites libres en 1991 et où le parti du pouvoir, le FLN, a essuyé un sérieux revers au profit des islamistes les moins accommodants. C’est aussi l’un des rares pays de la région à avoir eu un chef d’Etat assassiné, Mohamed Boudiaf. Ce pays a connu dans le passé d’importantes émeutes : printemps berbère en mars 1980, Constantine en 1986, Alger en octobre 1988, une guerre civile qui ne dit pas son nom, s’étalant sur une décennie avec plusieurs dizaines de milliers de morts et en 2001, «printemps noir» : 123 manifestants tués en Kabylie. Pour la seule année 2010, on recense à travers tout le pays plus de dix mille émeutes, manifestations ou sit-in ayant des revendications sociales : logement, salaires bas, sous-emploi et plus souvent pas d’emploi. Aussi, la nomination d’un nouvel entraîneur de l’équipe nationale intéresse beaucoup plus l’opinion algérienne que celle d’éventuels nouveaux ministres voire Premier ministre. Indifférence peut-être, perte de confiance dans la politique certainement, fatalisme pourquoi pas. Un pouvoir «élu» par des électeurs «professionnels», souvent à l’écart des isoloirs, se tient forcément loin des urnes et loin des cœurs. Le meilleur exemple qui illustre le détachement de la rue algérienne est les violentes manifestations qui ont secoué le monde musulman lors de la diffusion sur internet du film islamophobe, L’innocence des musulmans, où seule l’Algérie est restée impavide comme un «îlot de tendresse dans un monde de brutes».
La ligne gouvernementale pour gérer le mécontentement social est de dépenser au lieu de penser(*). Autrement dit, l’idéologie de la rente profite désormais à une fraction de mécontents. La satisfaction des besoins prime sur celle des droits, même si les caisses de l’Etat restent pleines et les ventres d’un grand nombre d’Algériens creux. Selon moi, en Algérie, l’immobilisme est en marche et rien ne pourra l’arrêter.
Qu’est-ce qui empêche une véritable démocratie de s’instaurer dans les pays arabes et musulmans, selon vous ?
Rien n’empêche que la démocratie s’instaure dans les pays arabes. Il faut éviter d’interpréter trop hâtivement les «accélérations» de l’Histoire. Une véritable démocratisation nécessite une évolution de nature darwinienne plutôt qu’une manipulation de type transgénique, surtout si elle est réalisée dans des laboratoires qataris en vue d’exportation.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
(*) Le prix de la paix sociale s’élève pour 2011 à 2 255,8 milliards de dinars (soit 22,4 milliards €), selon le quotidien algérien El Watan daté du 25 août 2012.
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