Un expert international évalue les actifs de Djezzy : «L’Etat achète une coquille vide»
Le ministre algérien des TIC, Moussa Benhamadi, avait déclaré que le cabinet d’audit juridique et financier Scherman and Sterling avait évalué Djezzy à 6,5 milliards de dollars. Cette information a été reprise au début du mois d’avril 2012 par l’agence de presse financière Bloomberg. Les journaux algériens ont même avancé le chiffre de 6,9 milliards de dollars. Quelques mois auparavant, un autre ministre, celui des Finances, Karim Djoudi, avait ouvertement et sans aucune retenue parlé d’un rapport de confidentialité entre le gouvernement algérien et les propriétaires de Djezzy, qui sont OTH (Orascom Telecom Holding de Naguib Sawiris) et l’opérateur de téléphonie russe Vimpelcom, concernant l’acquisition de Djezzy par le gouvernement algérien. Ce rapport de confidentialité veut dire clairement et ouvertement que le citoyen algérien n’a pas le droit de connaître le déroulement ni l’issue de cette affaire. Pourtant, ce ministre est responsable devant le contribuable et l’argent qui sert à acheter Djezzy appartient au peuple. Comble de l’ironie, ce fameux rapport de confidentialité est en fait un secret de Polichinelle, du moment que les deux entreprises mères de Djezzy OTH et Vimpelcom sont deux compagnies cotées en bourse et leurs états financiers sont un livre ouvert au public. Quelle que soit la somme déboursée par le gouvernement algérien pour l’achat complet ou partiel de Djezzy, cela se sait le 31 décembre de chaque année, jour de la publication du rapport financier de Vimpelcom.
Les contours intrigants de cette affaire ont attiré ma curiosité. Ajoutez à cela les signes apparents d’une surévaluation de Djezzy. Tout ceci m’a poussé à me poser cette question : Djezzy vaut-elle vraiment 6,5 ou 6,9 milliards de dollars ? A travers cette étude-analyse, je vous offre des arguments à pléthore pour affirmer qu’OTA a été surévaluée et non pas évaluée. Mais avant de commencer cette analyse, je tiens à mettre en évidence les éléments suivants :
1- Le cabinet britannique d’audit juridique et financier Sherman and Sterling n’a jusqu’a présent ni confirmé ni infirmé le chiffre de l’évaluation de 6,5 et 6,9 milliards de dollars ;
2- Dans les calculs que j’avais effectués pour évaluer OTA, je n’avais pas pris en compte l’amende fiscale de 1,3 milliard de dollars réclamée par le gouvernement algérien auprès des propriétaires de Djezzy, qui sont OTH et Vimpelcom. Cette affaire n’est pas encore tranchée ;
3- Les rapports financiers annuels d’OTH et de Vimpelcom ne dévoilent pas la totalité des postes des bilans annuels de Djezzy, ni l’ensemble des comptes des résultats de cette dernière, ce qui ne m’a pas facilité la tâche (il a fallu effectuer beaucoup de calculs) ;
4- Quelques chiffres suspects ont été détectés dans les rapports financiers d’OTH et de Vimpelcom. Il s’agit du taux d’actualisation utilisé par OTH pour évaluer les cash-flows de Djezzy et la valeur du goodwill (écart d’acquisition) de Djezzy, inscrite dans le bilan de Vimpelcom après la fusion de cette dernière avec OTH.
Il existe plusieurs méthodes pour évaluer une entreprise. Mais j’ai choisi 5 méthodes qui sont adéquates à l’évaluation d’une compagnie de télécommunications non cotée en bourse, comme Djezzy.
1- La méthode patrimoniale : c’est la méthode la plus simple et qui veut dire que la valeur d’une entreprise est égale à la valeur de son actif net. Cela revient à dire que Djezzy vaut 1,6 milliard de dollars. Certes, cette méthode n’est pas valable ici car Djezzy, avec le poids de ses actifs immatériels, dont le goodwill, vaut beaucoup plus que 1,6 milliard de dollars. Cependant, cette méthode nous renseigne sur un fait que beaucoup d’Algériens ignorent, lequel fait s’exprime par la problématique suivante. Premièrement, OTA se distingue par une incompréhensible faiblesse de ses actifs. Le total de ses actifs rapportés dans son bilan le 31 décembre 2011 s’élevait à 2,441 milliards de dollars. Mais le pire est que parmi ces actifs, on trouve tout un ensemble d’actifs immatériels dont la principale composante s’appelle «goodwill». Que représentent ces actifs ? Ils représentent la marque Djezzy, les licences, la position dominante d’OTA sur le marché, sa relation avec ses clients, la compétence de son management, le dynamisme de son personnel, la qualité de ses produits, etc. Si on soustrait ces actifs immatériels ou incorporels de l’actif net, que reste-t-il de la valeur de Djezzy ? Je parle de la valeur des autres actifs et plus particulièrement les actifs tangibles ou matériels. Réponse : presque rien ! Tout le monde connaît le climat des affaires qui règne en Algérie et la manière avec laquelle sont gérées les entreprises étatiques. Ceci revient à dire que, fort probablement, une fois que Djezzy serait rachetée, ses actifs immatériels ou incorporels entreraient dans un processus de dépréciation et même de perdition, et ce n’est qu’à ce grand jour qu’on se rendra compte qu’on avait acheté une coquille vide.
2 – La méthode d’évaluation par le rendement : une méthode assez pratique. On prend le bénéfice net de 2010 et on le multiplie par un coefficient qui, à son tour, est le rapport entre le chiffre 1 et un taux risqué (le taux de rémunération des investisseurs situé entre 12% et 15%). D’après le calcul par cette méthode, Djezzy vaut 4,1 milliards de dollars.
3 – La méthode des multiples des bénéfices : cette méthode va nous montrer si le prix de 7,9 milliards de dollars proposé par Naguib Sawiris, patron d’OTH (l’entreprise mère d’OTA) et par le russe Vimpelcom pour vendre OTA au gouvernement algérien est raisonnable ou non. Nous allons voir aussi si l’évaluation de Djezzy par Sherman and Sterling est exacte. Le prix demandé par Sawiris (7,9 milliards de dollars) représente 18,8 fois ou 19 années du bénéfice net de Djezzy de l’année 2010 et le prix d’OTA fixé par Sherman and Sterling représente 16,4 fois ce même bénéfice. Peut-on défendre ou justifier de tels multiples de bénéfices ? La réponse est non. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons :
1- Les multiples des bénéfices (ou PER) sont toujours fonction du taux de croissance des bénéfices et, d’après les normes et suivant le concept de Peter Lynch, cela veut dire que pour justifier un PER de 18,8, il faut que le taux de croissance anticipé des bénéfices d’OTA se situe entre 17%-25% par an. Or, si on se réfère aux bénéfices nets d’OTA de ces 5 dernières années, on a la certitude que ce n’est pas le cas de Djezzy. Un PER de 16,4 exige un taux de croissance des bénéfices de l’ordre de 15%-20% par an. Or, ce n’est pas le cas le Djezzy. La réalité nous montre que le taux de croissance des bénéfices de Djezzy pour les 5 dernières années n’a pas dépassé pas les 7%.
2- Si on compare le PER d’OTA avec ceux d’autres compagnies de la même branche, l’opinion publique serait étonnée de constater que Djezzy est fortement surévaluée. Commençons par les entreprises mères de Djezzy, qui sont OTH et Vimpelcom. OTH de Naguib Sawiris s’est négociée le 1er juin 2012 à 3,47 fois les bénéfices et Vimpelcom à 5,89 fois. Regardez comment le monde est pervers et voyez le respect que porte pour nous l’Egyptien Sawiris et les Russes de Vimpelcom. Voici, maintenant, les PER d’autres compagnies : France Télécom 7,73 ; Telefonica (Espagne) 9,14 ; Maroc Télécom 12,85.
3 – Le PER moyen des compagnies de télécoms ou opérateurs téléphoniques appartenant aux pays émergents est de 12 et 10,45 pour leurs homologues des pays développés.
4 – La méthode de Modigliani et Miller : cette méthode est basée sur le résultat d’exploitation. La valeur de Djezzy s’obtient à travers une formule mathématique où sont pris en compte les éléments suivants : le résultat d’exploitation, le taux d’impôt, le taux de capitalisation correspondant au coût du capital et les dettes financières. Le résultat du calcul de cette méthode nous donne une évaluation estimée à 3,85 milliards de dollars pour Djezzy.
5 – La Méthode des comparables : à travers cette méthode, on va dévoiler le grand bluff de Naguib Sawiris et des Russes de Vimpelcom. L’opinion publique serait étonnée, voire choquée par ce qui suit. La valeur d’Orascom Telecom Holding (OTH) sur le marché, au 1er juin 2012 était de 16,42 milliards de livres égyptiennes, soit l’équivalent de 2,72 milliards de dollars (un dollar US vaut 6 livres égyptiennes). Question : a-t-on jamais vu une filiale qui coûte presque 3 fois plus cher que sa compagnie mère ? Sawiris demande 7,9 milliards de dollars pour la vente de Djezzy, alors que sa propre compagnie OTH ne vaut que 2,72 milliards de dollars. Il est vrai qu’OTH est sous-valorisée. Mais il faut savoir pourquoi. La raison en est que les investisseurs ne font pas confiance à Naguib Sawiris et qu’OTH est lourdement endettée ; ses dettes représentent 76% de son passif.
Passons maintenant au second bluffeur, le russe Vimpelcom. Cette entreprise vaut aujourd’hui 11,77 milliards de dollars sur le marché. Mais Vimpelcom se distingue par un actif total d’une valeur de 56,26 milliards de dollars. Cela veut dire que son actif est 22 fois plus grand que celui de Djezzy. Son EBITDA (l’équivalent du résultat brut d’exploitation) qui est de 8,258 milliards de dollars est 8 fois plus grand que celui de Djezzy (1,051 milliards de dollars). Son chiffre d’affaires de 22 milliards de dollars représente 13 fois celui de Djezzy qui est de 1,747 milliard de dollars. Sa valeur comptable est 10 fois plus grande que celle d’OTA. Djezzy a déclaré avoir 17 millions d’abonnés, alors que Vimpelcom en possède 205 millions de 19 nationalités différentes. A l’instar d’OTH, Vimpelcom croule sous des dettes immenses. La compagnie avait, en effet, fait un mauvais choix stratégique d’investissement. A travers ses innombrables acquisitions à l’étranger, son expansion s’est avérée trop coûteuse, surveillée de très près par les trois agences de notation financière. Vimpelcom s’est lancée dernièrement dans un vaste plan d’austérité et d’épargne ayant pour objectif la rationalisation des dépenses. Plusieurs de ses filiales seraient mises en vente.
Continuons avec la méthode des comparables et passons, maintenant, à d’autres instruments d’évaluation ayant une référence dans la finance anglo-saxonne et qui sont sous forme de ratio.
1- Price/Book value (prix/valeur comptable) : pour le prix à la vente de 7,9 milliards de dollars proposé par Vimpelcom, le ratio ou multiple serait de 5,3 et pour le prix fixé par Sherman and Sterling le ratio est de 4,6. Le Price/Book d’OTH au 1er juin 2012 était de 0,92 et celui de Vimpelcom 0,81, celui de France Télécom 0,96, de Telefonica 1,85 et de Maroc Télécom 3,36. Ces chiffres aidant, la surévaluation de Djezzy saute aux yeux.
2- Price/Sale (prix/chiffre d’affaires) : pour le prix de 7,9 milliards de dollars proposé à la vente par Vimpelcom, le Price/Sale serait 4,5 fois et pour le prix fixé par Sherman and Sterling ce ratio serait 3,9 fois. Le Price/Sale d’OTH est de 0,79 et celui de Vimpelcom 0,50, pour France Télécom le ratio est 0,59, pour Telefonica 0,64 et pour Maroc Télécom le ratio est de 3,1. Le ratio de Djezzy est donc excessif.
3- Price/EBITDA (prix/résultat brut d’exploitation) : pour le prix de Djezzy demandé par Vimpelcom (7,9 milliards de dollars) le ratio est de 8, et pour l’évaluation de Sherman and Sterling le ratio est de 6,6. Le Price/EBITDA d’OTH est 1,5, celui de Vimpelcom est de 1,4, pour France Télécom 1,8, Telefonica 2,1 et Maroc Télécom 5,7.
4 – PEG : le PEG représente le rapport entre PER et le taux de croissance projeté pour les années à venir, multiplié par 100. Si nous sommes optimistes et anticipons un taux de croissance des bénéfices de Djezzy de l’ordre de 10% par an, le PEG d’OTA serait de 1,88, dans le cas où on accepterait le prix proposé par les Russes. Ce même PEG serait de 1,64 si on accepte l’évaluation faite par Sherman and Sterling. Mais dans les deux cas, les PEG observés s’avèrent trop élevés, puisqu’ils dépassent de loin le chiffre 1 qui est le point neutre séparant la surévaluation de la sous-évaluation. Encore une preuve de la surévaluation de Djezzy.
Cette analyse ayant été réalisée le 1er juin 2012, les chiffres indiqués dans celle-ci ont dû connaître un très léger changement, donc insignifiant. Cependant, je dois porter à la connaissance des Algériens que cette évaluation de Djezzy a été proposée à plusieurs journaux nationaux (arabophones et francophones), mais aucun d’eux n’a voulu la publier. Ce refus a été justifié par l’existence de contrats commerciaux avec la firme Djezzy, qui auraient été compromis par la publication de ces vérités.
Noureddine Legheliel
Analyste boursier chez Carnegie, banque d'affaires suédoise
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