La presse algérienne et le retour de manivelle

Les critères des sciences sociales ne sont d’aucune utilité pour tenter une approche sérieuse de nos médias de masse, surtout la presse écrite. Les thèses des sciences de l’information et de la communication ne sont pas valables. Ce qui est possible, par contre, c’est d’élaborer une théorie de la pratique quotidienne pour tenter une synthèse. Et c’est cette synthèse de l’ensemble de la presse algérienne (TV, radio, journaux en arabe et en français) qui pourrait dire si notre presse correspond à notre réalité, je veux dire la réalité de la société algérienne, la réalité de la majorité des Algériens. C’est cette synthèse qui peut fournir au lecteur les éléments de réponse valables à la question qui porte sur l’indépendance de la presse algérienne vis-à-vis de l’autorité du pays pour certains et des commanditaires français qui déterminent le discours de la presse pour d’autres. Il faut rappeler au lecteur qu’en général, c’est-à-dire dans le monde entier, il suffit de faire une analyse du système (ou du journal), de ses structures pour savoir si un journal est «indépendant» ou non, dans les limites des contraintes qui lui sont imposées à la fois par les pouvoirs en place, l’Etat, les sources de l’information, l’opinion publique, la publicité et, bien sûr le propriétaire du journal. Il faut identifier ces différents pouvoirs, évaluer leur poids sur la ligne éditoriale et voir dans quelle mesure la publication analysée parvient à s’accommoder de ces contraintes déterminantes qui assurent la régulation du journal et lui fournissent un certain équilibre entre l’Etat algérien qui peut décider l’interdiction de publier et ceux qui gèrent les intérêts de la France en Algérie. Il faut à la fois ménager l’Etat algérien pour obtenir la publicité et obéir aux «amis» français pour accomplir sa mission. Le tout est enrobé d’un amour fou pour l’Algérie et d’un patriotisme ostentatoire. Il y a aussi les journaux «commerciaux» qui sont très nombreux, ceux qui ne cherchaient que la publicité, et qui engageaient aussi des responsables qui ne sont pas sortis des écoles du journalisme ni avoir au préalable une expérience dans le système de l’information en général, ou qui n’ont jamais été des journalistes professionnels ; c’est eux qui gèrent la rédaction et étouffent la liberté du journaliste. Ces responsables ménagent les entreprises étrangères, les grandes sociétés même quand ces sociétés versent dans l’irrégularité, aucune publication n’est tolérée, parce que ces sociétés sont une des sources de la pub ! Un vrai directeur de publication ou un vrai rédacteur en chef n’accepte jamais cette complicité, car le journal dépend du ministère de la Communication et non du ministre du Commerce ! Voilà un des facteurs de l’étouffement de la liberté de la presse en Algérie. L’indépendance d’un journal est une fiction, un idéal, un projet, tout aussi flou que la démocratie ou le socialisme ou le bonheur ou la justice… L’ensemble de la presse écrite en français ne concerne et n’influe que sur une petite minorité de la population. La presse écrite en arabe de son côté est tout aussi minoritaire sur le triple plan du volume (nombre de titres +tirages), de l’influence sur l’opinion publique et des capacités de développement. La presse en arabe est piégée parce que ses journalistes n’ont ni une bonne expérience de leur métier ni une maîtrise suffisante des idéologies qui s’affrontent. Ils n’ont pas des batteries de psychologues, d’économistes, d’historiens, de cinéastes, de sociologues et de romanciers à utiliser pour faire prévaloir leurs thèses. Ses journalistes, bien au contraire, parce qu’ils sous-estiment leurs concurrents à la prise du pouvoir (parce qu’à notre avis, le pouvoir est bel et bien l’opinion publique algérienne) facilitent la tâche à ces derniers, leur fournissent des munitions. Les journalistes algériens qui écrivent en arabe ont oublié la puissance des rapports tissés par la révolution algérienne entre le politique, le religieux et le territoire. On constate que la presse algérienne, dans son ensemble, a tout raté depuis le début, elle n’a pas reflété les terribles soubresauts de la courte période qui a confirmé la naissance de l’Etat algérien indépendant et souverain. Elle n’a pas critiqué les solutions à l’emporte-pièce qui ont suivi ni le coup d’Etat du 19 juin 1965, elle n'a même pas expliqué à l'opinion publique les dérives de Ben Bella. Elle s’est couchée de tout son long de 1962 à 1989. Rien sur les maquis kabyles, rien sur les excès, rien sur les dérives du système dans son ensemble. Avec le président Chadli Bendjedid, il y a eu deux périodes : la première a été caractérisée par la même discipline, la même soumission au régime. Ensuite, une course effrénée aux profits. Ce n’est que lorsque les journalistes se sont repus d’avantages matériels qu’ils ont compris que le régime exigeait autre chose d’eux : leur complicité dans l’opération de dépossession de l’Algérie de sa souveraineté. Cette opération consistait à faire ce qui a été dit plus haut : ruiner l’économie nationale, détruire l’identité nationale, construire autour de larges consensus sur la langue, la religion, les valeurs en un mot. Tout cela paraît complexe parce que l’essentiel n’est pas encore dit. L’objectif de tout cela est l’intégration de l’Algérie à l’économie française. Il faut lire «le Plan bleu». Chaque journaliste algérien, dans les deux langues française et arabe, doit par devoir lire la synthèse de ce document qui a été publié dans sa version publique par les éditions Economisa. Il y trouvera le fil conducteur de ce qui est arrivé à notre pays, le dénominateur commun de tous les événements, de toutes les thèses qui se sont déployées dans notre presse. Essayons de les résumer : on a assisté aussi aux «concerts du raï» du premier festival à Oran qui est venu bannir le rendez-vous annuel appelé Maoussem Sidi Houari, un festival annuel qui reflétait l’authenticité de la population algérienne arabo-amazighe. Comme les conférences «scientifiques» organisées à l’université pour discourir des traditions de la psychologie, de l’art, de la littérature de l’histoire et de la démocratie, qui servent la même psychologie du discours. Ce nouveau déploiement qui a été opéré dans les secteurs universitaire et culturel fait pendant aux discours essentiellement économiques : partenariat, ouverture du marché, sociétés mixtes, tourisme, etc. La presse a applaudi sans broncher, pendant que des dizaines de centaines d’Algériens perdraient leurs postes de travail dans une tempête de privatisation des entreprises pour des bouchés de pain ! Elle a même poussé le citoyen à accepter la solution économique imposée à la fois par «la crise économique» et la pression exercée par l’entremise des médias et de l’opinion publique. Enfin, le Plan bleu ne concerne pas seulement l’Algérie, du moins dans sa version publique. C’est tout le pourtour méditerranéen qui délimite son champ d’action, mais, curieusement, il n’y avait à cette époque que l’Algérie qui en reçoive une application directe. Et, bien sûr, il a entraîné le 5 octobre 1988. Douze années plus tard, les autres pays sont touchés progressivement : Tunisie, Egypte, Libye, Maroc, Syrie, Liban, Grèce… La presse est entrée tête avant dans tous ces événements de protestation, de rébellion armée , alors que la chaîne qatarie Al-Jazeera s’est transformée en «état-major militaire» avec présence dans le studio des généraux ratés qui ont fini leur carrière, rappelés pour le besoin de faire avaler des couleuvres aux millions de téléspectateurs qui suivent cette chaîne, manipulée à distance par l’Oncle Sam. Elle exécute un travail merveilleux pour enfin déplier le tapis rouge devant l’impérialisme et l’ancien colonisateur. Parler de la liberté de la presse ! Il faut d’abord avoir une presse capable de parler, ou des éditeurs issus de la fonction. Tous ces événements sont passés sous l’œil aiguisé de la Sécurité militaire et ensuite de la DGPS et de la DGDS. C’était avant la restructuration en DRS.
A. Ben
 

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