L’idiot inutile et les idiots utiles

La nation algérienne est menacée aujourd’hui de disparition. Elle a besoin d’une révolution politique et culturelle pour redresser sa trajectoire historique. Dans ces conditions, la révolte populaire est un des éléments fondamentaux de la révolution, l’autre élément est la révolte des idées, celle des intellectuels et des journalistes dont le véhicule privilégié est la presse et les médias en général, ainsi que la littérature, voir le débat public, dont l’objectif principal est d’éclairer le peuple et de réveiller les consciences. Etre journaliste ou chroniqueur dans une situation historique critique comme celle que traverse aujourd’hui l’Algérie, qui est caractérisée par l’illégitimité du pouvoir, son autoritarisme répressif, sa défaillance dans la conduite des affaires publiques, sa dilapidation outrancière des richesses nationales et son hypothèque du développement de la société, c’est saisir toutes les occasions pour affirmer une volonté de protestation, de contestation et de révolte. Le journaliste et l’intellectuel ont le devoir de se révolter dans ces conditions à titre individuel contre l’autorité de l’Etat et contre les élites jugées démissionnaires ou clientèle dans une relation de complicité avec ce même pouvoir. S’indigner particulièrement contre le pouvoir lorsque celui-ci est illégitime ou qu’il a failli à son devoir et contre ses représentants lorsque ceux-ci se comportent de façon irresponsable, arrogante, méprisante, prédatrice et perverse. Il y a un besoin de nier la «légalité» lorsque celle-ci est fondée sur l’illégitimité, pour ensuite la dépasser. S’indigner devant l’injustice, l’ignorance, la misère, la brutalité et contre le conformisme de la société jugée décadente. Il y a le besoin d’exercer la libre pensée contre l’intolérance, l’esprit scientifique et critique contre l’esprit dogmatique religieux. L’engagement de militants journalistes et intellectuels par leur révolte est l’ensemencement d’un germe pour l’avenir de la nation et l’émancipation du peuple de la soumission et de la servitude. Ils sont comme des lanternes qui jalonnent les chemins obscurs pour émanciper leur peuple de l’obscurantisme dogmatique et de l’avilissement de la servitude. Les règles d’éthique et de déontologie ont besoin d’être adaptées à la situation critique dans laquelle se trouvent aliénés le politique, la justice et l’éducation, pour la dépasser. Il revient à l’intellectuel et au journaliste engagés pour la libération de leur peuple de l’obscurantisme dogmatique et de l’avilissement de la servitude de les redéfinir et de les adapter pragmatiquement à une expression publique conséquente. Que peuvent attendre ces militants de la liberté d’un idiot inutile, qui sous prétexte de «professionnalisme» menace de traduire en justice les contrevenants à l’éthique et à la déontologie consacrées pour servir le despotisme. Une menace à peine voilée contre ces militants irréductibles et une stratégie discursive sous forme de perversion du sens du propos de façon à faire croire que la presse nationale est libre de diffamer impunément et qu’il faudra la réprimer, par sa normalisation à travers sa professionnalisation. «Ma feuille de route, c’est le professionnalisme dans la presse», comme il est question des feuilles de route de l’indépendance de la justice, de la lutte contre la corruption, de la modernisation de l’école, de la transition démocratique, de l’Etat civil et de toutes les autres feuilles de route exposées au carrefour des captures démagogiques. Une stratégie que le pouvoir despotique brandit à chaque situation dans laquelle il se sent menacé par le piège dans lequel il s’est enfermé, depuis qu’il est devenu insolvable devant le jugement d’une justice véritablement indépendante. Il y a un besoin pour ces journalistes et ces intellectuels de nier la légalité d’une «justice» qui se dresse comme un épouvantail entre les bourreaux et leurs victimes. C’est le prix à payer pour prétendre renverser le despotisme. [Certains] ont choisi d’en payer le prix, plutôt que de servir dans un accoutrement d’idiots utiles, à l’image de cette excroissance de journaux passés maîtres dans la spectacularisation des sévices du despotisme, pour neutraliser la potentialité des affects qu’il pourrait produire sur la conscience collective, en contrepartie d’une rémunération en nature publicitaire aux plus dociles. Tout en offrant à l’opinion complice ou aveugle l’image d’une presse libre, faisant dire à l’idiot inutile que la presse de son pays est la plus libre du monde arabe et de l’Afrique. A tel point que Guy Débord serait renversé par une telle capacité de spectacularisation de la part d’une presse prétendument sous-développée. Les violations des dispositions du processus électoral, les pressions et les violences qui accompagnent la mise en scène de la fraude, l’illégitimité du pouvoir seront systématiquement noyés et absorbés par un contrepoint de mensonges et de promesses de normalisation de la vie politique dont les laboratoires du despotisme sont passés maîtres et dont les idiots utiles en sont devenus le réceptacle qui en assure l’écho. Les crimes structurels contre la société, les passifs contre les droits de l’Homme, tels que les disparitions forcées, les assassinats non élucidés, la torture, l’internement dans des camps irradiés, etc., les fortunes mal acquises, deviennent des faits divers que l’on relègue en tant que sujets d’actualité ou de remémoration occasionnels qui s’écoulent dans le flux de l’information entre deux réclames publicitaires destinées à attiser les désirs de consommations mondaines des lecteurs. L’idiot inutile à cela comme rôle essentiel dans cette cabale de récompenser à leurs justes valeurs les idiots utiles dans leurs capacités de suggestion du refoulement des instincts de sursaut de dignité de la masse du peuple à contester l’imposture par la prébende de l’Anep : «La répartition de la publicité prendra en compte la capacité de tirage des journaux, leur rayonnement et leur impact.»
Youcef Benzatat
 

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