Une contribution de Mezri Haddad – Libye-Tunisie : une guerre n’arrive jamais seule
En trois fois, j'ai déjà tweeté jeudi dernier ce qui suit : Primo – «Comme autrefois la guerre contre Al-Qaïda en Afghanistan, j'approuve la guerre contre Daech en Libye, mais à une seule condition !» Secundo – «A condition qu'elle ne tourne pas en croisade coloniale comme ce fut le cas de l'Irak en 2003.» Tertio – «La guerre est une chose bien trop sérieuse pour ne pas la confier aux marchands d'armes et aux lobbys pétroliers !»
En trois fois, j'ai déjà tweeté jeudi dernier ce qui suit : Primo – «Comme autrefois la guerre contre Al-Qaïda en Afghanistan, j'approuve la guerre contre Daech en Libye, mais à une seule condition !» Secundo – «A condition qu'elle ne tourne pas en croisade coloniale comme ce fut le cas de l'Irak en 2003.» Tertio – «La guerre est une chose bien trop sérieuse pour ne pas la confier aux marchands d'armes et aux lobbys pétroliers !»
Vendredi, j’ai tweeté que «l'intervention militaire contre la Libye pourrait provoquer la guerre civile en Tunisie. En sociologie, cela s'appelle effet d'agrégation». Ce que je ne pouvais pas expliquer longuement sur Twitter, je vais essayer de le faire ici. Sans jouer les Cassandre, ce que je vous annonce ici n’est pas une prophétie, mais de la prospective. Ce qui pourrait advenir de la Tunisie n’a pas été écrit par la main d’Allah (le fameux maktoub) dont les islamistes seraient les dépositaires «légaux» et les ambassadeurs sur terre, mais par la trahison des «élites» et la stupidité des peuples pavlovisés. Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’avais déclaré dès janvier 2011, et écrit depuis cette date au sujet du «printemps arabe» en général et sur la «Révolution du jasmin» en particulier. Pas plus que sur les véritables objectifs politiques, stratégiques, géopolitiques et économiques de la croisade quataro-turco-anglo-franco-américaine contre la Libye en 2011. Ni sur les raisons personnelles, intimes et psychologiques de Nicolas Sarkozy d’aller casser de l’Arabe en Libye sous le prétexte fallacieux «d’éviter un bain de sang à Benghazi». Une guerre dont le «philosophe» Bernard-Henri Lévy n’a jamais été l’inspirateur, et encore moins le stratège, comme il voulait le faire croire, mais tout juste le mégaphone médiatique pour anesthésier une opinion publique culturellement prédisposée à défendre les grandes causes humanitaires. Mon propos n’est pas ici l’histoire immédiate, mais le présent imminent. Pourquoi je pense que «l'intervention militaire contre la Libye pourrait provoquer la guerre civile en Tunisie» ? Et pourquoi j’ai précisé qu’en «sociologie, cela s'appelle effet d'agrégation». Dans le jargon sociologique, un effet d’agrégation signifie plus simplement une conséquence indésirable ou secondaire qui est inhérente à toute résolution ultime indépendamment de sa nature. Dans toutes les décisions politiques, économiques, militaires…, par lesquelles un pouvoir quelconque chercherait à atteindre l’objectif X ou Z, il y a toujours les conséquences Y, W… que le décideur n’a pas prévues, conjecturées ou anticipées, soit par une foi excessive dans sa prospective, soit par manque de connaissances des sociétés ou des civilisations impliquées par sa décision, soit encore par déformation idéologique. Pour ne prendre que cet exemple, en décidant de mettre à exécution le projet néoconservateur de Grand Moyen-Orient (GMO), dont le «printemps arabe» (qui avait des causes endogènes et objectives indéniables) n’était que le logo marketing, en décidant la déstabilisation de la Tunisie et de l’Egypte, la destruction de la Libye et de la Syrie en soutenant les Frères musulmans et en ralliant à sa cause «démocratique» les anciens d’Al-Qaïda et les ex-djihadistes d’Afghanistan, de Tchétchénie, d’Algérie et de Bosnie, le monde occidental ne s’attendait guère à ce retour de boomerang : métastase de l’islamo-terrorisme dans le monde arabe, en Afrique, en Europe et même en Amérique du Nord, radicalisation de ses propres binationaux qu’on appelle en France les jeunes de la diversité ( !), inédite invasion de l’Europe par des millions de réfugiés venus du Sud… Ces événements qui ont surpris et affecté l’Europe relèvent des effets d’agrégation, exactement comme la guerre civile qui pourrait ravager la Tunisie dans les mois et les années qui viennent. D’aucuns penseraient que cette éventuelle guerre civile ne serait pas la conséquence secondaire ou indésirable du «printemps arabe», mais au contraire son but recherché. Même si je l’avais soutenue et étayée dans le cas de l’Irak et celui de la Syrie, je laisse en l’occurrence cette thèse aux amateurs du conspirationnisme. En d’autres termes, je pense que cette guerre civile sera l’effet secondaire ultime, car ceux qui ont «libéré» la Tunisie de son indépendance auraient tout fait, y compris en lui attribuant un prix Nobel de la paix, pour préserver le bon paradigme tunisien du sinistre «printemps arabe». Pour être encore plus précis, une guerre civile en Tunisie n’arrange pas les Européens, ni notre voisin et allié historique algérien, ni les Américains, ni d’ailleurs leurs suppôts islamistes en Tunisie.
Nous qui observons, étudions et décryptons la géopolitique américaine depuis des lustres, savons que ses théoriciens et stratèges ne sont pas les machiavéliques que certains croient. Les Occidentaux en général et les Américains en particulier ne savent pas tout, ne contrôlent pas tout et ne prévoient pas tout. Bien souvent, au contraire, ils commettent des erreurs qu’un étudiant en licence de géopolitique ou de stratégie ne ferait pas. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’histoire foisonne d’exemples. Déjà dans mon livre «La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident : une alliance à haut risque» (septembre 2011), je m’adressais à mes lecteurs tunisiens dans ces termes : «Que je vous le dise tout de suite : derrière cette ivresse de la liberté et ce triomphe de la démocratie, se profilent trois poisons mortels : la tentation de l’islamisme, la sublimation de l’anarchisme et l’abandon de la souveraineté. Au cas où mes compatriotes ne le sauraient pas encore, il y a pire que la dictature : l’anarchie. Et il y a plus tragique que l’anarchie : la guerre civile. Et il y a plus affligeant que la guerre civile : le retour au colonialisme» (page 27).
Pour ce qui est de l’islamisme, mes compatriotes l’ont connu et ils s’y sont habitués tels les esclaves de la caverne chez Platon. Pour ce qui est de l’anarchisme, nous le vivons sporadiquement depuis janvier 2011. Pour ce qui est du terrorisme, nous allons le connaître de façon encore plus douloureuse et intense. Pour ce qui est de l’abandon de la souveraineté, c’est un fait indéniable et une affliction de tous les jours, que mes compatriotes ne ressentent pas comme telle et auquel ils se sont également habitués. Il ne reste plus que la guerre civile et le retour, pas seulement symbolique, mais physique du colonialisme. La guerre civile n’est plus très loin parce que tous ses ingrédients sont réunis. Les voici dans le désordre :
– la haine de classe, comme diraient les marxistes, est à son paroxysme,
– le régionalisme n’a jamais été aussi exacerbé qu’aujourd’hui,
– la situation économique n’a jamais été aussi désastreuse,
– le chômage n’a jamais été aussi élevé, avec bientôt un million de chômeurs,
– les susceptibilités et suspicions confessionnelles entre sunnites et une jeune et récente communauté chiite sont de plus en plus visibles,
– les cellules terroristes dormantes se comptent par milliers,
– les islamo-terroristes expédiés en Syrie sont de plus en plus nombreux à regagner la Tunisie, ou à stationner en Libye en attendant le moment opportun,
– l’esprit daéchien est en métastase continue, dans les villages comme dans les villes,
– des armes de toutes espèces sont stockées dans l’ensemble du territoire national par la branche secrète d’Ennahdha,
-les ministères de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice phagocytés par les Frères musulmans tunisiens,
– de très importants trésors de guerre en argent amassés par Ennahdha en Tunisie et dans des banques étrangères,
– la présence en Tunisie des services secrets du monde entier, à l’exception peut-être de la Somalie et de la principauté de Monaco,
– un grands nombre de mercenaires tunisiens travaillant pour des pays arabes, européens, américains, y compris pour Israël,
– la présence en Tunisie de plus d’un million et demi de Libyens, pour la plupart des pro-Kadhafi qui en veulent aux Tunisiens d’avoir contribué à la destruction de leur pays,
– plus d’un million de Libyens supplémentaires sont attendus en Tunisie, dès que la guerre (imminente) contre leur pays va se déclencher, etc.
Si tous les ingrédients sont réunis, il est par contre difficile de deviner quel sera l’élément ou l’événement déclencheur d’une guerre civile en Tunisie. Peut-être à l’instar du Liban naguère, où les différentes factions palestiniennes sont entrées en conflit avec leurs supporters locaux, les Libyens pro-Kadhafi et leurs alliés tunisiens locaux peuvent s’affronter aux Libyens d’Abdelhakim Belhadj et leurs mercenaires locaux. La mèche qui mettra le feu dans la poudrière pourrait être aussi, à l’instar de l’Algérie en 1992, un sursaut patriotique de l’armée tunisienne contre Ennahdha. Dans cette hypothèse, le chef des Frères musulmans, Rached Ghannouchi, n’hésitera pas un instant à mettre le feu à la Tunisie. Il en a l’audace, l’envie, l’argent, les armes, les mercenaires, les alliés étrangers et l’armée secrète. La mèche à la poudre pourrait être aussi un scénario à l’ivoirienne, ou à l’ukrainienne, ou encore à la yéménite… J’ignore la nature de son élément déclencheur, ainsi que la durée et l’ampleur de cette guerre civile conjecturable, mais je suis intimement persuadé qu’elle va survenir.
Si l’Histoire m’a entièrement donné raison dans tout ce que j’ai pu dire ou écrire depuis janvier 2011, aussi bien sur la Tunisie que sur la Libye, ou la Syrie, ou l’Egypte, ou même la France avec le terrorisme qui l’a frappé, j’espère qu’elle me démentira cette fois-ci.
Mezri Haddad
Philosophe et ancien ambassadeur