Une date importante dans la Bataille d’Alger
Par Sylvie Thénault – Le 28 décembre 1956, à Alger, Amédée Froger était tué. A la différence des premiers attentats qui, au mois de septembre, avaient marqué le début de ladite «Bataille d’Alger», celui-ci était clairement ciblé. Amédée Froger était, en effet, un représentant de ce qu’il est coutume d’appeler le «grand colonat». Outre qu’il tirait ses revenus d’un riche domaine agricole de la Mitidja, il était maire de Boufarik et, surtout, président de l’Interfédération des maires d’Algérie. Cette association – Amédée Froger en tête – s’était illustrée depuis le début de la guerre d’indépendance dans l’organisation de manifestations faisant pression sur les gouvernements français.
A Alger, en effet, les milieux pro-Algérie française étaient attentifs au moindre signe pouvant être interprété comme une faiblesse de l’action gouvernementale. Au printemps 1955, ainsi, l’association avait été à la pointe de mobilisations réclamant une répression plus sévère, à la suite de l’évasion de prison de Mostefa Ben Boulaïd. Surtout, au printemps 1956, elle avait participé aux dénonciations du gouvernement de Guy Mollet, nouvellement élu. Alors que Guy Mollet allait s’illustrer, finalement, par une politique d’enfoncement dans la guerre, avec les pouvoirs spéciaux et l’envoi massif de jeunes du contingent en Algérie, il avait été élu à la suite d’une campagne mettant la «paix» en avant. Il avait ensuite rappelé Jacques Soustelle, gouverneur général, qui avait adopté des positions les plus fermement répressives contre les nationalistes algériens, et choisi le général Catroux en remplacement.
Or, Alger a rejeté cet homme identifié comme l’artisan de politiques libérales passées : après avoir proclamé l’indépendance du Liban et de la Syrie, il avait été gouverneur général de l’Algérie au moment de l’ordonnance du 7 mars 1944 qui avait ouvert la pleine citoyenneté à quelques dizaines de milliers d’Algériens dits alors «musulmans». En 1956, c’en était trop pour la foule algéroise qui s’est mobilisée pour rejeter Guy Mollet et son représentant, lors de la fameuse «journée des tomates». Amédée Froger s’y était particulièrement engagé, laissant une image devenue fameuse : celle qui le montre enchaîné aux grilles du square Foch entourant le monument aux morts de la ville. Il s’agissait, dans l’esprit des partisans de l’Algérie française ainsi mobilisés, de rappeler aux gouvernements français à un devoir de fidélité envers ceux qui avaient autrefois versé leur sang pour la patrie.
Amédée Froger, par conséquent, constituait une cible parfaite pour les nationalistes algériens. Son assassinat a eu un énorme retentissement. Il a ravivé les dénonciations d’une politique parisienne perçue comme trop laxiste et impuissante à enrayer la lutte pour l’indépendance déclenchée par le FLN. Conscientes du danger de nouvelles mobilisations les prenant pour cibles, les autorités ont d’ailleurs décidé d’organiser au plus tôt ses obsèques afin d’éviter l’organisation de manifestations.
Peine perdue : alors que la dépouille d’Amédée Froger était accompagnée par une foule de plusieurs milliers de personnes de la rue Michelet vers le cimetière Saint-Eugène, d’horribles ratonnades ont été commises tout au long du trajet. Des journalistes de la presse parisienne – Le Monde en tête – venus assister aux obsèques pour en rendre compte les ont même racontées. S’il était habituel que des ratonnades suivent les attentats ou accompagnent les obsèques de victimes, celles qui se sont déroulées ce 29 décembre 1956 ont pris une ampleur restée inégalée. Tout bilan reste impossible mais les observateurs contemporains ont décrit les lynchages et les tabassages ainsi que les destructions de voitures et de magasins appartenant à des Algériens.
Pour les autorités françaises, il était bien sûr capital de chercher un coupable et de le châtier sans pitié. En février 1957, Badeche Ben Hamdi était ainsi arrêté, sur dénonciation, par les parachutistes qui avaient obtenu tous pouvoirs pour anéantir les nationalistes dans la ville. Condamné à mort en avril, sur le seul fondement de quelques témoignages assurant le reconnaître comme l’auteur de l’attentat, il a été exécuté en juillet. Bien des incertitudes demeurent. Le moins qu’on puisse dire est que la culpabilité de Badeche n’a pas été prouvée. Ses avocats ont plaidé son innocence, insistant, en outre, sur les sévices qu’il a subis pendant son interrogatoire par les parachutistes, après son arrestation. L’appartenance même de Badeche au FLN a été questionnée.
Il faut dire qu’Amédée Froger représentait une telle cible que tous les courants nationalistes ont pensé s’en prendre à lui – les groupes armés du PCA, ainsi, l’avaient envisagé. Aussi, bien qu’absent du récit canonique de la «Bataille d’Alger», l’événement que constitue cet attentat et ses suites mériteraient d’y retrouver toute leur place.
Sylvie Thénault
Historienne et directrice de la recherche au CNRS (Paris)
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